LE CHOREGRAPHE
UN AUTEUR QUI S’IGNORE
Jacques Boncompain
Direction de la Promotion des Répertoires et de l’Action Culturelle de la SACD
Le mouvement est inhérent à l’homme et la chorégraphie l’un des arts les plus anciens. Pourtant tout se passe comme si cette antériorité à d’autres formes d’art ne trouvait pas sa consécration, encore aujourd’hui, dans la reconnaissance du chorégraphe comme un auteur adulte à ses propres yeux, à ceux des autres auteurs, du législateur, des usagers et du public. La conséquence en serait une condition précaire considérée tantôt comme une fatalité, tantôt comme un supplément d’âme. Qu’en est-il au juste ? Nous allons fixer notre jugement au travers de l’examen de la protection du chorégraphe dans un pays tel que la France, dans les autres pays d’Europe, et, pour finir, dans le cadre des conventions internationales. Nous verrons alors s’il y a des leçons à tirer et des actions à entreprendre.
L’EXEMPLE FRANCAIS
Considérons la situation en France, pays, où la danse occupe dès longtemps une place de choix, où les auteurs ont tôt fait reconnaître leurs droits et se sont organisés pour les administrer. Le chorégraphe devrait s’y trouver dans une position avantageuse. Est-ce vraiment le cas ?
Les premières apparences sont flatteuses. La société de la cour prise la danse et le roi Louis XIV tout particulièrement qui lui apporte l’éclat de son rayonnement. Sous son règne une Académie de la danse est constituée en 1661, dirigée à la fin du XVIIIème siècle par le sieur Laval, rue Basse à Paris. Composée de 13 membres jouissant de diverses exemptions fiscales, elle a pour rôle « de s’exercer dans la Danse, de la corriger et de la polir. » De quoi exaspérer les créateurs non conformistes.
Force est de constater que les chorégraphes, dont plusieurs tels que Noverre et Dauberval sont passés à la postérité, se tiennent à l’écart ou ne sont pas associés à la réflexion et à l’action des auteurs dramatiques, ni en 1777 quand ils s’organisent, à l’invitation de Beaumarchais, en Bureau de législation, ni en 1791 lorsque, la loi sur le droit de représentation obtenue, ils ouvrent, un bureau de perception de leurs droits, ces deux bureaux représentant le premier état de l’actuelle Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, la SACD. Les portes de cette société leur seront ouvertes, de façon certaine, dès le milieu du XIXème siècle, pour la perception des droits des arguments, et peut-être antérieurement, mais ils devront attendre le développement de la danse contemporaine pour déclarer les chorégraphies sans argument, et 1991 pour disposer d’un représentant au conseil de la Société, la Commission.
Des chorégraphes conscients de leur art n’hésiteront pas à demander en justice la reconnaissance et le respect de leurs droits, la loi du 13 janvier 1791 traitant des oeuvres dramatiques en général, sans citer expressément les chorégraphies. Ils forgeront la jurisprudence et les règles de droit qui placent aujourd’hui les chorégraphes, en France, sur le même pied que les auteurs dramatiques et les compositeurs. Il est significatif que l’une des décisions les plus anciennes soit parmi les plus audacieuses puisqu’elle conclut, à la demande de Marius Petipa (Tribunal de la Seine, 11 juillet 1862), à la reconnaissance
de la protection d’un pas de danse, la protection de l’ensemble d’une chorégraphie valant pour sa partie. Autre décision en faveur des chorégraphes en 1875. A propos de la Vengeance de Djelma l’Indienne le tribunal de Rouen, bien que considérant encore la Chorégraphie comme un art mineur, juge : « quel que soit le mérite de l’oeuvre, elle constitue un droit, et reste la propriété de son auteur, et doit lui rapporter profit selon son importance. »
La position du chorégraphe est renforcée lorsqu’il a collaboré avec l’auteur de l’argument et, ou, le compositeur, mais la collaboration doit être voulue par les différents auteurs, car, juge la cour de Paris le 5 juillet 1919, à propos du ballet la Fête chez Thérèse, « on ne conçoit pas de collaboration imposée. » Dans un jugement du 17 février 1926, le tribunal de la Seine reconnait au chorégraphe la titularité du droit moral, « l’auteur d’un ballet, comme celui d’une oeuvre littéraire, dramatique ou musicale ayant le droit absolu de s’opposer à toute altération, modification, correction ou addition, si minime qu’elle soit susceptible de dénaturer sa pensée. »
Le 11 mars 1957, le législateur, prenant en compte la jurisprudence antérieure, fera figurer en toutes lettres, dans la loi nouvelle, les chorégraphies parmi les oeuvres protégées. Pour autant les moeurs ne changeront pas du jour au lendemain et les compagnies, y compris les plus importantes, continueront à presser les chorégraphes de recevoir une rémunération forfaitaire, et useront de leurs oeuvres comme si elles leur appartenaient. Aujourd’hui ces pratiques ont tendance à disparaître en raison de l’action persévérante menée par la SACD, action amplifiée depuis la création d’un poste de chorégraphe au sein de la Commission, occupé par Mlle Susan Buirge.
A L’ECHELLE INTERNATIONALE
A l’échelle internationale, les chorégraphes sont reconnus maintenant comme auteurs de leurs chorégraphies par nombre de législations. C’est vrai, ou sur le point de l’être, dans tous les pays membres de la communauté européenne. La mention est expresse dans les pays suivants : Allemagne, Irlande, Luxembourg, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Portugal.
En Belgique, la loi en vigueur remonte au 22 mars 1886 et protège les oeuvres littéraires et artistiques sans citer expressément les oeuvres chorégraphiques, ce qui sera chose faite dans la loi nouvelle en cours d’adoption. En attendant les chorégraphes sont déjà considérés comme des auteurs à part enttière tant par la doctrine que les tribunaux.
Au Danemark la loi est silencieuse sur les chorégraphies, mais, à la suite d’une énumération de différentes oeuvres il est stipulé à l’article premier que la protection va également « à une oeuvre exprimée de toute autre manière. »
En Grèce les oeuvres dramatiques font l’objet d’une loi spéciale du 16 décembre 19O9 et les chorégraphies, sans y être stipulées expressément, sont protégées.
Outre la loi locale, le chorégraphe peut revendiquer le bénéfice d’une convention internationale dont le pays où la protection est demandée, serait membre, tout comme le pays d’origine de l’auteur et de l’oeuvre.
Ainsi la Convention dite de Berne, dès sont adoption le 9 septembre 1886, mentionnait les chorégraphies dans le protocole de clôture ; mais la protection est devenue générale avec l’adoption de l’Acte de Berlin en 19O8. Détachées des oeuvres dramatiques les chorégraphies sans argument, voire sans musique, sont protégées de
façon certaine, pour autant, comme il en va pour les autres oeuvres, qu’elles aient un caractère orginal.
Dans les Actes cités la fixation des chorégraphies était requise. Cette condition a disparu des Actes les plus récents adoptés respectivement à Stockholm en 1967 et Paris en 1971.
La deuxième convention d’importance est la Convention Universelle adoptée à Genève le 6 septembre 1952. Conçue pour inciter les Etats non membres de la Convention de Berne à assurer un minimum de protection des oeuvres de l’esprit, elle ne mentionne pas les oeuvres chorégraphiques parmi le oeuvres protégées, mais la doctrine estime que cette protection est de droit.
On le voit, au plan légal le chorégraphe est très largement reconnu comme auteur. Au plan pratique il en va autrement. Longtemps sous la tutelle des compositeurs, prisonnier du statut de maître de ballet, mal assuré de ses droits, comment peut-il espérer s’imposer à des administrateurs d’Opéras et de compagnies qui entendent perpétuer des pratiques d’un autre âge. Afin de remédier à cette situation à l’échelon international, et dans premier temps européen, Mme Susan Buirge a organisé, du 2O au 23 septembre 1992, en l’Abbaye des Prémontrés de Pont-à-Mousson, en sa double qualité de commissaire de la SACD et de directrice du Centre Européen pour la Chorégraphie, les premières Assises du Droit d’Auteur du Chorégraphe(*).
Parmi les recommandations adoptées pendant ces Assises figurent :
– l’élaboration d’un contrat type de représentation et de collaboration;
– la constitution, en tous pays, d’associations professionnelles d’auteurs chorégraphes
;
– l’organisation de l’administration des droits des chorégraphes, en association ou non
avec d’autres catégories d’auteurs ;
– la sensibilisation des pouvoirs publics et des organisations professionnelles au dépôt
et à l’archivage, ainsi qu’à la conservation de la mémoire des auteurs chorégraphes.
– l’élaboration d’un manuel à l’intention des chorégraphes afin de les aider à mieux
connaître et faire valoir leurs droits.
Aux chorégraphes de prendre conscience de leur solidarité, d’accepter de sortir de la splendeur de leur isolement qui est souvent synonyme de misère. Le prix à payer c’est le respect d’un certain formalisme : créer des associations là où il n’y en a pas, déposer leurs oeuvres dans des délais raisonnables avant leur représentation, coopérer avec les sociétés d’auteurs, subordonner l’emprunt à des oeuvres préexistantes à l’autorisation de leurs auteurs. Au demeurant les chorégraphes ont à perdre un peu de leur tranquillité du moment pour gagner une assurance, une paix, une autonomie qui leur feront sinon défaut demain.
(*)Pour obtenir le compte rendu détaillé des Assises, en français ou en anglais, s’adresser à la Direction de l’Action Culturelle de la SACD, 11 bis rue Ballu, 75OO9 Paris Télé : (1) 4O.23.44.O2. Fax : (1) 4O.23.45.58.
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