DALAYRAC, FORTUNE D’UNE OEUVRE
Du droit d’auteur aux droits d’auteur
Jacques Boncompain
Directeur de la Promotion des Répertoires et de l’Action Culturelle de la S.A.C.D.
Avant mon entrée à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, Dalayrac représentait pour moi un de ces noms découverts, peints ou gravés aux murs de vieux théâtres, sur lesquels le regard flâne avant la représentation et qui font s’interroger : « Mais de qui s’agit-il ? Voici un homme illustre, devenu inconnu. Mon Dieu, que les réputations sont éphémères ! Comme une lyre surmonte son médaillon, il doit s’agir d’un compositeur. »C’était peu. Pas davantage que pour La Harpe. Et puis, à consulter les archives de la SACD je mis la main sur les livres de comptes des auteurs parvenus jusqu’à nous, et là, Dalayrac prit du galon : dans les registres de la Révolution, il venait en deuxième place pour le montant des droits perçus en province, après Grétry, mais avant Beaumarchais, mon auteur favori, le fondateur de la SACD.
Lorsque j’ai relaté l’histoire de la Société des Auteurs, j’ai retrouvé son nom au bas de pétitions, de comptes rendus, preuve qu’il participait aux réunions où les auteurs débattaient de leur avenir et mettaient au net leurs revendications vis-à-vis des directeurs de théâtre et de l’Assemblée Nationale. Mais je n’imaginais pas l’importance de son rôle; il m’a fallu pour cela faire la connaissance de Madame Françoise Karro, conservatrice à la Bibliothèque Nationale, à laquelle je dois d’être présent parmi vous aujourd’hui, ce dont je la remercie, car l’histoire des origines du droit d’auteur et, plus particulièrement de la Société des Auteurs, demeure l’un de mes sujets d’étude préférés, et tout élargisssement de mes connaissances en cette matière me donne une grande satisfaction.
Mon intérêt va au-de-là des connaissances historiques et juridiques; le droit d’auteur me passionne parce qu’il est au service des créateurs et que ses fondements s’enracinent dans le coeur d’artistes inventeurs d’un monde nouveau, fruit d’une sensibilité originale. Autrement dit, je suis ici autant, sinon davantage, pour découvrir Dalayrac, que de vous parler de lui. Les livres de comptes de la SACD m’apparaissent comme l’inventaire d’une succession dont je suis impatient de voir, de toucher les pièces.
Pour cela, il me faut apporter ma contribution; ce sera celle d’un notaire plus que d’un juriste ou d’un historien. Je vais me pencher avec vous sur ces fameux livres qui sont, en colonnes de villes, titres et chiffres, l’ombre portée jusqu’à nous d’une oeuvre, d’une réputation, que d’autres ici vont changer en lumière et en sons. Avant de saisir les
registres, un peu d’histoire.
Le 19 janvier prochain la première loi accordant la propriété
dramatique aux auteurs sur l’ensemble du territoire français aura deux cents ans. L’évènement est important et la SACD est intervenue avec succès pour qu’il figure dans la liste des célébrations officielles. Une série de manifestations sera organisée par l’ensemble des Sociétés d’Auteurs, probablement en juin, et ce sera une occasion de rendre hommage à l’action de Dalayrac.
Cette première loi n’est pas tombée du ciel. Les auteurs l’appelaient de leurs voeux depuis des années, ils l’ont obtenue à la force de la parole et de la plume. Le Bureau de Législation dramatique créé en 1777 à l’initiative de Beaumarchais, s’il aboutit à modifier le règlement de la Comédie Française dans un sens moins défavorable aux auteurs, ne permit pas d’établir leurs droits sur l’ensemble du royaume. Il n’y eut guère que le théâtre de Marseille pour accepter en 1787 de signer un traité, d’ailleurs sans lendemain, avec les auteurs. L’ensemble des théâtres de province continua de représenter sans convention les oeuvres imprimées ou données seulement sur les scènes de Paris, ayant recours à l’adresse des sténographes des tribunaux pour saisir les répliques… à la volée !
Avec la Révolution, les auteurs essaient de s’affranchir de la tutelle de la Comédie Française à Paris, et de soumettre au droit les théâtres de province. Le Bureau de Législation dramatique pousse ses feux après avoir été mis en veilleuse. L’infatigable Beaumarchais s’active, mais divers problèmes judiciaires et politiques l’obligent à rester en coulisse. Sedaine préside, La Harpe manifeste et Dalayrac offre à la cause des auteurs, coups d’archer et coups de plume. Son père, vous le savez, le destinait d’abord au barreau et s’il a vite lâché ce bâton-là, il rappelle opportunément aux directeurs de spectacles qu’en matière de chicane, il faut compter avec lui. Compter ! Beaumarchais le savait. Les comédiens français l’avaient appris à leurs dépens et à leur surprise. Beaumarchais, grand seigneur, leur faisait jusque-là don de ses droits. Il vivait mieux de ses spéculations financières, que des intellectuelles. Dalayrac, lui, ne pouvait se permettre ce luxe. Ses oeuvres lui apportent son nécessaire.
Une fois la loi adoptée, il convient d’en tirer les conséquences. C’est le trait de génie de Framery d’avoir eu l’idée de créer une agence centrale de perception à Paris avec des correspondants en province. Toute occasion m’est bonne de célébrer cet auteur, piètre poète, musicien plus faible encore, mais brillant théoricien de la poésie et de la musique : on luit doit un Avis aux poètes lyriques, un Dictionnaire de musique; il a enfin contribué à la création du Conservatoire de Musique. Sa vraie place, il va la trouver en devenant le premier agent général des auteurs. Avec lui, le Bureau de Législation dramatique se transforme en Bureau dramatique, c’est à dire une société de perception, la première d’une lignée qui réunit aujourd’hui plus de 14O sociétés dans 7O pays ! C’est aussi cela que nous fêterons l’an prochain.
Et Dalayrac ? c’est lui qui nous occupe maintenant. Eh bien il ne pouvait pas ne pas connaître Framery son aîné de douze ans. Ils ont en commun, l’un d’avoir été garde du comte d’Artois, l’autre d’avoir dirigé la musique d’iceluy ! Ils donnent leurs oeuvres aux mêmes théâtres, ils poursuivent le même combat. Framery, dans De l’organisation des théâtres de Paris, avait demandé rien moins que la liberté des théâtres et la propriété littéraire sans limitation de durée. Voici deux hommes également attachés à la défense des compositeurs.
En 1777, le conflit avec la Comédie Française mobilisait essentiellement les auteurs de texte. Les compositeurs étaient relativement bien traités par l’Opéra qui les pensionnait à compter de trois ouvrages mis au répertoire. Avec la liberté des théâtres, la liberté des conventions, les compositeurs se mobilisent. Dalayracest des leurs. Le 17 avril le comité élit les commissaires chargés de négocier avec la Comédie Italienne. Le résultat du vote donne une idée de la popularité de chacun : Grétry 11 voix, Dalayrac, Beaumarchais et Sedaine 9 voix, Desfontaine et Radet 8 voix, Framery 7 voix. Telle est la délégation. Falbaire, Champein, le Moine et Laujon sont évincés, les trois derniers n’ayant qu’une voix – sans doute la leur ! On le voit, Dalayrac est bien élu; il doit sa faveur à sa réputation de compositeur, mais sans doute, également, de négociateur. Le 19 juillet, un traité général est conclu. L’affaire est rondement menée si on la compare avec les négociations interminables conduites avec une Comédie Française dure à cuire, aguerrie par la première campagne de 1777 qui avait duré trois ans, et défendant mordicus ses privilèges. Mais les théâtres lyriques, jamais à court d’idées pour échapper à leurs obligations, donneront encore du fil à retordre aux auteurs, à Paris même. Le Théâtre Feydeau ne refuse-t-il pas de respecter son traité dès lors qu’il met à l’affiche des oeuvres françaises traduites en langues étrangères ? Le 17 septembre, les auteurs devront adresser une pétition ad hoc à l’Assemblée Nationale pour obtenir justice.
Avec les théâtres de province, Messieurs les Auteurs ont trouvé plus forte partie encore. Ces théâtres n’ont jamais rien payé. Pour échapper à Framery ils accumulent les prétextes les plus fallacieux : la province n’est pas Paris, le public y est plus resteint, un même théâtre doit multiplier les productions, la rétribution des auteurs constitue « un impôt inique, arbitraire, vexatoire », les prétentions des auteurs sont « exagérées » et puis les oeuvres imprimées avant la publication du décret des 13 et 19 janvier 1791 appartiennent au domaine public. Dans les papiers de Beaumarchais j’ai trouvé une Réponse de l’Agent Général des Auteurs Dramatiques, à son correspondant de la Ville de S. Elle est dans le style de Beaumarchais, mais elle s’avère insuffisante pour faire plier les directeurs. D’où un nouveau recours à l’Assemblée Nationale qui, par un décret du 19 juillet persiste et signe : « la convention entre auteurs et directeurs sera parfaitement libre; et les Officiers municipaux, ni aucun
autre fonctionnaire ne pourront taxer lesdits ouvrages ni modérer et augmenter le prix convenu; et la contribution des Auteurs, convenue entre eux ou leurs ayants-cause et les entrepreneurs de spectacles, ne pourra être ni saisie ni arrêtée par les créanciers des entrepreneurs de spectacles. » L’autorisation écrite de l’auteur est nécessaire, y compris pour les oeuvres écrites avant l’adoption de la loi des 13 et 19 janvier 1791.
Les directeurs de province ne désarment pas. Leur ire croît au contraire. Ils trouvent en Flachat, directeur à Lyon, « ancien procureur » nous dit Dalayrac, leur va-t-en guerre. Ce boute-feu déclenche un tir nourri sur les auteurs et les accable de dénonciation, observations, pétition, mémoire. Les auteurs ont besoin de toutes leurs forces pour y répondre. Ils agissent ensemble et séparément pour user de tous les talents, de tous les registres, de tous les réseaux d’influence. A côté d’une réponse collective attribuée par Madame Karro à Dupont de Nemours, Beaumarchais entre en lice sous ses couleurs, ce qui n’a pas de quoi surprendre, mais aussi Sedaine, Cailhava et notre Dalayrac.
Madame Karro en a publié la Réponse. J’en ai pris connaissance avec passion. Elle est d’un auteur professionnel, qui sait de quoi il parle, qui connaît, si j’ose dire, la musique ! qui est passé par le barreau et peut en remontrer en matière de chicane à un ancien procureur. Je ne connais pas encore la musique de Dalayrac, je note que son père ne manquait pas de clairvoyance en lui demandant d’avocasser.
On sait que les directeurs auront un succès passager, qu’ils feront adopter par surprise à l’Assemblée Nationale le « fatal » décret du 3O août 1792 qui retire au décret des 13 et 19 janvier 1791 tout caractère rétroactif vis-à-vis des directeurs de théâtre de province. Les auteurs n’en obtiendront la suppression que le 3 septembre 1793. Ils disposeront alors d’une base légale solide, mais il faudra attendre l’Empire et l’action des préfets pour que la perception des droits d’auteurs en province entre vraiment dans les moeurs. Je vois dans l’actuel conflit qui oppose les discothèques à la SACEM un avatar de celui qui opposa à l’époque révolutionnaire, directeurs de théâtre et auteurs. La querelle des tarifs se complique aujourd’hui de l’intervention d’une nouvelle instance, la Communauté Economique Européenne. Que les compositeurs s’inspirent de la combativité de leurs aînés, ils triompheront.
Et que deviennent nos livres de comptes dans tout ça ? J’y viens. Il était nécessaire d’évoquer les causes du conflit avec les directeurs de théâtres pour en apprécier le prix. Chaque somme couchée sur le papier constitue une victoire des auteurs sur les directeurs, une affirmation de leurs droits, un droit sacré, une propriété qui « n’est point sujette à conteste pour dol fraude ou séducton » selon les paroles fameuses de Beaumarchais. A Pâques 1792, fin de la saison théâtrale bien qu’il n’y ait plus de clôture des théâtres, Framery dresse un premier bilan de ses perceptions en province effectuées dans 25 villes : 8.868 livres 3 sols et 9
deniers. Maigre recette. Il fera mieux l’année suivante : 16.OOO livres. Mais ses frais augmentent avec les difficultés de percevoir et l’effet néfaste du fatal décret du 3O août 1792. Ces informations figurent dans les papiers conservés par la famille de Beaumarchais. Après, il y a un trou de documentation, jusqu’aux deux registres qui, à travers tous les déménagements, sont demeurés dans les archives de la SACD.
Je me saisis plus longuement du premier. Il couvre la période allant de Fructidor an II à Thermidor an III, autrement dit d’août 1794 à juillet 1795. Sur un total de 89.934 livres, Dalayrac – ses comptes n’occupent pas moins de 27 pages ! – émarge à concurrence de 6.O58 livres, soit 6,73% du total. (Il s’agit là des perceptions brutes, car il convient de déduire 15% de commission, 10% allant à Framery et 5% aux correspondants locaux.) Comme il arrive en deuxième position, aprés Grétry ( 78O3 livres ), la preuve est faite, ainsi qu’il l’écrivait au Comité d’Instruction Publique, que l’Opéra Comique est alors » la branche la plus importante du commerce des directeurs. » Outre cette information à caractère général, le registre permet d’avoir une vision très précise de la représentation du répertoire de chaque auteur : oeuvres, villes, théâtres, nombre de représentations, fréquentation des salles. La diffusion du répertoire de Dalayrac a de quoi rendre rêveur un compositeur lyrique d’aujourd’hui, heureux quand il ânonne quelques représentations d’une seule oeuvre au cours d’une année. Qu’on en juge !
Les oeuvres représentées abondent. J’ai relevé : L’Amant Statue, Ambroise, Azémia, Baptiste et Eloi, Camille, Les Deux Petits Savoyards, Les Deux Tuteurs, La Dot, l’Enfance de Jean-Jacques Rousseau, Nina, Philippe et Georgette, Raoul sire de Créqui, Renaud d’Ast, Roméo et Juliette, La Soirée orageuse. A eux seuls, six titres réunissent 953 représentations, soit, par ordre décroissant :
Les Deux Petits Savoyards, 262 représentations. Camille, 17O r.
Philippe et Georgette,137 r.
Azemias, 132 r.
Nina ,126 r.
L’Amant statue, 125 r.
( Nina, peut-être l’oeuvre la plus fameuse, n’est pas la plus jouée. Ainsi, pour la même période, La Mère coupable de Beaumarchais l’emporte sur Le Mariage de Figaro. )
Ces oeuvres sont à l’affiche dans la France entière, et chaque théâtre en donne plusieurs dans le cours de l’année, le plus souvent, dans le même mois. Voici la liste des villes : Alençon, Amiens, Arras, Bayonne, Besançon, Béziers, Bordeaux, Brest, Caen, Calais, Carcassonne, Châlons, Douai, Dunkerke, Grenoble, Le Havre, Larochelle, Libreville ( lire Charleville ), Lille, Lyon, Nancy, Nantes, Mâcon, Marseille, Metz,
Mézières, Montpellier, Orléans, Perpignan, Poitiers, Rochefort, Rouen, Saint-Quentin, Strasbourg, Toulon, Toulouse, Tours, Valencienne.
Prenons maintenant trois villes à trois bouts de la France. A Lille, sur la frontière, la situation paraît rentrer dans l’ordre. Dans son rapport aux auteurs de Pâques 1793, Framery déplorait : » Si cinq théâtres nouveaux ont conclu des traités, d’autres ont été perdus. La ville de Lille est dans ce cas; l’insolence du régisseur est telle que j’ai de la peine à trouver un correspondant qui ose combattre sa résistance et un homme de loi qui veuille se charger de le poursuivre devant les tribunaux. Il a fallu l’autorité du maire pour l’obliger à jouer la pièce patriotique du Siège de Lille, dont les auteurs ont abandonné leurs honoraires aux infortunés et courageux Lillois ». Les auteurs, avec un tel régisseur, n’avaient pas grand choix. Ajoutons qu’à l’époque, les correspondants n’étaient pas rémunérés. C’est précisément à partir de Pâques 1793 qu’ils recevront une commisson de 5%, celle de Framery (1O%) demeurant inchangée. Leur zèle en sera multiplié et l’augmentation des perceptions s’ensuivra.
Qu’en est-il du répertoire de Dalayrac, en cette ville, dans le registre que nous tenons ? Quatre oeuvres ont été données :
Les Deux Petits Savoyards, 17 représentations. Camille, 15r.
Azemia, 8 r.
Raoul Sire de Créqui, 5
C’est à Marseille que Beaumarchais avait réussi à signer un premier traité en 1787. A l’époque considérée, Framery intervient auprès de deux théâtres, le Théâtre de la République et le Théâtre Brutus, deux noms révolutionnaires pour une ville qui l’est tout autant. Ces théâtres se plient à l’ordre nouveau. Les perceptions sont proportionnelles aux recettes, donc parfois modestes. Lorsque Dalayrac soutenait le bien fondé du pourcentage, dans sa réponse aux Directeurs de spectacles, arguant que l’auteur était associé au volume de la recette, grande ou petite, il relevait : « J’ai vu sur l’état de M. Framery, à l’article du petit théâtre de Marseile, des parts d’auteurs de quatre livres, de quarante sous, de quinze même. » Pour connaître la situation des théâtres, Dalayrac n’avait qu’à regarder ses propres comptes. Voici les huit oeuvres représentées.
Camille, 18 représentations.
Les Deux Petits Savoyards, 13 r.
L’Amant Statue, 12
Azemia, l’Enfance de Jean-Jacques Rousseau, 8 r. Nina, Philippe et Georgette, 5 r.
Renaud d’Ast, 1r.
Attardons-nous maintenant à Toulouse, ville à théâtre la plus proche de Muret. L’unique salle de l’Ancien Régime élevée en 1736 à la
demande des Capitouls était devenue un club en 1792, avant de servir de magasin d’approvisionnements. Un jacobin à tous crins, promis à devenir maire, Desbarreaux, ouvrit une nouvelle salle au jardin Saint-Martial où il entreprit de propager ses idées en déculottant l’ancien répertoire et présentant le nouveau le plus cru, voire, de son cru, enfin… les Potentats foudroyés par la Montagne et la Raison ou Déportation des rois de l’Europe, sont directement inspirés du célèbre Jugement dernier des rois., de Sylvain Maréchal. N’agit-il pas pour la bonne cause ? Il se dédouane en permettant par avance à tout acteur républicain de jouer librement sa pièce, et s’estime » trop heureux s’il parvient au double but que tout républicain doit se proposer : couvrir les prêtres du ridicule qu’ils méritent, et imprimer dans l’esprit des peuples l’horreur que les rois doivent nous inspirer. » ( De fait je ne l’ai pas trouvé parmi les auteurs de l’agence de Framery, du moins dans le registre que nous considérons et qui commence après le 9 Thermidor, c’est à dire à la fin de la période où le répertoire de la Terreur tenait le haut des planches.) Les Spectacles de Paris et de la France pour 1794, lui remirent cette cocarde : « On ne peut que lui savoir gré d’avoir sans-culottisé un grand nombre d’ouvrages utiles qui, avec de légères additions, ont fourni à cet entrepreneur le moyen de varier son répertoire et de prêcher à nos concitoyens les vrais principes de l’Egalité et l’amour brûlant de la Liberté. » Tout ceci est rapporté dans Le Théâtre sous la Terreur, par Paul d’Estrée
Dalayrac accepta la Révolution, mais, musicien délicat, avec mesure. Fut-il prophète à Toulouse? Apparemment oui, avec un total de 67 représentations au lieu de 45 à Lille et 57 à Marseille. Dans les comptes de cette période, Toulouse est mentionné à quatre reprises avec à chaque fois un théâtre présenté de façon différente.
Théâtre Neuville
15 nivose 18
6 pluviose 11
4 ventose
6 15 30
2 germinal 5
Théâtre.C. Dram.
La Dot Créqui Renaud d’Ast Savoyards La Dot Savoyards
id.
id.
la Dot Créqui
5 livres 5
3,15 2,10
5 2,10 2,10 2,10 5
5
1er floréal 3
7
9
14
26
13 prairial 18
3 messidor 24
29
4 thermidor
15
1 fructidor
30
Azémia 7,10 Nina 3,15 Savoyards 3,15 Créqui 7,10 Savoyards 3,15 Azémia 7,10 id. 7,10 Savoyards 3,15Renaud d’Ast 5,15 Nina 3,15 Savoyards 3,15 Renaud d’Ast 5,13 Créqui 7,10 Savoyards 3,15 id. 3,15
Théâtre de la République
22 vendémiaire 8 brumaire
9
15 frimaire 18
19
24
28
28
29
26 nivose 26
7 pluviose 9
17 26
3 ventose 14
21
Grand Théâtre
13 ventose 5 germinal
11 12 14
6 floreal
Savoyards 3,15 Créqui 7,10 Savoyards 3,15 Créqui 7,10 Azémia 7,10 La Dot 7,10 l’Amant statue 3,15Renaud d’Ast 5,13 Nina 3,15 Azémia 7,10 L’Amant Statue 3,15 Savoyards 3,15 id. 3,15 Amant Satatue 3,15
Créqui 3,15 Nina 7,10 Créqui 7,10 Azémia 3,15 Savoyards 3,15
Amant Statue 3,15 Nina 3,15 Amant Statue 3,15 Azémia 7,10 Renaud d’Ast 5
id. 5,13
7 8 9
22 28
5 messidor 1er thermidor 5
7
14 18 24 28
2 fructidor 13
17 21
Nina 3,15 Amant Statue 3,15 Azémia 7,10 Amant Statue 3,15 Créqui 7,10 Amant Statue 3,15 Romeo et Juliette 15 id. 15
id. 15 id. 15 Amant Statue 3,15 Renaud d’Ast 5,13 Romeo 15 Amant Statue 3,15 Renaud d’Ast 5,13 Nina 3,15 Romeo 15
Romeo et Juliette, avec 15 livres de droits d’auteur par représentation, arrive en tête de la fréquentation des salles. Créée au Théâtre Favart le 6 juillet 1792, sur des paroles de Monvel, cette oeuvre bénéficie d’une relative nouveauté par rapport aux autres, d’où son succès, mais elle n’arrive pas en tête pour le nombre de représentations. Sur ce plan, elle est battue par les infatigables Deux Petits Savoyards, comme le montre le tableau suivant :
1) Le Deux Petits Savoyards, 16 représentations. 2) L’Amant Statue, 10 r.
3) Raoul Sire de Créqui, 9 r.
4) Renaud d’Ast et Azémia, 8 r.
5) Nina, 5 r.
6) Roméo et Juliette, 5. 7) La Dot, 4 r.
Sachant que la livre comprend 2O sols, on obtient une perception globale à Toulouse, pour la période considérée, de 389 livres. Dans La Comédie Française au 18e siècle, éd. Mouton, Mme Claude Alasseur fixe à 315 livres le salaire annuel moyen d’un manoeuvre en 1793, et à 21 fois ce salaire, la valeur de la part entière d’un comédien français. Ces comparaisons permettent de relativiser la rémunération des auteurs. Dalayrac, brillant second pour l’ensemble des perceptions en province avec 6O58 livres, reçoit la valeur d’une année de salaire de manoeuvre à Toulouse, de 18 années en tout; soit moins que la dernière évaluation de la part d’acteur à la Comédie Française, d’ailleurs la plus basse depuis 1760. Ainsi la part entière représentait 40 fois le salaire annuel d’un
manoevure pendant la saison 1791-92, et 87 fois pendant la saison 1784-1785 où fut créé Le Mariage de Figaro ! Ces seuls calculs trahissent l’excès des protestations des directeurs lorsqu’ils jugeaient le fardeau du droit d’auteur insupportable.
Dans le registre suivant qui couvre la période allant de Fructidor an III à Germinal an IV, c’est à dire d’août 1795 à mars 1796, Dalayrac se taille une nouvelle place de brillant second derrière Grétry. Il empoche19.412 livres, sur un total de 237.764.. Lorsqu’il meurt le 27 novembre 18O9 ses oeuvres lui survivent fort bien pendant des années. Une fois encore les comptes en font foi. Deux agences alors sont en activité. Le registre des procès verbaux de celle à laquelle apartenait Dalayrac est, chance ! lui aussi parvenu jusqu’à nous. En 1816, les perceptions globales atteignaient 75.213 f. 94 c. En 182O, elles accusent une baisse, avec 69.816 f. 😯 c. Pixérécourt, biographe de notre compositeur, en donne la raison : l’entrée dans le domaine public du répertoire de Dalayrac, lequel produisait près de 8.OOO francs l’an. Les auteurs feront campagne pour l’allongement de la propriété littéraire, un débat toujours actuel. Framery ne proposait-il pas, avant Victor Hugo, une propriété perpétuelle ?
Jusqu’à sa mort, Dalayrac aura pesé sur le bilan du Bureau des Auteurs, pour son bien et le leur. Il mérite de figurer en bonne place parmi les pères du droit d’auteur, aux côté de Beaumarchais, Sedaine, Framery et La Harpe. Mais sans doute a-t-il droit à davantage : qu’on le joue ! Pourquoi ce succès général hier, cet oubli aujourd’hui ? J’ai envie de mettre des sons sur des titres et des chiffres. Je ferme les registres et j’ouvre mes oreilles : musique !
Muret le 27 octobre 199O
0 commentaires