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RENCONTRES AVEC JEAN GENET

par | 21 Août 2021

RENCONTRES AVEC JEAN GENET

Ce 10 janvier 1979, en début d’après midi, j’aperçois Jean Genet dans la cour de la SACD. Je décide de l’aborder afin de trouver une solution à différents dossiers le concernant et que je ne parviens pas à mener à bonne fin avec son agent londonien, Rosica Colin. Après un temps d’hésitation il accepte de me suivre dans mon bureau, plutôt que de discuter sur la banquette dans l’attente d’être reçu à la comptabilité. Je lui trouve la tête d’un bébé prématurément vieilli. Le visage rond, les yeux vert clair, un nez de boxeur, une petite couronne de cheveux gris autour du crâne, vêtu d’un pardessus bourgeois et chaussé de chaussures de sport, il se tient voûté dans son fauteuil. Je ne sais pourquoi je me sens obligé de lui parler très fort, comme à un étranger. Peut-être parce qu’il me répond toujours après un temps d’hésitation, d’une voix douce. Je l’interroge sur son théâtre.

– Quand je suis sorti de prison, me dit-il, j’avais écrit tous mes livres. Gaston

Gallimard m’a invité un jour à déjeuner avec Jouvet qui jouait alors La Folle de Chaillot et

répétait L’Apollon de Bellac. Il lui fallait une autre pièce. Il m’engagea à l’écrire. Plus tard, je

le rencontrai à Marseille. – Alors, et ma pièce ? J’avais complètement oublié ce projet. Je

louai une chambre de bonnes ( !) et, au moment d’écrire, je me rendis compte que j’ignorais

tout de l’art dramatique. Aussitôt, je dévalai l’escalier et courus acheter la première pièce de

théâtre qui me tomba sous la main dans la librairie la plus proche. C’était une pièce de

d’Henri Bernstein, auteur alors à la mode. Une semaine plus tard je soumettais les Bonnes à

Jouvet. Il la refusa sur un point : la pièce se passait dans une chambre de bonnes. Or, dit-il, il

est impossible que je présente une chambre de bonnes sur la scène du Théâtre de l’Athénée. Je

dus donc faire passer toute l’action dans la chambre de la patronne. Lors de la représentation,

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il y eut tout une histoire car sa maîtresse jouait dans ma pièce et sa femme dans l’Apollon . Il

y avait donc des querelles et des pleurs.
– Avez-vous des inédits dans vos tiroirs ?
– Non. Presque toutes mes pièces m’ont été commandées. Pour les Paravents…. Non,

je ne peux pas vous le dire… Barrault et Madeleine Renauld détestaient la pièce. Ils ne la prirent que sur la pression de X.Y.Z. La seule chose qui intéressait Madeleine, c’était les recettes. Elle me disait : – Nous avons fait 2.400.000 F. Il fallait refuser du monde. Il y eut prés de cent représentations, mais on aurait pu jouer beaucoup plus. Barrault a toujours cru que si la pièce n’a pas été interdite, c’est à cause de lui. Je lui ai laissé ses illusions. En fait, c’est à cause de Pompidou. J’avais demandé à le rencontrer pour faire libérer un jeune déserteur de la guerre d’Algérie. Il me fit dire qu’il me rencontrerait volontiers à dîner chez des amis. C’est ainsi que je me suis rendu un soir, je crois, chez les Rothschild. Il y eut un peu d’hésitation au moment de composer la table. Pompidou tira la maîtresse de maison d’embarras en disant : – Jean Genet a demandé à me parler. Le mieux c’est qu’il se mette en face de moi. Nous avons parlé longuement de littérature, de théâtre et d’autres choses. J’avais devant moi un homme souriant, naturel, très détendu. Pas du tout l’homme que j’ai vu dénoncer violemment les communistes à la télé., quand il était président de la République. A la fin du repas nous avons abordé la question de mon déserteur. Il me dit : – Je ne peux pas faire sortir votre ami demain. Mais il sera libre après demain. Et le fait est que le surlendemain il était libre. J’ai donc mesuré sa puissance et je sais qu’au moment des Paravents il a fait en sorte que la pièce continue.

– Avez-vous des inédits dans vos tiroirs ? 1 Le spectacle comprenait les deux pièces.

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– Non. Je vous l’ai dit, toutes mes pièces m’ont été commandées. Maintenant elles appartiennent à ceux qui les jouent. Il n’y a qu’une chose que je ne veux pas : que ma pièce les Nègres soit jouée par des blancs. Le directeur du théâtre de Berlin est venu exprès me supplier de lui donner l’autorisation requise. J’ai refusé. Ou alors, lui ai-je dit, si vous n’avezpas de noirs qui parlent allemand, faites mimer la pièce par des noirs tandis que des acteurs blancs diront le texte. Il m’a répondu que c’était trop difficile. Et vous croyez, lui ai-je dit, qu’écrire mon théâtre c’était facile ?

Comme son agent anglais, Rosica Colin, par lequel je suis obligé de passer, nous donne des réponses fantaisistes, je suis parvenu à le convaincre de délivrer, chez Gallimard, un pouvoir à Laurent Boyer. Ce sera désormais lui que nous interrogerons. Mais, me dit-il, je ne veux pas faire de peine à Rosica. Aussi, sur l’argent que je recevrai, je prélèverai sacommission que je lui apporterai et lui remettrai de la main à la main

J’ai été frappé par son détachement. Il a tourné la page de la littérature. Une seule chose l’intéresse : voyager. De tous les pays il préfère le Japon, la Grèce et le Maroc. Des japonais et des Grecs il apprécie la merveilleuse hospitalité, tout en les traitant d’hypocrites.

– En Grèce, chaque montagne a un nom, il y a un divinité dans tout cours d’eau, sur tout monticule. Je n’ai pas aimé les Grecs du temps des colonels. Ils s’étaient tous transformés en flics. Maintenant, avec la démocratie, ils sont redevenus comme avant. Quand au Maroc, un jour, dans l’arrière pays, j’étais chez des instituteurs. Ils ont commencé à me poser tout un tas de questions rasoirs : si je croyais en Dieu, et ci, et ça…. Je leur ai dit : – Parlons plutôt de l’existence d’Hassan II. Nous étions en petit comité. Ils savaient que j’allais partir et que je ne parlerais pas. Ils se sont passionnés et ont conclu qu’Hassan II n’existait pas. En fait il a une main de fer.

Voyant le temps tourner et songeant à son rendez-vous à la comptabilité, j’ai mis moi- même fin à notre entretien en lui disant que je lui faisais perdre son temps. Il a pris congé avec une grande courtoisie et s’en est allé chercher une avance à la caisse.

Dans mes notes je trouve le compte-rendu d’un autre entretien avec Jean Genet, lors d’un déjeuner auquel il me convia, le 25 octobre 1984. Rosica Colin continuant à entraver l’administration de son répertoire, j’avais obtenu qu’il fût désormais représenté à Paris par l’une de ses amies, Mme Thévenin. A la mort de celle-ci, je correspondis directement avec lui, installé à l’Hôtel Marco à Rabat. Il apprécia notre échange et, dans l’une de ses correspondances, me marqua son souhait de m’inviter à déjeuner lors de son prochain passage à Paris. Ce que lisant, mon collaborateur de l’époque, Marc Dugowson, son admirateur idolâtre depuis toujours, me pria, le visage extasié, de se joindre à nous. C’est ainsi qu’il me téléphona hier, à son arrivée du Maroc, et que nous avons pris rendez-vous pour aujourd’hui.

A l’heure dite, 12 h 30, il est entré dans mon bureau, voûté, la même figure d’enfant vieux, vêtu d’un blouson de coton beige, d’un cache col de même couleur, d’un pantalon de velours bleu pétrole et chaussé de mocassins beiges. Il tenait à la main quelques papiers de la SACD. Je lisais des articles de presse récents et anciens le concernant afin de me remémorer les épisodes de sa vie et ses prises de position. J’avais sorti des dossiers et voulus lui en parler. Il hocha la tête :

– Tout cela est bien emmerdant !
– On peut s’en débarrasser avant le repas ou déjeuner d’abord et garder le pensum pour

la fin.
Il opta pour la seconde solution. Tous trois nous sommes sortis. – Où allons-nous ? observa Genet.
– Marc, avez-vous retenu chez Agénor ?
– Non.

– Où ça ?

– Dans un petit restaurant rustique du Sud-Ouest où les commissaires se réunissent le jeudi à l’issue de la commission.

– Non ! non ! Quel est le meilleur restaurant du quartier ? Il y avait autrefois Charlot

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– Il existe toujours, mais il n’est pas nécessaire de nous emmener dans un restaurant haut de gamme.

– Allons-y. Je vous invite.
Je le suivi, surpris de sa volonté de nous inviter à tout prix dans un restaurant

bourgeois où peu auparavant un auteur-producteur, homme d’affaires, aventurier – il fut passeur d’or – ayant la marotte du théâtre et la détestation du fisc, m’avait magnifiquement traité, sans toucher aux fruits de mer dont il avait longtemps abusé, en raison d’une crise d’urée qui le tenait debout, se tordant de douleur. Genet paraissait un peu vexé de mon insistance à ne pas vouloir aller dans un restaurant chic, comme si je doutais de ses moyens. Ma réserve se justifiait par la connaissance d’une saisie-arrêt du fisc à son compte.

Rue de Douais, des barrière obligeaient les piétons à emprunter le trottoir pour traverser le boulevard de Clichy. Lorsque le feu passa au vert, nous nous sommes engagés dans le passage clouté. Genet suivait d’un pas indécis quand je le vis rebrousser chemin et traverser loin du passage autorisé.

– Toute ma vie je me suis tenu en dehors des règles. Ce n’est pas maintenant que je vais commencer à les respecter !

A table, il choisit six oursins et une dorade. Je l’imitai. Comme je laissais échapper que j’étais friand d’oursins, il m’en commanda d’autorité plus d’une douzaine, à prix d’or.

– Quand j’avale un oursin, j’ai l’impression d’avoir toute la mer dans la bouche. – C’est beaucoup d’eau, me répondit-il.

Marc :
– J’ai lu tous vos livres avec passion. A commencer par…. dans l’Humanité . – Vous êtes communiste ?
– Je l’ai été, puis Trotskyste. Vous avez été mon maître à penser.

J’observai Genet, le teint rose, les joues couvertes d’une peau fine, lisse, délicate, peu ridée, des yeux clairs couleur nacre et sable, une douceur sur le visage. Il se faisait charmeur. Sa voix, atteinte par le cancer et les rayons, se brisait un peu par moment, engendrant une forme de bégaiement qui le rendait difficile à suivre. Je regrettai de ne pas m’être muni d’un exemplaire de l’édition numérotée du Voleur, reçu de mon parrain, pour lui demander une dédicace. Marc-Gilbert Sauvajon, si rangé, avait fréquenté les gens du milieu de Lyon, au sortir de son adolescence, et voyait Genet avec plaisir, un plaisir que ma tante partageait moins.

– Ah ! la main de Genet !
De fait, Genet a la main boudinée, une main dont sa littérature laisse imaginer de

multiples usages…

Il nous parla avec sensibilité des pays arabes, en particulier du Maroc, de la

3 Mauritanie dont il est persuadé qu’elle va être prochainement le théâtre d’une guerre civile .

Défilèrent également dans la conversation, la Syrie, où il avait fait son service militaire en 1928, du temps du général Gouraud, le Liban, la Jordanie, l’Irak, et l’Iran qu’il ne connut que du temps du Sha.

2 Il me semble qu’il devait s’agir de Quatre heures à Chatila, texte sur les massacres de Sabra et Chatila publié originellement en janvier 1983 dans la Revue d’études palestiniennes.
3 Ce dont il fit part à Gaston Deferre que le présage laissa sceptique. Or peu après éclata le conflit du Sahara Occidental et la guérilla du Polisario. Comme souvent un homme de lettres se montrait plus perspicace qu’un homme politique. D’une manière générale les hommes politiques ne s’intéressaient pas à son témoignage.

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S’agissant des palestiniens, sur la question de Marc Dugowson de savoir s’ils étaient peu à peu revenus à Beyrouth, il répondit :

– Ils ne sont jamais partis. Ils vivent à part. Les femmes préparent les armes, les enfants font le guet et les hommes vont au combat.

Il ne voit aucune solution au conflit. Arafat, qu’il a rencontré plusieurs fois, ne le prend pas au sérieux et lui-même en fait autant. Il n’a eu de cesse de minimiser son rôle et l’impact de ses œuvres, découplant l’écriture de la politique. Ceux qui l’incitent à écrire ont le don de le mettre en colère. Et de considérer Rimbaud, Corneille, Cézanne peignant des pommes pendant la guerre de 1870, Proust composant A la recherche du temps perdu pendant la guerre de 1914, et Claudel mourant à sa table de travail à quatre-vingt-sept ans. Pour lui l’activité artistique est affaire de tempérament.

Je lui représentai que pendant la Révolution Française les évènements, par leur force, se substituaient, dans l’esprit du public, au théâtre et aux autres formes d’art. Il acquiesça. Je lui rappelai ce qu’il m’avait dit lors d’un précédent entretien sur la genèse de sa première pièce, les Bonnes, et le modèle de composition dramatique qu’il avait recherché dans une pièce d’Henri Bernstein. Et de s’en prendre à son Mentor :

– Dans la dernière exposition Manet, on eut mieux fait d’intituler son portrait à l’âge de six ans : Portrait d’un inconnu.

Nous avons parlé de la carrière de ses pièces, parfois censurées :

– Le Balcon a d’abord été autorisé en Hongrie. Un jour, lors de répétitions, un censeur demanda où se situait l’action. – Dans un bordel ! Aussitôt la pièce fut interdite.

Grand voyageur, deux pays seulement lui ont refusé un visa :

– Les Etats-Unis, encore que je les aie visités par deux fois, et l’URSS, bien que Georges Marchais m’ait proposé d’intervenir.

Quant à ses moyens d’existence, il reçoit régulièrement de l’argent et refuse de payer ses impôts. Aussi, bien qu’ayant beaucoup de sympathie pour Marc et pour moi, il entend passer le moins possible par la SACD car le fisc lui saisit les droits à son compte. Gallimard avait autrefois une librairie à Rabat, ce qui lui permettait alors de toucher ses droits d’édition là-bas, sans problème. Il a soumis son cas à Emmanuelli, ministre du budget et fait contacter un autre ministre qui a observé :

– Mais enfin, c’est un citoyen comme un autre ! Or, je ne suis pas un citoyen comme un autre. Je vous le dis en confidence, tout ce que je gagne va à des gens du tiers monde que j’aide.

Au moment de régler l’addition il sortit un paquet de billets de sa poche et le remit au garçon qui, devant la somme, eut un geste de refus.

– Non, c’est pour vous, insista Genet, en lui refermant la main sur un billet de deux cents francs.

Une fois dans mon bureau, nous avons traité les affaires en cours et redistribué les compétences entre nous et l’agence Rosica Colin, lui promettant, pour éviter notre complet dessaisissement, de lui permettre de toucher directement ses droits, chaque fois que cela s’avèrerait possible.

Il nous parla de son testament, nous confessa qu’il avait pris pour héritiers deux enfants palestiniens et deux marocains, et qu’il voulait échapper au paiement des droits de succession. Je l’avisai que le fisc les calculait sur les perceptions des trois dernières années, système qu’il trouva absurde. Marc imagina, comme parade, que l’auteur s’abstint d’être jouépendant trois ans. Il repartit, en bonne logique :

– Mais il faudrait que je connaisse la date de ma mort ou que je me suicide. Non, j’aurais voulu adopter mes héritiers pour réduire le montant des droits de succession, mais la loi coranique s’oppose à l’adoption venant d’un chrétien.

– Faites vous musulman ! répliquai-je, mi plaisant, mi sérieux.

– C’est impossible…

Il semble que le christianisme le travaillait. Je l’assurai qu’il appartenait au petit nombre d’écrivains marquant de sa génération et que son œuvre lui survivrait. A sa mort, même ses détracteurs célébreraient son talent, ce qui le fit rire.

Nous nous sommes quittés amis.
– Il y a en vous beaucoup d’humanité, lui dis-je.
– J’ai aussi un côté terrible qu’il vaut mieux que je ne montre pas.
Alors je me suis ressouvenu du scandale qu’il avait fait en Argentine lorsque la

Société d’auteurs locale, Argentores, avec laquelle la SACD est liée par contrat de représentation réciproque, avait refusé de lui remettre directement les droits d’une de ses œuvres à l’affiche, conformément aux stipulations dudit traité. Notre agent, Romiglio Giacompol, voulant jouer les bons offices, avait reçu une volée de bois vert. De mon mieuxj’avais éteint à distance l’incendie. Chez Genet, le démon cache l’ange.

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