DE LA RAISON CRITIQUE A LA SIMPLICITE DU COEUR Témoignage de Jacques Boncompain
26 août 1994
AVANT PROPOS
Bien des personnes, à commencer par sa famille, ont d’Eugène Ionesco des souvenirs plus riches et précieux que les miens, si ce n’est, peut-être, sur la fin de sa vie. Aussi n’avais-je jamais songé à écrire quoi que ce soit à son sujet. Lorsque nos entretiens prirent un tour particulier, leur intimité même interdit que je prenne des notes, en dépit de l’intérêt qu’ils pouvaient présenter. On ne joue pas avec l’âme d’un homme. Et puis voila que sa femme et sa fille m’ont demandé de témoigner de ce que j’avais pu vivre avec lui, dans le cadre de l’hommage qui doit lui être rendu cet été, à Rimini, lors du XVème Meeting Per l’Amicizia Fra i Popoli. C’est au cours d’une édition précédente de cette manifestation culturelle et spirituelle que fut créé, le 20 août 1988, l’Opéra Maximilien Kolbe, dont Eugène Ionesco écrivit le livret, et le sensible et chaleureux Dominique Probst la musique. Pour la circonstance, j’ai rassemblé mes souvenirs, et me suis efforcé de les restituer avec fidélité.
***
J’ai fait la connaissance d’Eugène Ionesco en 1970, moins d’un an après mon entrée à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, au moment où j’eus la responsabilité du Service de l’Etranger, chargé de la promotion et de l’administration du répertoire dramatique français dans les pays non francophones. Eugène Ionesco était déjà l’un des auteurs les plus joués à l’étranger. J’étais amené fréquemment à lui écrire, à lui téléphoner et, plus rarement, à le rencontrer. Avec le temps une vraie complicité se développa entre nous. Il était très soucieux de la diffusion de son répertoire, pour des raisons plus existentielles que matérielles, et son attitude demeura la même jusqu’à la fin, en apparence, en dépit de son évolution spirituelle.
Miné par le temps, l’angoisse d’être, un sentiment d’impuissance, le fait de savoir qu’il était joué ou sur le point de l’être l’apaisait, au moins sur l’instant ; car il lui arrivait de rappeler plusieurs fois par jour pour se faire confirmer la même information, comme pour s’en persuader. Par là, il montrait combien peu il croyait dans la gloire, tout en la recherchant. Il aspirait à autre chose, que Dieu seul pouvait combler. Plus d’une fois j’ai été amené à lui dire :
– Eugène, le soleil ne se couche pas sur les productions de vos oeuvres.
L’argent n’a jamais été au centre de ses préoccupations, quoiqu’il m’ait dit l’avoir désiré. Je puis témoigner que je prenais davantage la défense de ses intérêts en ce domaine que lui-même. Je devais insister pour qu’il ne traitât pas à des conditions sans rapport avec sa réputation et les moyens des théâtres intéressés, au risque de créer des précédents néfastes à ses confrères de moindre notoriété.
Chaque proposition lui était un instant de vie. Des hommes de théâtre le savaient, qui lui écrivaient directement pour obtenir un accord sans limites, par retour du courrier. Par la suite, j’avais de la peine à inscrire un tel accord dans un cadre, afin d’éviter des interférences entre des productions concurrentes.
Il se défiait des productions importantes et leur préférait une poussière d’autorisations non exclusives. Que n’ai-je entendu lors de la création de Macbett à Londres ! Qu’un contrat le liât de façon étroite, et il ruait dans les brancards. Les contrats anglo-saxons, sont, sur ce plan, redoutables. Il souhaitait par dessus tout rester en contact avec les jeunes. Son public, d’ailleurs, se renouvelait de génération en génération, et l’on peut dire, ainsi, qu’il gardait le même âge. Sans complaisance, en son particulier, avec les metteurs en scènes qui se croyaient autorisés à se passer toutes leurs fantaisies, au motif qu’il écrivait un théâtre non conformiste, il les laissait faire, considérant qu’une multitude de productions, même erronées, valaient mieux que quelques-unes triées sur le volet. Pendant ce temps, l’oeuvre vivait sa vie, et dans le nombre des représentations, amateurs compris, finissait par atteindre le public, ainsi qu’il l’entendait.
Je me souviens avec attendrissement d’un déjeuner de travail qui fut un moment béni. Ralf Vallone était venu spécialement à Paris pour voir et acquérir les droits italiens de l’adaptation très personnelle qu’Eugène Ionesco venait de donner de Macbeth, sous le titre Macbett, au théâtre de la Cité Internationale, boulevard Raspail, dans une mise en scène ingénieuse de Jacques Mauclair. Nous étions le 16 mars 1972 (la signature du contrat de Macbett en fait foi), par une journée printanière, comme il y en a alors à Paris, et nous nous sommes tous retrouvés à Montmartre chez la Mère Catherine. La température était si douce, et le premier soleil si attirant, que nous avons demandé à déjeuner en plein air. Aussi nous mit-on une table auprès des peintres qui avaient déjà investi la place.
Ralf Vallone coupa un peu le charme en se tenant à l’eau minérale. Françoise Gaillard, adjointe au Service de l’Etranger, à l’époque, et moi-même, avons accompagné Eugène au Beaujolais, et au Champagne offert gracieusement par la patronne. Bien sûr, la violence fut au menu, puisqu’elle était le nerf de la pièce, mais la bonne chair, le bon vin, l’agrément du cadre et l’amitié qui circulait entre nous, firent dominer la bonne humeur au point que, le repas fini, Eugène ne voulut pas en rester-là.
Je l’accompagnai en voiture, sur sa demande, au Bois de Boulogne, car il voulait marcher dans la nature, puis il me pressa de le suivre au cinéma. Certes, je désertais mon bureau. Mais comment fausser compagnie à Eugène Ionesco, alors que nous venions de passer un merveilleux moment ensemble, et que j’avais négocié le contrat avec Ralf Vallone ? La fonction d’agent d’un auteur, y compris au sein d’une Société d’Auteur, ne peut-être circonscrite à de strictes tâches administratives, sous peine d’être mal exercée.
Nous nous sommes retrouvés tous les deux seuls, place Clichy, à l’immense balcon du cinéma Gaumont-Palace, aujourd’hui disparu, d’une jauge de plus de 4.000 places, pour la projection du Baron rouge. Toute ma vie je garderai le souvenir d’Eugène tiré du sommeil par les tirs de mitrailleuse des combats aériens, qui agissaient sur sa tête, à chaque fois, comme une crémaillère, dans ce vaste espace, illustration parfaite des Chaises.
Autre souvenir. Je me trouvais à Athènes en 1979 ou 1980, pour tenter de faire rentrer dans la légalité internationale la télévision publique grecque. J’étais descendu, comme à chaque fois, à l’Hôtel Méridien. Au matin, j’entends parler roumain, de l’autre côté de la cloison, par un homme dont la voix m’est familière. Serait-ce Eugène Ionesco ? Ce serait par trop étrange que nous nous retrouvions, sans le savoir, le même
jour, dans le même hôtel, la tête contre la même cloison. Au moment d’aller prendre le petit-déjeuner, je vois sortir de la chambre voisine… Eugène Ionesco ! Nous avions, à nôtre manière, joué la Cantatrice Chauve ! Nos emplois du temps ne concordaient pas. Eugène avait rendez-vous avec l’homme de théâtre grec Khoun, quand je devais rencontrer le directeur de la télévision civil… qui était un colonel d’aviation ! Nous avons dû reporter à Paris notre prochain entretien.
Eugène Ionesco était si pénétré d’interrogations essentielles qu’entretiens et rencontres professionnels étaient coupés de digressions politiques et religieuses, auxquelles je me prêtais volontiers, quand je ne les suscitais pas. Le service de l’auteur passe pour moi par sa rencontre, l’établissement de liens directs avec lui, un questionnement sur sa vérité. Si le doit d’auteur est un droit de l’homme, c’est qu’au travers de la liberté de l’auteur, s’exprime la liberté des autres hommes.
Avec Eugène Ionesco, plus qu’avec aucun autre, la pression était forte de parler à coeur ouvert. Son théâtre est si préoccupé du sens ou non sens de la vie, de la liberté ou du totalitarisme, du fantastique au sein même du conformisme, qu’il porte le spectateur à réfléchir sur lui-même en le faisant sortir d’un quotidien où il végète souvent dans un état de semi conscience. Bref, l’oeuvre d’Ionesco, plus que beaucoup d’autres, joue un rôle d’éveilleur des esprits et des consciences, et porte à interroger son auteur sur l’essentiel.
C’est donc naturellement que j’ai interrogé Ionesco sur la place de Dieu dans sa vie. Enfant il était très religieux. L’inquiétude l’envahit avec l’adolescence. Depuis, il doutait. Mais, lui disais-je, ne vous souvenez-vous pas d’avoir connu, même de façon fugace, une paix intérieure, une harmonie avec vous-même et la nature, telle que vous touchiez alors à l’éternité et que vous aviez la certitude de l’existence de Dieu ? Si, me dit-il, il avait un souvenir d’enfance de ce genre. C’était une lumière qui perdurait au milieu de tous les orages rencontrés depuis, faible, parfois oubliée, mais qui pointait de temps à autre, montrant par là qu’elle continuait à briller au fond de lui, alors même qu’elle échappait à son regard.
L’ombre, c’était le mal répandu dans le monde, l’oppression morale et physique exercée par des hommes sur d’autres hommes, la dictature des idéologies. Cet état de fait le rendait malade, et la maladie l’y renvoyait. Je me souviens de lui avoir rendu visite à l’hôpital Necker en avril 1976. Je le trouvai seul dans sa chambre, allongé sur son lit, la tête légèrement relevée par un coussin, vêtu d’une chemise de nuit de coton blanc, avec comme un masque de chirurgien dénoué sur la poitrine. Affaibli par l’opération qu’il venait de subir, il s’exprimait avec difficulté. Après quelques paroles amicales, indifférent à son état de santé, il parla de ce qui le préoccupait au plus haut point : le totalitarisme soviétique. Il s’inquiétait de voir la censure soviétique envahir les démocraties occidentales et paralyser sournoisement la liberté d’expression.
Deux années plus tard, il vit dans l’adhésion de l’URSS à la Convention de Genève sur le droit d’auteur un moyen, pour le pouvoir soviétique, de tarir la diffusion en Occident des œuvres des auteurs interdits en URSS. Le danger était réel. A mon niveau, je fis de mon mieux pour introduire des garanties dans le traité type dramatique, entre Sociétés d’Auteurs.
Lors de la même visite, il fit état de pressions dont les Editions Gallimard étaient l’objet de la part de l’ambassade d’URSS à Paris, afin de mettre un terme à la publication d’une revue où s’exprimaient les réfugiés russes, dont Maximov. A l’époque, les auteurs français n’étaient pas protégés en URSS, mais, comme chacun sait, certains d’entre eux, par faveur spéciale, touchaient des droits. Si les Editions Gallimard se montraient conciliantes, plusieurs des auteurs sous contrat avec elles, pourraient recevoir de tels droits. Claude Gallimard répondit qu’en France, les auteurs
étaient libres. A ce moment là, Marie-France entra dans la chambre et annonça que la revue en question venait de cesser de paraître, non pour des raisons politiques, mais parce que sa diffusion, trop limitée, n’en couvrait pas les frais.
D’année en année, nous avons parlé des mêmes questions, sans que je distingue chez Eugène Ionesco, une évolution sensible, avant que la maladie ne le cloue dans son fauteuil. Ses dernières années furent les plus douloureuses, mais elles me paraissent avoir été les plus importantes, comme une mise au clair de sa vie, avec une décrispation progressive de son esprit et de son coeur, sous l’effet d’une grâce chaque jour plus agissante.
Je me souviens du dernier dîner pris ensemble, avec Rodica. Mon ami, l’auteur italien Aldo Nicolaj, m’avait fait part de son souhait de traduire une œuvre d’Eugène Ionesco. Profitant de son passage à Paris, j’avais suscité ce repas. Eugène ne pouvait plus se déplacer qu’avec d’infinies précautions, et ce fut tout un voyage de traverser la rue avant d’atteindre, par étapes minuscules, en faisant une pause à la terrasse des cafés, le restaurant le Dôme, qu’il avait préféré à tout autre, parce qu’il y pouvait plus aisément étaler ses jambes. Avec Aldo, nous avons été frappés de la prodigieuse quantité de pilules multicolores que Rodica mit sur la table, en invitant Eugène à les prendre. Eugène s’exécuta à deux ou trois reprises, puis se lassa. Rodica, avec une patience et une douceur infinies l’amena à tout prendre en lui disant :
– C’est pour ton bien, Eugène.
A sa mort, elle se désolait qu’il soit parti si vite. Et je me disais avec d’autres que, sans elle, ce départ serait survenu bien plus tôt. Nous avons procédé à un tour d’horizon de l’exploitation du répertoire à l’étranger. Rodica connaissait tous les dossiers qu’elle évoquait avec compétence, mais jamais elle ne pesait sur les décisions à prendre, laissant humblement Eugène arrêter ses choix. Avec Marie-France, ils avaient toujours eu beaucoup d’affection pour l’Italie, où ils comptaient beaucoup d’amis. Le repas fut plein de charme. Dieu a gardé à Eugène Ionesco sa lucidité jusqu’à son dernier souffle et son naufrage physique ne fut jamais un naufrage de l’esprit. La merveille fut son ascension spirituelle.
Je rentrais d’une retraite au foyer de charité de Châteauneuf-de-randon. Cette retraite m’avait remué l’âme et j’en étais encore tout retourné lorsque Eugène, à l’issue d’un entretien téléphonique professionnel, m’invita à lui rendre visite. Nous étions en novembre 1992. Je le savais fatigué et j’avais peur de le déranger, mais dès lors qu’il m’invitait à passer, je me fis un plaisir de le voir.
Je le trouvai au salon, dans son fauteuil, assailli de douleurs. J’eus mal de le voir ainsi. Ses paroles étaient amères et révoltées. Il posa, comme autant d’accusations, une série de questions :
– Pourquoi la vieillesse ? Pourquoi ne puis-je plus aller et venir comme avant ? Pourquoi le mal ? Pourquoi la violence ?
Et de faire référence aux conflits qui ensanglantaient le monde.
Je lui parlai de Marthe Robin. Toute jeune et belle, elle avait été frappée par la maladie et s’était retrouvée à demi paralysée dans un fauteuil. Elle commença par se révolter contre un Dieu, qu’elle adorait jusque-là, et qui la frappait, elle, innocente. Et puis, un beau jour, elle accepta son sort et se mit à offrir ses souffrances pour les autres. Elle s’oublia elle-même pour ne plus se soucier que d’autrui. Elle ne recouvra pas la santé pour autant. Bien plus, ses infirmités augmentèrent, mais dans le même temps elle eut une intimité avec Dieu, touchant à la perfection, et, comme le disait Saint-Paul, alors même qu’elle était faible, reçut la puissance de Dieu qui se manifesta et continue de se manifester à travers elle, d’une façon providentielle.
Je m’étais muni d’une image où l’on voit au recto Marthe jeune, dans son lit, avec un beau regard mouillé, et, au verso, ces paroles d’elle : « Ne nous créons pas nos souffrances, mais quand elles se présentent, comme Jésus, comme Marie, portons-les vaillamment. La souffrance prend la valeur que lui donne celui qui la porte. De grâce ne souffrons pas pour rien, c’est trop triste… J’ai connu la JOIE la plus pure, la plus douce qu’on puisse connaître : celle de vivre pour les autres et pour leur bonheur. C’est en pensant aux souffrances de Jésus-Christ, à son amour rayonnant sur la croix, que je suis parvenue à m’unir à Lui dans une communion intime et constante. »
E. Ionesco était troublé. Quelque chose hésitait en lui. Nous étions seuls. Je sentais sa souffrance et je me persuadai que Dieu était sa vraie médecine. Surmontant mon amour propre, le sentiment d’être vaguement ridicule – n’ayant pas toujours offert l’exemple d’une parfaite dévotion – je me mis à genoux et lui pris les mains.
– Eugène, si vous le voulez, nous allons prier ; nous allons dire un Notre-Père.
Et je commençai à réciter le Notre-Père, en demandant à Marthe Robin d’intercéder auprès de Notre-Seigneur afin qu’Eugène s’ouvre à sa grâce, accepte ses souffrances et les dépasse. Eugène pria avec moi. Les paroles semblaient lui revenir de très loin sur les lèvres, et, parfois, quelques-unes manquaient, qu’il reprenait après moi, sous l’effet de l’émotion. (Marie-France m’a rapporté qu’il lui a longtemps fait faire ses prières, le soir, et que lui-même priait, discrètement. Ainsi, comme elle lui faisait observer, une fois, qu’il n’avait pas prié, pour sa part, il lui répondit : « Mais si, j’ai fait mon signe de croix, comme ça. » Et de lui montrer qu’il s’était signé avec la langue, bouche fermée, preuve qu’il garda une relation directe avec Dieu dans, les moments où il pouvait en paraître le plus éloigné.) La femme de chambre nous surprit alors que nous achevions un « Je-vous-salue-Marie ». Il était l’heure du dîner pour Eugène. Je l’embrassai et le quittai, troublé de notre entretien dont je ne savais comment il l’avait perçu, inquiet qu’il ne lui ait fait plus de mal que de bien.
Le lendemain je fus rassuré par un appel téléphonique où d’entrée Eugène me dit :
– Jacques, vous m’avez fait du bien. Quand revenez-vous ?
Je repris ainsi régulièrement le chemin de son domicile pour des entretiens dont
Dieu était le sujet par essence. Entre deux rencontres, il n’était pas rare qu’Eugène m’appelle, parfois à plusieurs reprises dans la journée, pour me parler de Dieu et de ses doutes. Rodica et Marie-France m’ont dit qu’elles se gendarmaient pour qu’il ne me dérangeât pas dans mon travail. Pour moi, ce n’était pas un dérangement. Si j’étais en rendez-vous, je rappelai Eugène, une fois seul ; si je dictais du courrier, j’invitai la secrétaire à se retirer un moment, et je répondais aux questions d’Eugène, en priant l’Esprit-Saint de m’éclairer.
Son esprit anxieux s’emparait du moindre fait pour remettre en cause ses certitudes. Ainsi me téléphona-t-il un jour :
– Jacques, j’ai perdu la foi.
– Eugène, la foi n’est pas quelque chose qu’on trouve ou qu’on perd.
– J’ai lu que, sur le Saint-Suaire, les clous apparaissent plantés au creux des mains,
quand il est prouvé qu’ils devraient l’être au-dessus des poignets.
D’où tout un entretien sur le Saint-Suaire, dont l’authenticité varie d’un examen à
l’autre, sans avoir pu être contestée de façon définitive, puisque de nouveaux examens viennent de remettre en cause les conclusions négatives antérieures.
A noter qu’Eugène m’invita à lire un ouvrage de Jean Guitton, consacré aux manifestations extraordinaires dont avaient été l’objet des mystiques, parmi lesquels Marthe Robin. Je venais précisément de lire un ouvrage de cet ordre, Des signes et des Prodiges, d’Hélène Renard, mais je lus celui qu’il me conseillait, afin que nous parlions des mêmes choses. Ces manifestations le frappaient. Certes, lui disais-je, il ne
fallait pas les négliger, mais notre foi n’avait pas à dépendre de tels signes dont les mystiques, bien souvent, dans leur humilité, demandaient à Dieu la cessation. Ainsi de Sainte-Thérèse-d’Avila pour la lévitation ou de Marthe Robin pour les stigmates. Thérèse de Lisieux nous montrait que nous étions tous appelés à la sainteté, en accomplissant notre devoir là où la Providence nous avait placés, avec simplicité, sans chercher midi à quatorze heures, mais en mettant de l’amour jusque, et j’allais dire surtout, dans les plus petites choses. Ce que Marthe appelait : « une vie toute simple, toute pure, toute cachée en Dieu. »
Un jour Eugène me lâcha :
– J’ai manqué ma vie. A vingt ans, je me sentais appelé à la vie contemplative, avec les moines, et puis j’ai désiré la gloire littéraire, l’argent… les vanités du monde.
Cette confession me remua. J’avais au bout du fil l’homme de théâtre le plus célèbre au monde, statufié de son vivant, dont nombre de confrères se contenteraient d’une parcelle de célébrité, et cet homme se voyait réduit à néant, floué, riche d’un trésor démonétisé à ses propres yeux. Bien sûr il portait à sa femme et à sa fille une affection profonde – il le montrait assez et l’avait assez écrit – mais lui manquait une relation avec un Dieu-amour qui aurait été la dévotion et la nourriture de toute une vie.
Je lui marquai alors que nos misères nous conduisaient à Dieu plus sûrement que nos réussites. En ce qui le concernait, la maladie, qui l’assaillait de toutes parts, lui enlevait les faux-fuyants dont il avait usé longtemps, pour se retrouver face à face avec Dieu, sans distraction. Dans la douleur, la grâce entrait en lui, son regard se clariait. Son exemple me frappait, et je dois dire que, dans notre relation, j’ai beaucoup reçu. Son témoignage avait en moi un grand retentissement et m’aidait à progresser dans le détachement d’un monde auquel il est difficile de s’arracher à chaque instant. Eugène vivait ce que les Evangiles claironnent à nos oreilles de sourds, savoir que les honneurs, le pouvoir ne sont rien : seul compte l’Amour, atteint par l’oubli de soi- même, l’ouverture du coeur. En l’enseignant, je m’enseignai moi-même.
A cet égard je puis témoigner de l’action de l’Esprit-Saint. Ma culture philosophique est sommaire comme le sont mes connaissances théologiques. Eugène Ionesco était un parfait logicien et il était difficile, pour moi, disons de « faire le poids. » Or, dans l’ensemble, les réponses qui me venaient, portaient. Il lui arriva de me dire :
– Vous êtes un bon avocat de Dieu.
Ce à quoi je lui répondis :
– Dieu n’a pas besoin d’avocat.
Eugène Ionesco se comportait comme un avocat du diable. Mais il souhaitait, au
fond de lui, perdre son procès. Il avait une connaissance intérieure de la Vérité. Mais la souffrance, l’inquiétude, et toutes les tentations du monde, s’unissaient pour faire taire cette voix. Il plaidait le faux pour entendre le vrai. Il allait à Dieu à reculons, avec cette constatation : » Il y a un mal, donc il y a un bien. »
Les réponses, parfois toutes simples, qui me venaient, faisaient écho à des pensées connues de lui seul. Ce qui se passait n’était pas mon fait. Comme quoi, il ne faut pas hésiter à parler, si les circonstances le permettent. Dès lors, l’Esprit-Saint prend le relais. A lui, dont l’intelligence demandait des preuves, je mentionnai cette observation d’un professeur de médecine – je crois qu’il s’agit du professeur Hamburger – agnostique, au soir d’une vie d’examens, de recherches et de pratique :
– Que sait du monde le foetus à la veille de sa naissance ? Il n’est pas impossible que l’homme, par sa mort, naisse à une autre vie. La nature le laisse pressentir.
Eugène se plaignait de la longueur des nuits sans sommeil. Eveillé, toutes les horreurs du monde l’assaillaient. Je lui conseillai alors de dire le chapelet. La simplicité du Rosaire en éloigne beaucoup. Or, à le dire, s’opère un miracle. Rien ne se
manifeste en apparence, et tout arrive. Avec le recul, il devient difficile de s’en passer. L’âme qui en a goûté, et dont on l’en prive, le réclame. Il instille une paix indéfinissable. Je lui proposai un chapelet que j’avais ramené de Jérusalem, mais il me dit en avoir un.
La difficulté avec lui était l’impatience. Il aurait aimé être transformé d’un coup, comme un malade guéri de la main de Jésus, ainsi qu’il est rapporté dans les Evangiles. Or l’immobilité due à la maladie le forçait à la patience, et la grâce agissait précisément par ce qui le meurtrissait le plus. Marthe Robin était l’image d’un être impuissant, inutile au yeux des hommes, et tout puissant, sans prix, aux yeux de Dieu. De ma retraite j’avais rapporté la découverte que Dieu était sensible à la prière des plus faibles : les enfants, les malades, les personnes âgées. Une personne forte compte sur ses propres forces et ne songe pas beaucoup à s’appuyer sur Dieu, qui ne peut se manifester en elle. En revanche, la personne faible, par sa pauvreté, permet à Dieu de prendre en elle presque toute la place.
Impuissant, en apparence, devant toutes les misères du monde, je lui disais que toute pensée positive, toute manifestation de l’amour dans le secret d’une âme, portait cet élan de bonté jusqu’aux extrémités de la terre. En revanche, toute pensée égoïste, pesait sur les autres hommes. Si nous sommes un, nous le sommes dans le bien et dans le mal. Par l’offrande de ses souffrances, à l’image de Marthe, il pouvait contribuer, à chaque instant, au salut du monde, à la victoire de l’amour sur le mal, victoire déjà remportée de façon définitive par le Christ, au travers de sa Passion.
Les plus nobles observations sont de peu d’effet quand la souffrance physique tenaille le corps, et la souffrance morale écartèle l’esprit. Mais j’avais le sentiment que quelque chose entrait en lui, de ce que je lui disais. Sa démarche, si humaine, qui était toujours d’aller à Dieu à reculons, consistait à dire :
– Il y a le Mal. S’il y a le Mal, il y a le Bien, il y a Dieu.
– Mais, lui disais-je, retirez l’Amour du monde : vous avez l’Enfer. Seul l’Amour peut permettre au monde d’être vivable. Sans le pardon, sans l’amour des ennemis, que nous a enseigné Jésus, le cycle de la violence ne s’arrête jamais. Céder à la vengeance revient à céder au mal que l’on dénonce, et ce mal atteint doublement celui qui en est victime, puisqu’il entache son coeur et lui prête les sentiments de son persécuteur. Par sa passion, Jésus a vaincu le mal, il a vaincu la mort. Son amour surpasse les fautes du plus grand pêcheur, et parce qu’il nous sauve, nous avons à pardonner à nos ennemis, puisque nos propres dettes nous ont été remises. Ce que nous donnons n’est jamais qu’une faible partie de ce que nous avons reçu.
Il en convenait, mais pour dire :
– Pourquoi Dieu permet-il le Mal ?
La souffrance est le grand scandale. Elle est aussi un mystère. Pour m’aider dans
mes réponses, je me munissais parfois du nouveau Catéchisme, dont j’apprécie à la fois la clarté, la concision et la solidité doctrinale. Mais j’aimais aussi à lui lire les psaumes qui abordent tous les états de la relation de l’homme à Dieu, au monde, à lui- même. Ils étaient d’un secours immédiat devant une douleur insupportable ou une interrogation venant davantage des tripes que de l’intellect. Ainsi du psaume 6 :
Seigneur, corrige-moi sans colère, et reprends-moi sans fureur. Pitié, Seigneur, je dépéris ! Seigneur, guéris-moi !
Car je tremble de tous mes os, de toute mon âme, je tremble.
Ces paroles avaient une actualité et une force inimaginable, alors que, cloué dans son fauteuil, Eugène, précisément, était perclus de douleurs et révolté. Je lui parlai aussi de Job, voyant – ce dont il convenait dans les moments d’accalmie – que ses attaques contre Dieu étaient autant d’actes de foi, car on ne s’adresse pas à quelqu’un qui n’existe pas. Et de lui citer alors l’incantation – en apparence sacrilège – de Baudelaire, chrétien dans l’âme, dans les Litanies de Satan :
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
Plus d’une fois je lui parlai de Baudelaire, voyant apparaître, de temps à autre, une parenté entre eux. L’un et l’autre se défiaient du miroir aux alouettes du progrès. Pour Baudelaire, le progrès, comme l’enseignait son maître à penser, Joseph de Maistre, ne pouvait résider que «dans la diminution du péché originel». Sa foi en l’homme était d’abord une foi en Dieu. Eugène Ionesco fut un temps encensé par les progressistes marxisants, qui voyaient dans ses oeuvres une dénonciation du nazisme, de l’extrême droite et du conformisme bourgeois. Lorsqu’il ne cacha pas qu’il s’en prenait au totalitarisme de droite comme de gauche, ses thuriféraires de la veille le mirent à l’index, avec le sentiment d’avoir été trahis. Ainsi de Kenneth Tynen, metteur en scène anglais, qui l’adora, le rejeta, avant de renouer avec son oeuvre sur le tard.
A propos de sa révolte, ma joie fut grande de découvrir dans ses notes posthumes cette phrase révélatrice, que je mentionnerai à nouveau en fin de ces souvenirs, dans son contexte : « Pas se fâcher avec Dieu. » Le coeur et la raison sont ici réunis dans un superbe acte de foi.
Lors d’une autre visite, Rodica étant présente, j’hésitai à prier. A son ordinaire, Eugène disputait. On aurait dit qu’il accumulait tous les obstacles à l’existence d’un Dieu qu’il désirait par ailleurs, mais dont il blâmait les absences ou les imperfections. Je compris que sa foi était souvent plus constante et bien ancrée qu’il n’y paraissait, et qu’il aimait, avec des tiers, se faire l’avocat du diable, pour entendre parler, et si possible triompher, les avocats de Dieu. Je l’invitai à mettre de côté sa raison et à faire appel à sa vertu d’enfance, à l’exemple d’une Thérèse de Lisieux tendant ses bras à un Dieu Père jusqu’à ce qu’il se baisse pour l’élever à lui. Ses trouvailles d’auteur, de peintre venaient de ce regard étonné qu’il posait sur le monde. Poète dans l’art, il pouvait l’être dans son coeur.
Le Christ a dit : « laissez venir à moi les petits enfants. » Il a dit aussi : « ce que Dieu a caché aux savants, il l’a révélé aux petits. » Par là il nous montre que tout homme doit venir à lui avec le naturel, la simplicité, la confiance et l’amour d’un petit enfant. Dieu est une personne, il est notre Père. Nous pouvons lui parler de tout ce qui nous préoccupe, comme un enfant s’adresse à ses parents, sans réserver nos paroles à quelques grandes questions, une fois de temps en temps. Alors nous marcherons avec lui en sa présence, où que nous allions. Rodica me rapporta que voyant un soir son expression changer de façon spectaculaire de l’angoisse à la paix, alors qu’il priait avant de s’endormir, elle le lui fit remarquer. Il eut ces mots révélateurs : « le diable me quitte ! » Ainsi savait-il que le mal se glissait dans sa raison, lorsqu’il ne s’appuyait que sur elle, alors que Dieu grandissait en lui, dès lors qu’il avait l’humilité et la confiance de l’enfant.
Le croyant sait que Dieu est toujours présent à ses côtés, même lorsqu’il ne le sent pas. C’est d’ailleurs dans ces moments-là que le Seigneur est le plus proche, comme il l’a révélé à des mystiques tels que Sainte-Thérèse d’Avila, Saint-Jean-de-la-Croix, ou au petit Van. Aussi la solitude est une impression fausse, à dépasser dans la foi.
N’avons-nous pas un ange gardien ? Padre Pio y faisait référence, qui recommandait à une pénitente de faire son examen de conscience en fin de journée, ajoutant :
– Puis offrez à la gloire de Dieu le repos que vous allez prendre, sans jamais oublier votre ange gardien, qui se tient en permanence à vos côtés.
Aussi lui demandai-je :
– Est-ce qu’il ne vous ait jamais arrivé, dans votre vie, d’avoir eu le sentiment très net d’une protection d’ordre surnaturel.
– Si, me répondit-il, à deux reprises au moins. Ainsi, pendant la guerre, lors des bombardements, me suis-je inexplicablement levé d’un fauteuil où, si j’étais resté une minute de plus, j’aurais été mort.
Comme vous, lui dis-je, le père Finet, futur confesseur de Marthe Robin, fut secrètement averti de se retirer d’une maison, alors que la colline de Fourvière s’éboulait. Il échappa à la mort.
Je recommandai alors à Eugène de prier, de s’abandonner à Dieu en confiance, de lui demander l’intelligence de son amour et sa paix. Comme Rodica opinait, avec ce sourire d’ange gardien qu’elle a été toute sa vie auprès de lui, j’ai proposé que nous priions ; ce que nous avons fait à trois. Il en fut de même une autre fois avec Marie- France. Je garde un souvenir très fort de ces temps de prière qui nous changeaient et apportaient à Eugène ce qu’il cherchait en vain dans le raisonnement, tout en nous faisant louer Dieu de l’action visible de sa grâce. J’aimais à lui redire le psaume 130, voie d’accès à Dieu :
Seigneur, je n’ai pas le coeur fier, ni le regard ambitieux ;
Je ne poursuis ni grands desseins, Ni merveilles qui me dépassent.
Non, mais je tiens mon âme égale et silencieuse,
mon âme est en moi comme un enfant, Comme un petit enfant contre sa mère.
Attends le Seigneur, Israël, maintenant et à jamais.
Il n’empêche, devant cette âme d’un auteur de génie qui hésitait devant Dieu, je me sentais très insuffisant intellectuellement et moralement. J’aurais voulu ajouter à la crédibilité de ma foi par une vie plus sainte, et chaque parole que je prononçais sur Dieu, suscitait dans ma conscience cet écho :
– Qui es-tu pour parler ainsi ? en quoi tes actes témoignent-ils de ce que tu avances ?
D’où un sentiment d’hypocrisie et le regret amer des fautes passées comme des imperfections présentes. En cela, nos rencontres m’incitaient à mettre davantage en harmonie mes paroles avec mes actes. Je savais que le père Carré, savant dominicain, académicien, venait régulièrement le voir et le touchait de sa foi enracinée dans le coeur et l’intelligence. C’est sur son impulsion qu’il écrivit le livret de l’Opéra consacré au saint père Maximilien Kolbe. Mais, abondance de biens ne nuit pas ; je me disais qu’un prêtre alliant une foi solide à de fortes connaissances théologiques serait, lors de mes visites, d’une plus grande aide, d’autant que lui seul était en mesure d’accorder des sacrements. Mais je ne voulais à aucun moment forcer la conscience d’Eugène,
d’autant qu’il était orthodoxe et que je ne connaissais que des prêtres catholiques. Je lui fis part, une fois de plus, de mes limites, et lui demandai s’il serait d’accord, pour que je vienne un jour avec un prêtre qui serait davantage en mesure de répondre à ses questions. Il répondit par l’affirmative.
Je contactai alors, en la paroisse de la Sainte-Trinité, sur le territoire de laquelle se trouve la SACD, le père Henri Dumont, qui me paraissait tout désigné pour s’adresser à Eugène. Il voulut bien accepter, en dépit d’obligations multiples, et, par la grâce de Dieu, une véritable amitié se développa peu à peu entre le père Dumont et Eugène. Lorsque le père Dumont devait venir, Eugène me prévenait, afin que je les retrouve. Parfois c’était possible, d’autres non.
Bien sûr je portais de mon mieux Eugène dans la prière, mais je me sentais bien démuni, et j’usai de ce qui me venait à l’esprit pour qu’il lâchât durablement prise devant la grâce et goûtât la saveur ineffable de Dieu après laquelle il avait couru toute sa vie : pensons à sa pièce La Soif et la Faim. C’est ainsi que je parlai de lui au père Félix, un moine de l’abbaye de Sept-Fons, qui le porta, à son tour, dans la prière. Ce moine avait été très frappé que son témoignage sur Dieu, dans une collection qui recueillait l’opinion de diverses personnalités classées entre croyantes et non- croyantes, ait figuré parmi les non-croyantes. Ses réponses ôtaient beaucoup plus positives que celles d’autres personnalités classées parmi les croyantes. J’ai donc été très heureux d’apprendre de Marie-France que son père avait été furieux en découvrant que l’éditeur l’avait classé parmi les personnes non-croyants. La foi d’Eugène Ionesco est ancienne, de toujours, mais elle a connu des éclipses, au moins en surface, et ne s’est épanouie que sur le tard.
D’un pèlerinage en Terre Sainte, j’avais ramené de petits cierges de la Basilique de la Nativité à Bethléem. Désormais, chaque fois que je me rendais chez Eugène, je marquais un temps d’arrêt, face à sa maison, en l’Eglise Notre-Dame-des-Champs. J’allumai un cierge venant de la terre où le Christ était né, devant l’autel de Sainte- Thérèse-de-Lisieux, à laquelle je confiais notre prochain entretien, sentant bien que toute grâce ne pouvait venir que de Dieu même et de ses Saints. Je lui remis un gros album illustré recensant tous les souvenirs de Sainte-Thérèse, dont l’humilité me paraissait le meilleur enseignement qu’il pouvait recevoir. Non que la foi soit incompatible avec l’intelligence, tant d’éminents saints docteurs montrent le contraire, mais, dans son état de souffrance, la voie de l’amour confiant me paraissait pour lui le chemin le plus court et le plus réconfortant pour aller à Dieu. Vers la fin, rentrant de Rome, je lui portai un peu d’eau de l’église de la Bien-Heureuse-Vierge-du-Puits de la paroisse de Santa-Maria-in-via-Largo-Chigi, Lourdes romain.
Jusqu’à la fin il disputa. Le père Dumont que je croisais de temps à autre à la Trinité me rapportait le combat spirituel qu’il menait et dont j’étais témoin lors de nos entretiens. Or, je sentais une évolution vers plus de paix, dont je ne trouvais pas l’exacte traduction dans les articles qu’il publiait au même moment au Figaro. Dieu y était présent, mais la souffrance, la révolte contre la vieillesse, le mal répandu dans le monde, un certain découragement, reprenaient le dessus, comme si le fait d’écrire l’exposait à ses anciens démons. En fait, articles et entretiens alimentaient un débat intérieur où la foi avait intuitivement le dessus. Il retardait toutefois le moment de rendre les armes, comme si sa crispation sur un monde, dont il n’ignorait aucune imperfection, le rassurait, avant de lâcher prise et de s’abandonner à Dieu avec la peur de perdre la maîtrise de sa vie.
Je crois pouvoir dire que l’apaisement, chez lui, était davantage l’effet de la prière que d’un échange d’idées. Tôt je l’avais senti. Sans doute parce que je n’étais pas de taille à argumenter longtemps avec lui. Mais aussi parce que dans cet échange, une
objection réfutée donnait naissance à une autre, dans un mouvement sans fin où la créature demandait des comptes à son créateur. Son esprit se raidissait. Nous étions plusieurs, avec Rodica et Marie-France, à lui répondre, et il ferraillait avec nous, sans en retirer de vraie satisfaction. Alors, je l’invitais à la prière, à faire taire un moment son esprit et à s’abandonner à l’amour de Dieu. C’était merveille, sous nos yeux, de le voir se détendre, s’apaiser.
Lors de notre dernier entretien, il était allongé sur le canapé de la salle à manger. Parfaitement lucide, nous avons discuté. Il eut quelques observations, comme de pure forme et ne s’y attacha pas. Nous avons surtout prié. Son visage se détendit plus que les fois précédentes, au point d’avoir une expression d’une grande douceur et de béatitude. Avec Rodica et Marie-France nous étions émerveillés de le voir si paisible et je le quittai avec une grande joie au coeur en remerciant Dieu.
Je sentais bien que sa fin était proche. J’en étais désolé pour les siens et pour moi- même. Eugène exprimait très précisément ce que j’avais voulu en entrant à la SACD : servir des auteurs qui deviendraient, au fil des relations de travail, des amis, car je les considérais comme tels dès l’origine. C’est ce qui s’était produit avec lui.
Ainsi, plusieurs années auparavant, m’avait-il proposé d’être son mandataire après sa mort, et d’administrer son répertoire, car – disait-il – je connaissais bien ses affaires et déchargerais ainsi sa succession de questions administratives. J’avais refusé, d’abord parce que je considérais sa femme et sa fille comme tout à fait à même d’assurer une telle gestion, ayant une connaissance plus aiguë que quiconque de la genèse de chaque oeuvre. Je vérifiais aussi combien l’administration des oeuvres par des ayants droits perpétuait un lien personnel, affectif avec l’auteur défunt, lien qu’il fallait respecter. Enfin, ma position au sein de la SACD s’accommodait mal de conflits possibles avec des directeurs de théâtre rivaux. Toutefois, quand Eugène, dont l’écriture se déformait de plus en plus, m’invita à agir ainsi, de son vivant, alors qu’il dépérissait, j’acceptai, et il me fit tenir une procuration en ce sens.
Voilà qui était dans le fil de ce que j’attendais en entrant à la SACD. En revanche j’ignorais qu’il me serait donné d’accompagner spirituellement plus d’un auteur, au point que je me demande si ma vocation, que je croyais exclusivement axée sur la défense des auteurs dans leurs oeuvres, n’est pas, plus profondément, d’être proche d’eux jusque dans leur vie intérieure.
Quand je le quittai cette fois-là, j’ignorais que je ne le reverrais plus vivant. Du moins, ce dont j’étais sûr, c’est qu’il avait atteint un état de proximité avec Dieu, que je ne lui avais jamais connu, irréversible, comme si, en lui, le coeur l’avait emporté sur l’esprit. Il s’abandonnait au flot d’une grâce
Nous nous sommes encore parlé au téléphone et nous étions convenus de nous voir le dimanche. Pris par l’écriture d’un ouvrage sur une sainte figure, Louise de France, je lui proposai de nous voir le mercredi suivant, en fin de journée. J’assistais à la lecture d’une adaptation d’Alain Malraux dans le jardin d’hiver de la SACD quand on me prévint que Marie-France Ionesco souhaitait me parler. Elle m’apprit la mort d’Eugène et voulut bien me permettre de lui dire un dernier adieu. Je me rendis aussitôt boulevard du Montparnasse. La Providence voulut qu’au bas de l’escalier, alors que j’étais bloqué contre la porte dont je n’avais plus le bon code, le père Dumont m’ouvrît. Il avait entendu la nouvelle de la mort d’Eugène sur Radio-Notre-Dame et s’était rendu immédiatement à son chevet. Ainsi nous sommes-nous succédés auprès de lui et des siens.
Je vis Eugène étendu sur son lit, comme endormi, serein, un chapelet entre les mains. Rodica m’apprit qu’Eugène s’était éteint doucement, après une légère quinte de toux, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. Je remerciai Dieu de cette mort douce,
dans sa maison, près de celles qu’il aimait. Lors des obsèques en l’église Saint-Jean-de- Beauvais, le père Dumont, à la demande de la famille et en accord avec les célébrants orthodoxes, évoqua cette quête de Dieu, d’Eugène Ionesco, dont il avait été le témoin.
Toute sa vie Eugène Ionesco avait vécu dans l’obsession de la mort, et cette mort lui avait rendu visite comme une soeur, dans l’esprit de Saint-François. Devant une telle manifestation de l’amour de Dieu, je ne parvenais pas à être entièrement triste, puisque je sentais Eugène délivré de cette soif et de cette faim inextinguibles qui l’avaient poursuivi toute sa vie ici bas. Désormais il vivait d’un amour sans limite. Dans leur douleur, Rodica et Marie France avaient cette consolation, au fond de leur coeur, tout en mesurant l’ampleur de leur perte.
A l’issue de la très belle célébration orthodoxe des « quarante jours, » nous avons été quelques-uns à nous retrouver dans l’appartement, boulevard du Montparnasse, accueillis pour un repas de fête, par Rodica et Marie-France, dévouées à leurs hôtes. Eugène était l’âme du repas. De l’au-delà, il nous réunissait, chez lui, nous servait par les mains de sa femme et de sa fille. Lui qui toute sa vie avait eu faim et soif, nous donnait à boire et à manger, nous rassasiait de sa présence, dans son intérieur, par tous les souvenirs de lui que nous évoquions, au point que Rodica et Marie-France, dans leur chagrin, souriaient, sachant qu’Eugène était bien là, au milieu de nous. Nous sommes repartis avec de jolis oeufs peints, bénis pendant la messe, signe d’une immortalité qu’Eugène pressentait lorsqu’il disait lui-même : « L’Avenir est dans les oeufs. »
Le président de la Société des Auteurs, Claude Brulé, souhaitait rendre hommage à Eugène Ionesco dans la Revue de la Société. Il me pria de vérifier auprès des siens s’il n’y avait pas, dans ses papiers, un texte inédit, susceptible d’être publié à l’intention de ses confrères. Rodica et Marie France répondirent obligeamment à cette demande. J’ai découvert ainsi, avec émotion, un cahier à petits carreaux, à la couverture rigide, susceptible de servir de sous-main, où Eugène Ionesco, attaqué par la maladie, jetait sur le papier les souvenirs, les pensées, les cris qui lui sortaient de l’esprit et du coeur, pour s’en délivrer, à l’image de Baudelaire dans Fusées et Mon coeur mis à nu.
Nous sommes convenus de retenir un ensemble de textes représentatifs de sa personnalité et de ses préoccupations. Y sont successivement évoqués son enfance, son amour pour les siens, les infirmités de l’âge, la prolifération du mal dans le monde, et, pour finir, Dieu. Les lignes relatives à Dieu et au Christ pourraient être d’un mystique, tant la foi qui s’y exprime est forte et l’espérance lumineuse. Je ne peux résister à les retranscrire ici.
« Pas se fâcher avec Dieu.
« (Plus) avoir de « mots » avec lui.
« Je crains Dieu, je L’aime mieux dans Son Fils : Il est un Ami. Il est mon Frère. Ne
sommes-nous pas tous les Fils de Dieu ? Les Enfants de Dieu.
« J’espère ; tout se simplifiera ; tout nous paraîtra comme allant de soi ; tout sera Un
et compréhensible ; on nous expliquera tout, et l’immensité de la durée : 1 heure, 1 minute, 1 seconde, et la haine et l’être, et le fait d’être.
« Il ne peut pas, Il ne voudra pas nous laisser dans l’ignorance. Nous saurons tout miraculeusement et non pas rationnellement, tout sera expliqué, tout sera évident. »
Comme titre, nous avons retenu une observation, soulignée dans son manuscrit, rendant compte du mouvement intérieur qui l’habita toute sa vie : Je suis un athée croyant. Alors que la mort se présentait, le croyant l’emporta, et je reste frappé du
cheminement vers la paix d’un esprit longtemps tourmenté. Son exemple constitue un durable réconfort dont j’espère que beaucoup ont été et seront encore touchés.
***
Les auteurs ont reçu de Dieu, Maître de tout, Créateur du monde, le don le plus rare : le don de création. En cela ils sont proches de Lui, même quand ils L’ignorent, et sont chargés de responsabilités propres au regard des autres. On peut comprendre l’attachement de l’Eglise à leur mort chrétienne, car leur exemple est lourd de conséquences sur beaucoup, en bien comme en mal. D’où, parfois, des doutes émis sur la sincérité de conversions tardives, particulièrement à une époque où l’influence de l’Eglise débordait du domaine de la conscience, à celui de la vie publique. Ainsi à la mort de Voltaire. Rien de tel avec Ionesco. Sa vie aura été une quête, sans trêve, de l’absolu, avec des moments de grâce et d’autres d’incertitude, mais sans que ne cesse de briller, au fond de lui, l’espérance chrétienne. Sur sa fin, cette lumière a pris le dessus, dans des conditions non équivoques, et nous pouvons la contempler aujourd’hui, comme un phare qui fait surgir de l’obscurité, des écueils d’une vie, nous mettant en garde de ne pas nous y exposer. En cela, l’oeuvre et la vie d’Eugène Ionesco resteront exemplaires.
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