SACDLA COMEDIE DES AUTEURS
Jacques Boncompain
Avertissement
Il y a vingt ans, voyant se profiler le bicentenaire de la fondation de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques par Beaumarchais, j’entrepris d’en écrire l’histoire. En fait, je n’ai cessé de m’intéresser aux auteurs contemporains, et si je me suis penché sur l’histoire de leurs aînés, c’est pour mieux les soutenir.
Je recueillis une documentation volumineuse, je la mis en action et la seule relation des évènements allant jusqu’à la création du Mariage de Figaro remplit quatre cents pages. Il ne s’agissait pas pour moi d’écrire un traité de droit. J’entendais montrer les auteurs aux prises avec la destinée, solidaires ou ennemis, au milieu de leur vie créatrice, sentimentale et politique.
L’art dramatique est un laboratoire idéal pour observer une société dans ses contradictions et métamorphoses, et la Société des Auteurs, réduction de la Société française, tout spécialement. La rétrospective vaut le détour ; elle nous en dit long sur les moeurs, l’état d’esprit, l’état de droit actuels. Il y a des leçons à tirer. Je bouclai fiches et dossiers pour ne les ressortir de leurs boites que l’espace d’un papier : exposition, anniversaire, enquête. L’étude d’aujourd’hui va plus loin.
A la faveur d’évènements récents, le gouvernement des auteurs, la Commission, décida de se remettre en question, de s’interroger sur sa nature, son rôle, ses méthodes, ses objectifs. Un psychodrame chez des auteurs dramatiques, quoi de plus normal ? Il figure au répertoire ! A cette occasion, invité par quelques-uns à répondre sur l’origine de dispositions, je rouvris la boite de Pandore de l’Histoire, et je ne suis pas parvenu à la refermer aussitôt.
Plusieurs questions m’ont occupé – la Commission les avait en tête : rapports entre auteurs et ceux qui les servent (chargés d’ambiguités, révélateurs de la condition des uns et des autres) ; au négatif, le coût du service rendu ; au positif, l’évaluation de ce service ; la durée de la protection des auteurs ; les moyens de palier la concurrence des auteurs morts faite aux vivants ; l’assistance des auteurs.
Mises en bouche chez différents protagonistes, elles s’animent, font revivre des époques et deviennent plus intelligibles à l’observateur d’aujourd’hui qui les regarde à la longue-vue caracoler jusqu’à lui sous différents uniformes. J’ai donné les dynasties qui ont présidé la SACD, la première, celle des législateurs, la seconde, celle des apprentis de la gestion, la troisième – la plus longue – la jacobine. Avec la décentralisation opérée en Belgique et au Québec, la constitution de sociétés satellites comme le GRITA, Prolyrica, Entr’acte, SCALA, peut-être sommes-nous entrés sous le règne de la quatrième, la girondine.
La SACD n’est pas une Société impersonnelle, sans domicile établi. Je l’ai suivie dans les rues de Paris, d’un siège à l’autre, et, pour finir, j’ai interrogé le monument de sa naissance, et celui de ses Champs Elysées : le buste de Beaumarchais, salle de Commission, et le monument aux morts de la cour d’honneur.
Voici remontée de deux siècles de profondeur une pèche compacte; d’un coup je la libère du filet, parfois en vrac, sous vos yeux, vous laissant le soin d’en saisir tout vifs les poissons qui vous tentent – des espèces que l’on croyait disparues palpitent encore – et de rejeter à la mer de l’oubli le menu fretin.
Métamorphoses : Dynasties :
Durer sans viellir :
4 5
12
A table ! l’Histoire repasse les plats.
*
TABLETTE
L’aigle à deux tête : 13 Les petits plats ou les grands ? 28
-240Le droit du seigneur : 38 Le mort saisit le vif : 74 Le droit des pauvres : 97
La statue du commandeur : 102 Panthéon ou sclérose en plauqes ? 103 Quand les auteurs déménagent : 107 L’homme de Valladolid : 109 Livre d’héraldique :
I) METAMORPHOSES Chronologie et adresses de la SACD :
1) 6 juillet 1777, fondation du Bureau de Législation Dramatique, au domicile de Beaumarchais, Hotel de Hollande, rue Vieille-du-Temple à Paris, Beaumarchais étant élu commissaire et représentant perpétuel des auteurs, assisté de Sedaine, Marmontel et Saurin.
2) 1791, constitution d’un Bureau de perception sis 127 rue Neuve- des-Petits-Champs vis-à-vis la rue Chabanais, dont les statuts sont déposés en février chez maître Rouen. Publication d’un avis dans le Mercure et le Moniteur, invitant les auteurs à donner procuration à Framery avant le 8 mars.
3) 1798. Constition d’une agence rivale par Fillette Loreaux., 26 rue du Bac.
4) 7 mars 1829, réunion des deux agences, 3O rue Saint Marc, au sein d’une même société, à l’initiative de Scribe et Pixérécourt, avec la possibilité d’une réconduction qui fut effectivement utilisée par vote lors de l’assemblée générale du 3O avril 1854. Statuts déposés chez Maître Thomas. L’Association des auteurs est devenue une société civile par acte déposé chez Maître Thomas le 18 novembre 1837.
5) Nouvelle Société le 1er mars 1879, 8 rue Hyppolyte Lebas, par acte passé chez Maître Thomas, pour une durée de 25 ans reconductible une fois, si les 2/3 des sociétaires ayant le drooit de vote ne demandent pas la mise en liquidation. Confirmation lors de l’assemblée générale du 22 février19O4 et installation au 12 rue Henner jusqu’en 1929 où la Société acquiert les 9/11 rue Ballu et 193O le 11 bis.
6) Nouvelle Société le 1er mars 1929 à la suite des deux assemblées constitutives des 27 novembre et 3 décembre 1928. En 1928 le personnel de la SACD se limitait à 33 personnes au siège, contre 16O en 1992.
II) DYNASTIES
LISTE DES PRESIDENTS
1) BUREAU DE LEGISLATION DRAMATIQUE Beaumarchais président à vie 3 juillet 1777.
Sedaine
Beaumarchais empétré dans les suites de l’affaire Kornman
2) BUREAU DES AUTEURS
1ère agence (Framery, agent général)1791-1829
1790
Sedaine? 1791- ? Eugène Sribe ?
2ème agence (Fillette-Loreaux agent général) 1797-1829 ?
Marsollier 1814-1815 Bouilly 1816 Guibert de Pixérécourt ?
0?
3) SOCIETE DES AUTEURS ET COMPOSITEURS DRAMATIQUES FORMEE LE 7 MARS 1829
Charles-Guillaume ETIENNE
Népomucène LEMERCIER BERTON
Eugène SCRIBE Népomucène LEMERCIER Eugène SCRIBE Népomucène LEMERCIER -240
Eugène SCRIBE Casimir DELAVIGNE
Jean VIENNET Charles-Guillaume ETIENNE Jean VIENNET Pierre-Antoine LEBRUN
1829-1830 1830-1831
1831-1832
1832-1833
1834-1835
1833-1834
1834-1835
1835-1836 1836-1837
1837-1838
1838-1839 1939-1840 1840-1841
1841-1842 1842-1843
1843-1844 1844-1845
1845-1846 1846-1847
1847-1848
Victor HUGO Jean VIENNET
Eugène SCRIBE
Elu président à vie avec voie consultative
lors de l’assemblée générale de 1855.
Honoré MELESVILLE Auguste MAQUET Honoré MELESVILLE
Auguste MAQUET
Léon LAYA
VERNOIS de SAINT-GEORGES
Léon GOZLAN et LOCKROY
VERNOIS de SAINT-GEORGES
Auguste MAQUET Alexandre DUMAS fils
-240
Auguste MAQUET
Camille DOUCET Auguste MAQUET
1848-1849
1849-1850 1850-1851 1851-1852
1852-1853 1853-1854 1854-1855
1855-1856 1856-1857
1857-1858 1858-1859 1859-1860
1860-1861 1861-1862
1862-1863
1863-1864 1864-1865 1865-1866
1866-1867
1867-1868 1868-1869 1869-1870
1870-1871
1871-1872 1872-1873
1873-1874 1874-1875
1875-1876
1876-1877 1877-1878 1878-1879
4) NOUVELLE SOCIETE DU 1er MARS 1879 Auguste MAQUET 1879-1880
Camille DOUCET
Victorien SARDOU Camille DOUCET
Victorien SARDOU Camille DOUCET
Victorien SARDOU Alexandre DUMAS
Alexandre DUMAS Victorien SARDOU
Victorien SARDOU
Ludovic HALEVY Victorien SARDOU
Ludovic HALEVY et Alfred CAPUS
Afred CAPUS Georges OHNET
Alfred CAPUS
Paul HERVIEU Jean RICHEPIN Paul FERRIER
fils fils et
1880-18881
1881-1882 1882-1883 1883-1884 1884-1885
1885-1886
1886-1887 1887-1888 1888-1889
1889-1890
18890-1891 1891-1892 1892-1893
1893-1894 1894-1895 1895-1896
1896-1897 1897-1898
1898-1899
1899-1900 1900-1901 1901-1902
1902-1903
1903-1904
1904-1905 1905-1906
1906-1907 1907-1908
1908-1909 1909-1910
1910-1911 1911-1912
1912-1913
Pierre DECOURCELLE
Robert de FLERS Maurice HENNEQUIN Romain COOLUS Maurice DONNAY
Pierre WOLFF Romain COOLUS Robert de FLERS
André MESSAGER André RIVOIRE
Romain COOLUS BRIEUX
1913-1914
1914-1915
1915-1916
1916-1917 1917-1918
1918-1919 1919-1920
1920-1921 1921-1922 1922-1923
192-1924 1924-1925
1925-1926 1926-1927
1927-1928 1928-1929
5)NOUVELLE SOCIETE DU 7 MARS 1929
Charles MERE
Henry KISTMAECKERS
-240
Charles MERE
Emile FABRE
Charles MERE
Marcel PAGNOL
0Roger FERDINAND Réné FAUCHOIS
Raoul PRAXY Jean-Jacques BERNARD
1929-1930 1930-1931 1931-1932
1932-1935 1935-1938
1938-1939 1939-1944 1944-1946 1946-1955 1955-1956 1956-1957 1957-1958
Raoul PRAXY Armand SALACROU Raoul PRAXY Armand SALACROU Henri SAUGUET Armand SALACROU Alain DECAUX
Jean VALMY Armand LANOUX Yves JAMIAQUE Claude SANTELLI André ROUSSIN Claude SANTELLI CLAUDE BRULE Claude SANTELLI Claude BRULE
1958-1961 1961-1964 1964-1965 1965-1969 1969-1970 1970-1973 1973-1975 1975-1978 1978-1981 1981-1983 1983-1984 1984-1986 1986-1988 1988-1990 1990-1992 1992-1993
*
III) DURER SANS VIELLIR,
ETRE D’AUJOURD’HUI, D’HIER, DE
DEMAIN,
LA EST LA QUESTION !
INTRODUCTION
-240
La SACD est une Société très particulière, je dirais presque contre
nature, puisqu’elle regroupe des créateurs, individualistes par tempérament. Qu’elle ait survécu pendant deux siècles aux révolutions et aux guerres, qu’elle se soit maintenue quel que fût le régime en place laisse rêveur et admiratif. Sa capacité d’adaptation est celle d’une démocratie qui digère sa propre contestation, les contestataires faisant entendre leur voix et, s’ils sont en force, adopter leurs idées, quoique avec un décalage dans le temps. Société démocratique, elle n’en est pas moins hiérarchisée, avec des classes. C’est une Société d’Empire où le simple soldat, adhérent, a son bâton de général, (commissaire), de maréchal (président), dans sa giberne. L’âge lui a donné un ton et un train de sénateur. Anciens et modernes, nouveaux auteurs et sociétaires y croisent les idées. Il y a ceux, commme autrefois le Marquis de Sade, qui sont enclins à faire preuve de compréhension envers les usagers, et ceux qui sont enclins à une fermeté sans faille ; les pragmatiques, ouverts à des compromis, des exceptions, et les théoriciens, géomètres des affaires et des moeurs. Un temps le traité a le dessus. Il faut des règles. Mais la pression des faits l’emporte peu à peu, des exceptions apparaissent nécessaires jusqu’à ce que la règle fasse figure d’exception. Il faut alors légiférer à partir de la réalité nouvelle, jusqu’à ce que la nouvelle loi tombe en désuétude. Au fil des siècles, il y a une alternance des mentalités, des procédures, des solutions et lorsqu’un commissaire ou une commission croient faire du neuf, ils reprennent bien souvent une disposition ancienne qui avait été abandonnée au profit de celle, précisément rejetée maintenant. N’est-ce pas là la vie même et si Stendhal se reposait en changeant de travail, les Sociétés se guérissent avec de vieux poisons devenus médecine jusqu’à faire de nouveau figure de poison. L’alternance n’a pas de vertu qu’en politique, elle est le moteur de la vie artistique, administrative, commerciale. Il y a en toute activité un risque de léthargie qu’on est tenté de conjurer en prenant le contrepied de ce qui se faisait jusque-là. La valeur est dans le réveil des hommes, qui passe, parfois par le changement des hommes et des méthodes de travail, toujours par un
réexamen des uns et des autres, quitte à les conserver avec des adaptations.
*
VI) L’AIGLE A DEUX TETES OU
LA TETE ET LES JAMBES ?
COMMISSION ET ADMINISTRATION
J’ai dit que l’auteur était individualiste ; inventeur d’un monde, le sien, il lui est parfois difficile de reconnaître l’univers de ses confrères comme de s’entendre avec eux sur une même définition des règles de sa profession . Puisque Société il y a, afin de dégager un espace de liberté vis-à-vis des usagers des oeuvres, elle ne peut être que démocratique, et le modèle idéal serait la démocratie directe.
La Société a fonctionné ainsi à ses débuts, car les auteurs étaient en petit nombre. Leur augmentation, l’extension de la propriété littéraire à l’ensemble du territoire français, puis à des pays étrangers, la multiplication des usagers qui en a résulté, le foisonnement des problèmes à résoudre, leur complexification, ont entraîné une délégation toujours plus grande des responsabilités, entre auteurs d’abord, au profit de techniciens ensuite, ce qui a été plus difficile à admettre. Au gré des circonstances, on assiste à un mouvement en accordéon entre les techniciens ou gestionnaires, et les élus
ou politiques, les premiers ayant pour eux d’être toujours aux affaires, les seconds de disposer d’une légitimité élective et professionnelle.
Suivant les tempéraments d’auteurs, les techniciens doivent être de simple exécutants, auxquels il n’appartient même pas d’esquisser des solutions aux problèmes posés. A l’opposé, des auteurs sont prêts à accorder aux techniciens une marge de manoeuvre considérable, qui pourrait aller jusqu’à considérer leur chef comme une sorte de consul entre les mains duquel ils remettraient tout pouvoir. Sauf que le consul avait des pouvoirs de courte durée et que le passage est aisé du consulat à l’empire. Ce serait renoncer à des prérogatives reconnues par un mandat électif. La raison se situe entre les deux et il faut trouver les organes et mécanismes qui assurent la réflexion, la décision, le gouvernement, le contrôle, à un rythme permettant à chacun de remplir sa fonction de façon normale.
Les premiers agents généraux étaient des auteurs, qu’il s’agisse de Framery, avec sa Colonie, et Fillette-Loreaux avec Lodoïska, signataire dès 1791 d’une lettre collective des auteurs. Echappaient-ils pour autant aux critiques de leurs confrères ? Pas vraiment. Beaumarchais le premier, alors qu’il donnait de son temps et de son crédit pour libérer les gens-de-lettre du servage des comédiens et des princes, était accusé par nombre de ses confrères de s’entendre sur leur dos avec les comédiens français pour faire jouer de préférence ses propres pièces.
Rien de changé à cela, et il est dans la logique de cette mentalité des origines qu’il soit interdit aujourd’hui à un auteur d’être un salarié de la SACD. Mais pour autant, l’inverse fut vrai longtemps. Il était interdit à un salarié, en cours d’exercice de ses fonctions, de taquiner la muse, étant aussitôt déclaré adultère et sommé de choisir entre la condition d’auteur ou celle de salarié. La modification des statuts sur ce plan absorba une part notable des débats de deux assemblées générales, celles de 1983 et 1984, car il s’avéra impossible de parvenir à un accord en une fois. Aujourd’hui, les nouveaux statuts ont tourné le problème en déclarant le salarié inéligible à la fonction de commissaire, ce qui le rendrait juge et partie.
On comprend, dans ces conditions, la révolution qu’a constitué la nomination d’un délégué-général. Il a fallu que les faits soient plus pressants que la volonté d’indépendance des élus pour que ces derniers acceptent de composer avec un non-élu qui représenterait au quotidien l’ensemble de l’administration. Mais le auteurs se sont rendu compte que leur volonté appuyée d’indépendance interne mettait à mal leur indépendance externe et qu’à ce jeu là, pour ne pas composer avec l’autorité d’un collaborateur dont ils avaient la liberté de choix et de contrôle, ils passaient toujours plus sous la coupe d’usagers dont l’existence s’imposait à eux.
Dans un article publié dans le bulletin : La Soupe de Beaumarchais fume encore, j’ai donné des indications sur le fonctionnement du Bureau de Législation Dramatique, dès 1777. « L’assemblée, pour être légale entre nous doit être composée de douze membres et tous les objets qui y seront traités ne seront adoptés que quand ils auront huit voix sur douze, c’est-à- dire les deux tiers sur la totalité, alors, toute l’assemblée présente et même ses membres absents seront obligés de signer la délibération comme adoptée par le corps entier et seront censés l’avoir signée si quelqu’obstacle les en empêchait.
« Il est arrêté que le corps des auteurs dramatiques s’assemblera au moins une fois par mois outre les assemblées extraordinaires pour lesquelles il y aura convocation particulière. » Des papiers de Beaumarchais qui me sont passés par les mains je tire la conclusion que, président, il
servait aussi de secrétaire, sauf à se faire aider par un copiste. Pas de fonctionnaire donc, de préposé des auteurs, Beaumarchais faisant face à tout : le gîte, la plume, la soupe ou le rôt.
Avec la création d’un bureau de perception, cela change. Les auteurs se déchargent de l’administration quotidienne sur un, puis deux agents personnellement responsables de leur gestion, selon un système qui tient de la ferme de l’Ancien Régime, sauf que le forfait porte sur les frais et non le montant des droits versés, système mixte, avec une entreprise privée sous le contrôle des auteurs qui édictent les règles, et surveillent la finance, mais ne sont pas responsables des questions d’intendance et de personnel.
Les auteurs estimaient qu’un particulier agirait avec plus d’économie dans le cadre financier qui lui était fixé, que s’il géraient par eux-mêmes l’agence. Ils se laisseraient aller, dans un tel cas, à des dépenses inconsidérées. Ce système mixte s’est continué, avec une immixtion toujours plus grande des auteurs, jusqu’à la première moitié de ce siècle.
La deuxième agence constituée en 1797 par Fillette-Loraux, l’était sur le modèle de la première. Il est possible de suivre au minutier, dans les registres des notaires, et en particulier dans ceux de maître Rouen, le ballet des pouvoirs des auteurs qui vont et viennent d’une agence à l’autre, au gré de leurs humeurs, de la plus ou moins bonne gestion des agents, et également des avances qui leur sont consenties pour les attirer. (Fillette Loraux, rue du Bac division de la Fontaine Grenelle, le 14 Thermidor an 8 : 3O subsitutions de pouvoir en blanc. Framery, 63 rue Vivienne, 18 pluviôse an 9. Fillette Loraux, de la part de Guibert de Pixérécourt et Julie Piccini le 5 Ventôse an XI. Framery demeurant 63 rue Vivienne, section Le Pelletier, 25 substitutions, le 2O Vendémiaire an XII. Framery, 23 décembre18O6 : André. François-Joseph Grétry, Barthélémy Nicolas Picard, Louis- Dieudonné de Martainville, Jean-Constant Borgeaud, veuve Jean-Baptiste Choudard Des forges, Jean-François Lesueur au conservatoire de musique…)
Dans l’un des livres de compte de Framery j’ai relevé, au compte de Fillette-Loreaux :
« Le dû d’arrièré depuis floréal an 3 au 15 germinal an 4. »
Fillette-Loreaux floréal an 4 assignats 4O,16.
On imagine l’amertume que dut causer à Framery le départ de cet auteur décidé à fonder une agence rivale. J’ai retrouvé trace aux archives nationales de la révocation du pouvoir de Fillette Loreaux à Framery le 29 frimaire an VI (19 novembre 1797).
Entre les deux agents, c’est un peu la guerre. Sedaine, le président, au moins apparent, du Bureau de Législation Dramatique avant l’adoption de la loi, s’en va chez Fillette ! Le livre de Framry porte la marque de cette infidélité.
Sedaine
Theâtre Montensier La Gageure.
5 Pluviose an 5 12 11 8
« Soldé à Fillette-Loreaux le 2O Thermidor an 5. »
Sedaine, sans doute gêné, n’a pas voulu repasser toucher ses droits. Ainsi ai-je appris de leur nouvel agent, le départ d’auteurs dont ma direction assurait la repésentation depuis longtemps et, me semblait-il, sans démériter.
Mais lorsque Framery peut mettre la main sur un auteur de Fillette, il s’occupe de tout : procuration, notaire… C’est ce qu’il fait pour un auteur qui reprendra plus tard le chemin d’où il vient et sera élu président de la deuxième agence :
PIXERECOURT
« 28 floréal an 8 Théâtre des Troubadours La Rancune
« Payé le 5 prairial an 8 les frais de la signification de la procuration au sieur Fillette-Loreaux 3f 15c. Idem au notaire Minute et expédition de la procuration en date du 1er Prairial an 8 (21 mai 18OO). »
Fillette-Loreaux (décédé en 1810) s’avèrera un agent décevant et ne pourra se maintenir. La première agence ne retrouvera pas pour autant son ancien monopole. Les auteurs voulaient créer une compétition entre les deux agences et se réserver une liberté de choix de leur représentant. Sauvan prendra le relais, et, après lui, en 1813, Richomme, son beau-frère.
Les déménagements, les rangements qui sont des dérangements, depuis deux siècles, nous ont privés de bien des documents, mais nous en savons davantage sur la deuxième agence, pendant l’Empire et la Restauration, que sur la première. C’est donc celle-là qui nous servira de modèle jusqu’à leur réunion.
Cette même année, le 26 octobre, Scribe âgé de vingt-deux ans, donna pouvoir à la première agence dirigée par Prin :
« Augustin Eugène Scribe demeurant à Paris rue des jeûneurs n°7. » Il changera d’adresse et se fera construire un superbe hôtel !
Reprenons l’étude de la deuxième agence. Son comité d’auteurs se réunissait le 2O de chaque mois à sept heures du soir. (L’espacement envisagé des commissions serait un retour aux sources.) Toutefois, le 2O janvier 1818, un membre du comité « considérant que les séances du soir sont incommodes pour beaucoup de commissaires et qu’il en résulte souvent que plusieurs d’entre eux sont forcés d’y manger ce qui peut être nuisible aux intérêts des auteurs (!), il est arrêté qu’à compter du mois de février prochain, les séances du comité qui ont lieu le 2O de chaque moi se tiendront à 3 heures précises au lieu de sept heures. »
Lors de l’assemblée générale du 8 février 1819, il est rappelé que « L’agent général est et demeure seul chargé à compter de ce jour de tous les frais de correspondance, d’impression ordinaire et extraordinaire que pourra exiger le service général des auteurs ; des frais de voiture pour les cérémonies, les démarches auprès des autorités, et généralement de toutes les dépenses qui auront pour but l’intérêt général des auteurs. » C’est souligner que la charge de l’agent tient de la ferme, et, peut-être, étendre la kyrielle de ses frais en y incluant les frais de voiture…
0Le 21 février 182O, nous assistons à la naissance du droit, pour l’agent général, de présenter son successeur. Richomme donnait toute satisfaction, il avait avancé à Sauvan le montant du cautionnement de 2.5OO francs fixé dans le règlement, lequel fut absorbé par des impayés. Il en versa un second en prenant ses fonctions et agit avec une diligence telle que peu de droits furent perdus pour les auteurs. D’où les assurances que lui donne le comité, en un temps où il s’inquiète de son avenir et de celui de sa famille. Il est soutenu en cela par le commissaire inspecteur Pixèrécourt. Bien sûr, les auteurs se réserveront d’agréer ou non le successeur proposé. En cas de refus, « les auteurs prennent l’engagement d’imposer à l’agent général qu’ils nommeront la condition de faire annuellement à la veuve de M. Richomme et à ses descendants, une remise de 2,5% sur le quinze pour cent accordés par le règlement général pour ses frais et honoraires. » La veuve recevra cette pension pendant sa vie et les enfants jusqu’à leur majorité.
Il y a là quelque chose qui peut permettre de comprendre comment la féodalité s’est installée par la progressive hérédité des fonctions publiques. Le titulaire d’un poste est naturellement porté à présenter son successeur et le mode de rémunération du poste peut entraîner l’adhésion de ceux qui disposent du droit de nomination. . Signalons que dans la première agence, un mouvement semblable s’était amorcé, Prin, successeur de Framery avec lequel il travaillait depuis décembre 18O5, versa une pension à la veuve de celui-ci lorsqu’il décéda le 2O novembre 181O.
Cette même année 182O, le 9 août, Richomme est nommé juge de paix du 1Oème arrondissement de Paris. Comme il propose de continuer à viser et contresigner, en qualité de conseil, les états de dépouillement, caisse, registres, lettres et tous autres actes de l’agence, et qu’il assure aux auteurs « la même garantie pécuniaire, et une garantie morale plus sûre encore s’il est possible, que celle qu’ils ont trouvée en lui jusqu’à ce jour, » le comité arrête le 21 août :
Article 1er
L’agence dramatique établie rue Vivienne continue de s’administrer au
nom des auteurs dramatiques par le comité desdits auteurs renouvelé chaque année par cinquième suivant les anciens statuts et réglements.
Article 2è
M. Juste Michel délégué et caissier de l’agence, recevra au nom des
auteurs, de tous caissiers, directeurs de spectacles des départements, des agents particuliers des villes de province, tous les droits et rétributions revenant aux auteurs et en donnera tout récépissé et quittance.
Article 3è
M. Richomme, conseil de l’agence, assistera et aura voix consultative
à toutes les assemblées, tant des comités, que générales, ordinaires et extraordinaires.
Article 4è
La coopération de M. Richomme comme conseil à tous les auteurs de
l’agence, sa signature sur tous les états de dépouillement, cahiers, bulletins, recépissés, lettres missives, extraits ou expéditions des délibérations, soit des comités, soit des assemblées générales ordinaires et extraordinaires, sont indispensables pour la validité des actes émanés de l’agence ; à cet effet il est tenu de surveiller toutes les opérations du délégué et du commis
de l’agence, de se faire rendre compte, d’ouvrir tous les paquets, compulser les registres de caisse, de délibération et de correspondance, et le commissaire inspecteur près le comité est invité à veiller particulièrement à l’exécution de ces dispositions.
Article 5è
Le délégué est tenu de résider dans le local actuel de l’agence pendant
toute la durée du bail, pour la sûreté de la caisse et la conservation de tous les titres et papiers qui en dépendent ; le conseil de l’agence a son cabinet dans le même local pour la facilité de communication avec les auteurs et l’exécution, sans déplacement, des dispositions contenues à l’article 4 ci- dessus.
Article 6è
Les entrées personnelles dans les théâtres de la capitale, attachées à
l’agence, ayant pour but le contrôle nécessaire à exercer dans l’intérêt des auteurs sur les représentations ainsi que sur les recettes à faire, le délégué de l’agence jouira de ces entrées ; il est autorisé à se pourvoir à cet effet devant qui il appartiendra ; MM les auteurs dramatiques promettent à M. Richomme leurs bons offices auprès des administrations théâtrales pour lui conserver, comme conseil de l’agence, celles dont il a joui jusqu’à présent.
Article 7è
Il n’est pas dérogé par le présent arrêté aux dispositions de celui du 21
février dernier pris en assemblée générale pour le cas de décès de M. Richomme et cet arrêté lui sera applicable dans sa nouvelle qualité. Il est bien entendu que M. Richomme venant à perdre la qualité de juge de paix reprendrait de droit son titre d’agent général et tout ce qui en est la conséquence. Paris le 21 août 1821. »
Parmi les signatures plus rondes que batardes on note celles de Cherubini, Delrieu, C. Delavigne, Duval, Jadin, Pixérécourt, veuve Loaisel Detréogat (décédé en, 1812).
J’ai donné l’intégralité de ce document car nous ne possédons malheureusement pas les statuts orginaux des agences, ceux de l’agence de Framery ayant disparu des archives de Maître Rouen, subtilisés sans doute par un amateur de signatures ! De ces dispositions il convient de déduire la mue qui s’opère dans la personne du délégué où l’on voit poindre le futur délégué général. Différence : celui d’aujourd’hui n’a pas à résider au siège social ! A noter que les registres donnent le relevé des perceptions en province seulement, au point que je doutais que les agences soient intervenues durablement à Paris où les auteurs auraient jugé plus simple et économique d’intervenir eux-mêmes. La référence à la surveillance des théâtres de la capitale montre le contraire. Mais qui dit surveillance ne dit pas nécessairement perception. Il est clair qu’il y a eu des évolutions dans les attributions des agences et les conditions de leur intervention, au travers d’une époque particulièrement agitée.
C’est par la réunion des deux agences sous le même toit le 7 mars 1829 que les Bureaux d’Auteurs prennent le nom de Société de Auteurs et Compositeurs Dramatiques. Considérons les statuts tels que révisés le 18 novembre 1837, afin de transformer la Société en société civile :
Art.3 : Le siège de la Société est établi 3O rue Saint Marc, chez M.M. Michel et Guyot, au domicile de l’un desquels tous actes seront valablement signifiés. (A. Roger succédera à Guyot, et L. Paragallo à Jules Dulong remplaçant de Jules Michel)
Objet de la Société
Article 5.- L’objet social de la Société est :
1° la défense mutuelle des droits des Associés vis-à-vis des
Administrations théâtrales ou de tous autres en rapport d’intérêt avec les Auteurs ;
2° La perception à moindres frais des droitsdes Auteurs vis-à-vis des administrations théâtrales à Paris et dans les départements, et la mise en commun d’une partie de ces droits, ainsi qu’il sera expliqué plus bas;
3° La création d’un fonds de secours au profit des associés, de leurs veuves, héritiers ou parents ;
4°) La création d’un fonds commun de bénéfices partageables.
ADMINISTRATION DE LA SOCIETE
11.- La Société continuera d’être adminstrée par un conseil d’Administration, qui conserve le titre de Commission des Auiteurs et Compositeurs Dramatiques.
La Commission est autorisée à s’adjoindre deux agents en qualité de mandataires, et à choisir le Conseil judiciaire de la Société.
Les membres de la Commission actuellement en exercice continueront leurs fonctions pendant tout le temps fixé à leur durée par la délibération du 7 mars 1829.
12.- Comme par le passé, la Commission sera nommée par l’Assemblée générale des Sociétaires, et composée de quinze Membres élus pour trois ans, dont un tiers sera renouvelé tous les ans.
Tout membre sortant après trois années d’exercice ne pourra être réélu qu’après un an d’intervalle.
La Commission pourra être dissoute par l’Assemblée générale des Sociétaires, qui devra immédiatement procéder à la recomposition de la Commission.
Les membres de la Commission dissoute pourront être réélus.
Si tous les Membres de la Commission veulent donner leur démission, ils ne pourront le faire que dans l’Assemblée générale, qui procédera immédiatement à la composition de la Commission ; dans ce cas, les Membres démissionnaires pourront être réélus, et leur sortie par tiers sera, comme par le passé, réglée parle sort en Assemblée générale.
En cas de démission partielle donnée en Assemblée générale, le remplaçant sera nommé par l’Assemblée générale pour compléter la durée de fonction du démissionnaire.
Si par décès ou démission partielle survenus dans l’intervalle des Assemblées générales, le nombre des Membres de la Commission n’est pas réduit au-dessous de dix, la Commission pourra continuer valablement ses travaux, sans procéder au remplacement, ou bien remplacer les Membres démissionnaires par ceux des Sociétaires qui auront réuni le plus de voix dans la dernière élection.
Seront considérés comme démissionnaires les Membres qui n’auront pas assisté aux réunions de la Commission pendant plus de trois mois, sans excuses jugées valables par la Commission ; dans le cas où, par décès ou
démission, la Commission serait réduite à moins de dix Membres, les Membres restant convoqueront immédiatement une Assemblée générale pour pourvoir aux remplacements.
13.- Ne pourront faire partie de la Commission ceux des Associés qui seraient Directeurs ou Régisseurs dans un théâtre de Paris ; seront censés démissionnaires ceux des membres de la Commission qui, dans le cours de leurs fonctions, viendraient à se trouver dans un cas d’exclusion ci-dessus.
14.- Les délibérations de la Commission seront prises à la majorité des Membres présents. La Commission ne pourra délibérer valablement qu’au nombre de sept Membres au moins. En cas de partage, la délibération sera renvoyée à la séance suivante ; en ca de nouveau partage à cette dernière séance, la voix du Président sera prépondérante.
ATTRIBUTIONS DE LA COMMISSION
15.- La Commision administrera les affaires de la Société et la représentera dans toutes les conventions, actes, procès, constatations et circonstances qui l’intéresseront.
Elle traitera, contractera, plaidera, transigera et compromettra au nom de la Société, et fera tous les actes d’administration ; elle fera avec toutes les entreprises théâtrales les traités qui fixeront les droits des Auteurs sociétaires ; elle en assurera l’exécution soit de la part de Auteurs, soit de la part des Administrations théâtrales ; elle autorisera et suivra tous les procès que chacun des Sociétaires pourrait avoir à raison de la représentation de ses ouvrages et des droits en résultant. Ces procès seront introduits et soutenus à la requête des membres de la Commission, ou bien au choix de la Commission, à la requête de l’Auteur lui-même, ainsi qu’il sera dit à l’article 16, poursuites et diligences des Agents et aux frais de la Société ; la Commission surveillera la perception des droits d’Auteur, qui sera faite par les Agents ; elle disposera de tous fonds sociaux et en règlera le placement, le déplacement et l’emploi ; elle autorisera les dépenses et accordera les secours réclamés par les Auteurs indigents et par leurs Veuves et héritiers ou parents ; elle consentira tous transferts de rentes, les signera et en recevra le prix.
16.- Chacun des membres de la Société donne, par le fait de son adhésion aux présentes, aux membres de la Commission, un mandat social à l’effet d’introduire en son nom et à sa requête, mais aux frais de la Société : 1° tout procès qu’il pourrait personnellement avoir vis-à-vis des théâtres, à raison de ses ouvrages et des droits en résultant ;
2° Tout procès intéressant la généralité des Sociétaires, et qu’il serait utile d’intenter à la requête de tous ou de plusieurs.
La Commission aura droit de substituer dans le présent mandat tous agents, avoués, agréés et défenseurs en première instance, appel ou cassation.
Aucun procès ne sera intenté aux frais de la Société qu’après les délibérations de la Commission.
Dans le cas où la Commission ne croirait pas devoir intenter de procès aux frais de la Société, le Sociétaire demeurera libre de le faire à ses frais, risques et périls.
La Commission, bien sûr, a les pouvoirs les plus étendus pour l’établissement des traités généraux, comme il sera indiqué ultérieurement.
Ces extraits m’ont paru devoir être cités car ils font référence à des pratiques antérieures à la nouvelle Société, et donc à des dispositions, fruits de l’expérience, figurant dans des statuts sur lequels je n’ai encore pu mettre la main. Ils montrent aussi l’ancienneté de règles toujours en vigueur et comment c’est à dessein que les termes de Commission et Commissaire ont été maintenus, de préférence à ceux de Conseil d’administration et Administrateur.
L’article 2O reconnaît aux agents le droit de présenter leurs successeurs à l’agrément de la Commission. « Si, dans un délai de trois mois, l’Agent ou les ayants droit ne faisaient pas agréer un successeur par la Commission, il serait pourvu d’office au remplacement par la Commission, mais à titre onéreux, et le prix en sera acquis à l’Agent ou ses ayants droit. Dans le cas d’infidélité prouvée, l’Agent perdra le droit de présenter son successeur ; la Commission disposera de son agence, et le prix en sera acquis à la Caisse de secours de la Société. Chacun des agents fournira un cautionnement de quinze mille francs, dont la nature sera déterminé par la Commission. »
Lors de l’assemblée générale du 5 avril 1882, le président fait observer « que les agents généraux ont un double mandat : celui qu’ils tiennent de la Société pour les affaires sociales et pour la perception des droits d’auteur, et celui qu’ils tiennent directement de chacun de leurs clients en ce qui concerne leurs comptes particuliers. »
Le 12 juin 19O8, à la suite du décés de l’agent Péllerin, nombre d’auteurs voulurent libérer la Société de la charge que représentaient les agences. Mais la majorité recula devant l’importance des indemnités à consentir. La Commission proposa de permettre à l’agent survivant d’acquérir l’agence laisssée vacante et d’y placer un commis. L’assemblée générale extraordinaire s’y opposa mais demanda qu’une clause de rachat soit à l’avenir insérée dans les contrats avec les agents. Il fut imposé au successeur de Pellerin « un traité dans lequel il était stipulé que la charge achetée par lui pour vingt ans, à raison de 12O.OOO francs, subirait une déperdition annuelle.
La question rebondit avec le décés de l’agent Robert Gangnat le 3O octobre 191O. La Commission, lors de sa séance du 2 décembre, décida de demander aux héritiers Gangnat de renoncer à leur droit de présentation, autrement dit, de consentir à l’abandon de leur charge. Les héritiers demandèrent 65O.OOO francs de compensation. A la suite de négociations conduites par le président Paul Ferrier, Robert de Flers, Maurice Hennequin et Gabriel Trarieux, un accord intervint sur la somme de 45O.OOO francs. Quant à la charge de Bloch, successeur de Pellerin, grâce à la convention passée l’année précédente, le coût de la charge était tombé de 12O.OOO à 11O.OOO francs. Si l’on ajoutait les taxes, les frais de rachat du mobilier, propriété de agents, le coût de l’absorption des agences atteignait 7OO.OOO francs. Le fonds social permettant de faire face à cette dépense, l’assemblée générale extraordinaire du 6 mars 1911 donna son accord à l’opération qui fut une première révolution.
Se posa alors le problème de l’unification ou non des agences. Lucien Gleizes était partisan de l’instauration d’une régie directe. Arthur Bernéde, rapporteur, déclara que la commission écarta cette proposition, à première vue séduisante : « Nous estimâmes que la régie directe entraînerait pour la Société les soucis et les responsabilités d’une administration difficile, compliquée, et pour laquelle les auteurs dramatiques ne sont peut être pas
suffisamment préparés. Puis nous craignîmes que dans l’élan de notre générosité coutumière, nous ne fussions entraînés peu à peu à augmenter nos dépenses avec beaucoup plus d’entrain que des agents directeurs responsables de leurs frais. » Souci également d’éviter l’immixtion des commissaires dans les affaires de leurs confrères.
L’assemblée se prononce pour le maintien de la dualité des agences, mais avec la nomination, par la Commission, « de deux mandataires assujettis à son contrôle, toujours révocables par elle et cependant entièrement responsables de leur perception, leur gestion et de leur personnel. Chaque mois les agents directeurs arrêteront les comptes de leurs clients et leur délivreront des mandats dont le Caissier principal, sur présentation, leur versera le montant, soit en chèque, soit en espéces. » L’absorption des agences permet de répartir aux auteurs les bénéfices qu’elles dégageaient, en réduisant la rémunération des agents mandataires. Les modifications statutaires entraînées par la réforme ont été discutées article par article par la Commission avec Henri Poincaré.
Nouvel acte de l’intégration des agences à la Société, la Sous- Commission administrative estima « qu’il y avait intérêt à supprimer les barrières qui séparaient les services de la Société et ceux des agents généreaux et à unifier le personnel. Le voisinage de deux catégories d’employés qui ne sont pas traités de la même manière au point de vue des soldes, des gratifications, des congés, créait comme on disait du temps de l’Edit de Nantes : deux Etats dans l’Etat, et ne pouvait que nuire à la marche des affaires. Brieux étant président, l’assemblée générale du 14 mai 1929 entérina cette proposition qui avait, entre autres mérites, d’unifier la comptabilité et la répartition là où autrefois trois services différents se juxtaposaient, chaque agent et la société ayant le sien. La compression de personnel devait permettre d’augmenter le traitement de ceux qui demeuraient et d’améliorer le recrutement. « Les anciens employés des agents généraux, devenus eux aussi employés de la Société, et les fonctionnaires et agents des services administratifs ayant les mêmes avantages, les mêmes droits et les mêmes devoirs travailleront désormais plus unis dans l’amour de notre Société (Applaudissements). »
Cette union ne fut pas toujours du goût de l’employeur. Le mouvement social de 1936 atteint la SACD en 1937. Le personnel demanda une augmentation. Les agents soutinrent sa revendication d’autant pous aisément que la charge des salaires ne leur incombait plus. Le président Méré résista et il fallut la menace précise, un 13 au soir, de ne pas payer les auteurs le 14, pour qu’il cèdât.
Avec la guerre il y eut des turbulences d’une autre nature. Steve Passeur, bien informé, mit la rue Ballu en émoi en annonçant de façon prématurée que les allemands étaient aux portes de Paris. D’indiscrétion en indiscrétion, ce qui avait été une confidence à quelques personnes, alarma le quartier. Les policiers du commissariat vinrent lui intimer de tenir sa langue. Il n’empêche, les commissaires, prudents, firent déménager une partie des archives comptables à Cépoy, près de Montargies, dans la maison de retraite – la bien nommée – des auteurs.
A l’arrivée des allemands, ce fut le grand dérangement. N’oublions que toutes les délégations de province sont rattachées à Paris. Pendant la Commune, les agents s’étaient installés à Versailles et continuaient ainsi de correspondre avec les délégués de province. Paris sur le point d’être occupé, il paraissait nécessaire de se replier. Steve Passeur avait vu juste, et la leçon porta. Commissaires, les agents Marcel Bloch et Marcelle Wyldschitz et leur état-major, se replièrent en toute hâte, bien au-de-là de
Cepoy, après avoir licencié le reste du personnel, livré aux évènements. Ils ne s’arrétèrent qu’à Montauban, ville dotée d’une bibliothèque municipale de 15.OOO volumes et d’une fabrique de plumes. Elle devait sa fondation aux habitants de Montauriol, soucieux d’échapper à l’exercice du droit du seigneur voisin. Côté SACD, ce fut la fraternisation. Il fallait bien se remettre des émotions du voyage.
Rue Ballu, les hotels étaient fermés. Les commissaires s’en inquiétèrent. Deux secrétaires licenciées furent rengagées avec mission d’occuper, l’une, le 9, l’autre le 11 de la rue. Au 11 bis, des sociétaires demeurés à Paris, dont Pierre Veber, Jean-Jacques Bernard, André Heuzé, tinrent des simulacres de commissions où les Montalbanais étaient qualifiés de « Pétochards. »
Un beau jour, Suzanne Arnoux, la gardienne du 11 – futur agent de 1961 jusqu’à leur suppression par la création de la Direction du Théâtre en 1968 – entendit du bruit. Son sang ne fit qu’un tour. Serait-ce les allemands ? C’était un cheminot en costume, avec des airs de conspirateurs. Il s’agissait de Christian Vebel ; évadé, il cherchait à se procurer de l’argent pour rejoindre sa famille à Bordeaux. La caisse de secours de la SACD remplit son office de circonstance. Alerté, Jean-Jacques Bernard débloqua les fonds nécessaires. Christian Vebel gagna Bordeaux et, de là, Alger où il ouvrit un cabaret de chansonniers : les Trois Baudets.
Peu de temps après, les Montalbanais rentrèrent au bercail. Alfred Bloch réussit à passer les lignes allemandes en ambulance, avec la protection de sa compagne, Yvonne de Bray, ancienne égérie d’Henri Bataille qui lui légua son répertoire. Une partie seulement du personnel licencié fut rengagée. La dualité d’agences subsista, les agents conservant une relative autonomie de gestion et une rémunération proportionnelle aux encaissements. Une fois par mois le délégué-général se rendait en zone nono chercher bordereaux et demandes d’adhésion.
Il ne semble pas que les allemands soient venus rue Ballu. De temps en temps la menace plana. On se passait le mot :
– Il se pourrait qu’il y ait une vache.
Rien de très compromettant : l’Institut de Vaccine était installé juste en face et il n’était pas rare de voir des vaches dans la rue.
En 1941 Alfred Bloch, en raison de son âge – il était octogénaire – mais aussi sous la pression des évènements, démissionna. Entré comme comptable à la SACD, il avait hérité du répertoire d’un auteur, ce qui lui avait permis de disposer du montant de la caution requise pour succéder à l’agent Pellerin. C’est pourquoi il fut depuis interdit à un membre du personnel d’hériter du répertoire d’un auteur. Mais toute règle souffre exception. Alfred Bloch traversa l’occupation sans être trop inquiété, toujours sous la protection d’Yvonne de Bray.
La Commission décida d’intégrer entièrement son agence qui devint l’Agence générale de la SACD et de placer à la tête son collaborateur immédiat, Amédée Leclair, sous le contrôle du délégué général et du contrôleur général. A la mort de Ballot, Leclair, responsable des contrats étrangers de cet agent, avait proposé à Alfred Bloch de le reprendre avec sa secrétaire Anette Roux, en lui promettant de lui apporter le fleuron de la clientèle : les comptes de Hugo, Meilhac et Halévy, Massenet… Ce qui fut fait.
(Avant la guerre certains droits étrangers, qualifiés « le bleu », étaient versés discrètement aux auteurs, sans passer par la caisse. D’où la relation particulière de confiance qui s’établissait entre les auteurs et le personnel
de l’étranger. Aujourd’hui tout passe par la caisse, ce qui n’interdit pas la confiance mais retire la complicité.)
L’agence Bloch devint ainsi la plus importante. En revanche, le responsable des contrats étrangers de Bloch, Besnard, succéda à Ballot. Chacun s’y retrouva. Echange de bons procédés, Besnard débaucha des auteurs de l’agence Bloch et s’attira les grâces de nouveaux auteurs tels que Marcel Pagnol et Roger Ferndinand. Le petit jeu commencé en 1797 entre Fillette Loreaux et Framery se poursuivait. Besnard trafiqua les comptes, dont celui de Pagnol, et fut licencié. Le trou découvert fut remboursé sur les droits produits par le répertoire de son père, Lucien Besnard, coauteur de l’opérette l’Auberge du cheval blanc. La réputation du père avait assuré le choix du fils ; la caution morale se doubla d’une caution financière. Tout finit bien, à compte d’auteur.
Avec cette nouvelle mutation, Leclair parvint à devenir agent à son tour, mais salarié. Il reçut des appointements fixes et les économies dégagées furent réparties en fin d’année, au prorata, entre les clients de l’agence. La cohabitation de deux agents au statut distinct ne pouvait se poursuivre sans difficultés et l’agence Morrazzani fut à son tour intégrée à la SACD sur le modèle de l’agence Bloch.
(Amédée Leclair poursuivit sa carrière en revenant à ses anciennes amours : l’étranger. A la Libération il devint le premier chef des Services de l’Etranger, coiffant l’ensemble des dossiers étrangers de la SACD, alors que la dualité d’agences subsitait encore. Claude Masouyer lui succéda, lui- même remplacé par Mlle Annette Roux, ancienne collaboratrice de Leclair, auquel succéda M. Jean-Pierre Boscq, qui fut aussi l’un des deux agents. Le changement s’effectuait dans la continuité.)
Entre temps, le 1er février 1921, avait été créé, autre révolution, un poste de délégué-général, dont le premier titulaire, Albert Biéville, avait de quoi rassurer la Commission, puisqu’il était avoué honoraire, ancien président de la Chambre des avoués de Paris. Depuis la Commission a fait appel à un avocat, mais aujourd’hui, les professions d’avoué et d’avocat ont fusionnées. Le même homme, selon l’adage des procureurs, a donc « la parole libre et la plume serve ».
Il n’empêche, retour de balancier, en 1946 les commissaires, dans un accés d’indépendance, suppriment le poste de délégué-génral et rétablissent la commission sociale qui en remplissait les fonctions autrefois. Mais, la gestion collective a ses limites, il faut toujours un responsable aisément identifiable. L’homme sur qui va reposer la réalité de la charge est un commissaire dévoué, Fernand Rouvray, dont la venue sera d’autant plus appréciée par le personnel, qu’il refuse tout traitement, et que le traitement du délégué-général est réparti entre les différents salariés de la SACD !
Ce retour à l’ancien régime sera transitoire. L’histoire, déjà, avait annoncé la couleur. Quand, en 1791, aprés l’adoption de la loi, le Bureau de Législation Dramatique devint un Bureau de perception, Framery choisit en province des représentant éclairés qui assurèrent la perception des droits des auteurs pour l’amour de l’art, sans commission. Mais en 1793 il dut reconnaître que le bénévolat avait ses limites et que, sans intéressement des représentants aux perceptions, eh bien, il n’y aurait bientôt plus de perceptions. Ici de même. Etre délégué-général est un métier, qui ne peut être exercé durablement que par un technicien appointé, relevant directement de la Commission, dont il a pour rôle d’appliquer les décisions. Ainsi, M. Jean Matthyssens, d’abord désigné comme secrétaire-
général lors de l’Assemblée-Générale du 21 mai 1948, deviendra délégué- Général – j’allais dire à vie, comme Scribe fut élu président à vie. Mais, pour M. Matthyssens, la durée vint de reconductions successives, tacites ou non.
Sans doute faut-il périodiquement repenser le mode d’administration de la SACD et trouver les organes, les procédures adaptés aux temps modernes. Mais la SACD n’est pas une Société comme les autres, son histoire fait partie de sa substance, elle a une culture d’entreprise incomparable. De tradition il existe une fréquentation entre commissaires et techniciens qui donne à ceux-ci une sensibilité adaptée à l’objet social. Chacun songe à améliorer la communication et l’efficacité de la gestion. Trop de réunions est certes nuisible, mais il en est d’elles, à la SACD, comme de ces espaces perdus des vieilles maisons, dont on découvre, dans les constructions modernes calculées au millimètre, qu’ils sont nécessaires à la vie. Une vision purement administrative de la SACD l’assècherait et entraînerait un phénomène croissant de rejet de ses membres, si je puis risquer cette observation.
Enfin, des évènements récents ont montré l’utilité des réunions à huis clos. Il devrait en être pour elles, me semble-t-il, comme de l’extrême- onction autrefois à Naples. Le président de Brosses, dans ses Lettres d’Italie écrites au XVIIIème siècle, rapporte qu’à Naples l’extrême onction était systématiquement administrée aux malades, même quand leur état n’inspirait aucune inquiétude. Ainsi, le malade vraiment sur le point de passer de vie à trépas, ne sentait pas sa dernière heure venue en voyant paraître l’officiant à son chevet avec les saintes huiles. D’ailleurs on parle plus sagement aujourd’hui de sacrement des malades puisqu’il a pour but de redonner force à ceux qui souffrent. Ainsi les commissions à huis clos pourraient être banalisées, à raison d’une par trimestre, quel que soit le train des affaires. Temps de réflexion des commissaires entre eux, elles n’auraient pas le caractère de chambre ardente qu’on leur a connu il y a peu. Mais je crois enfoncer là une porte bien ouverte aujourd’hui.
*
V) LES PETITS PLATS OU LES GRANDS LE TRAIN DE VIE DE LA SACD
Périodiquement le train de vie de la SACD fait l’objet d’interrogations. C’est dans l’ordre des choses puisque les auteurs ont intérêt à supporter une déduction pour frais sur leurs droits la plus faible possible. Encore que la déduction la plus faible ne soit pas le signe de la meilleure gestion, si elle se traduit par une perte d’efficacité de la Société, tant dans le recouvrement des droits que dans l’action incessante qu’elle doit mener auprès des pouvoirs publics, des institutions internationales et des usagers de tous ordres, pour garder au droit d’auteur sa substance. Il y a donc matière à
discussion entre une vision quotidienne de l’administration du droit d’auteur et la prospective.
J’ai dit que les premiers correspondants en province de Framery étaient des amis des gens de lettres, bénévoles et que dès 1793, l’assemblée générale des auteurs, sur la proposition de Framery, dût accepter de leur verser une commission de 5%. A quoi rime une commission nulle si les droits tendent vers zéro. Tout le problème est là, qui n’a rien perdu de son actualité quand aujourd’hui des auteurs dénoncent les cascades de commissions, particulièrement sur leurs droits étrangers. Impôts à la source, représentant local, Société soeur, Société du Siège, absorbent parfois la moitié des droits, voire davantage. Il faut certes agir à tous les niveaux pour réduire les frais à la partie incompressible, mais sans remettre en cause le principe et l’efficacité du recouvrement. Sinon la bonne gestion est un trompe l’oeil. Ces déductions s’imposent aussi aux agents privés, même si l’auteur croit y échapper en ayant recours à eux.
Quatre registres de comptes de Framery nous sont parvenus. L’un s’intitule : Livre des Auteurs Commencé le 1er Floréal an 4 (2O avril 1796), il donne quelques indications sur les représentations données à Paris, mais plus généralement il mentionne les sommes versées le 15 de chaque mois aux auteurs. La répartition aujourd’hui a lieu le 14. Un jour de différence en deux siècle ! la tension de la SACD demeure fort bonne.
Sur la couverture du second il est écrit à la plume : Livre des auteurs pour les théâtres de Paris : 6ème Année : 1796 à 1797. Sixième année, car le Bureau de Perception avait été fondé aussitôt après l’adoption de la loi du 13 janvier 1791.
A compulser ces livres il apparait que la commission de l’agent, tantôt qualifiée remise était limitée à 2% des perceptions.
Prenons le compte de Beaumarchais :
Théâtre Feydeau
Eugénie 16 Vendémiaire an V 143 7 136 4 Barbier 18 et 3O Vend. 742 4 7O5 2
Beaumarchais Reçu 1285,2 espèces et 35O Mandats.
La première colonne donne la somme brute, et la seconde la somme nette auteur, celle que Beaumarchais reconnaît avoir touchée, écrivant après sa signature, sous quelle forme : partie en espèces, partie en assignats qu’il appelle Mandats, les deux moyens ayant cours.
Aileurs la commission apparaît parfois en chiffre. Ainsi dans le compte d’Armand Charlemagne (nom lourd à porter pour l’auteur de comédies telles que l’Insouciant, l’Homme d’Affaires, l’Homme de Lettres.
Théâtre Louvois 321 89 remise 2% 10 19
311 70
Dans le compte du dénommé Philipon La Madeline (la poésie de son nom l’incita à écrire un Dictionnaire de rimes), le terme commission est expressément mentionné.
Les deux registres de province de l’agence de Framery confirment que l’auteur avait une vision exacte de l’exploitation de son répertoire et des droits qu’elle générait. Framery reportait fidèlement sur un registre, par auteur, dans l’ordre chonologique de leur arrivée, les montants bruts des droits, oeuvre par oeuvre, avec le lieu et la date de représentation. Mois par mois, il totalisait les perceptions et procédait, dans un second temps, à deux déductions : la première, de 10% rétribuait les frais du siège, la seconde, de 5%, allant aux agents de province.
Pourquoi 2% pour Paris et 10% pour la province ? C’est que l’intervention de Framery était indispensable pour la province, où l’auteur n’avait pas les moyens d’assurer seul l’administration de son répertoire. En revanche, à Paris, l’auteur étant majoritairement parisien, n’aurait pas accepté une forte amputation de ses droits. Une déduction légère l’incitait à rester dans le rang et l’agent se rattrapait sur la province, de ce qu’il ne touchait pas à Paris, selon un mode de calcul qui est encore retenu par certaines Sociétés d’auteurs. Il n’empêche, Framery sera confronté à l’indiscipline constante de certains auteurs, particulièrement dans la capitale où les sollicitations des directeurs s’exerçaient directement, et qui comptaient, par des réductions de droits, faire jouer leurs pièces de préférence à celles des confrères.
Retenons que l’auteur, son représentant ( comme Gudin, pour Beaumarchais), ou son ayant droit, tel que la veuve de Goldoni, émargeait sur le registre, dont il prenait connaissance de ce fait, et encaissait le solde. Si la perception n’avait pu avoir lieu, la représentation était tout de même mentionnée avec en marge ce mot : réclamé.
Cette procédure toute simple, fait l’admiration des visiteurs de la bibliothèque, qui découvrent à quel point, dès sa naissance, la SACD offrait à ses membres une gestion précise de leur répertoire. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’informatique devrait permettre de transmettre les mêmes données. Ce n’est pas toujours le cas. Pour quelles raisons ? Des informations transmises par les services peuvent être omises lors de la saisie informatique, ou ces informations font défaut. A noter que les agents de province n’ont pas à surveiller un, deux, au maximum trois théâtres, comme à l’époque, mais de multiples usagers. La commission que leur accorde la SACD ne constitue qu’un appoint de leur rémunération principale versée par la SACEM. Nos exigences à leur égard ont des limites. Toute augmentation de leurs tâches, dans les éventuels ajustements à apporter dans les procédures en usage, auront leur coût qu’il appartiendra à la Commission de considérer comme supportable ou non.
Avec le temps il convient toujours de rechercher le point d’équilibre entre la qualité du service rendu, qui rend solidaire l’auteur de sa Société dont il n’envisage pas de se passer, et le prix à payer. Ce prix, s’il est trop lourd, incite l’auteur à prendre le large pour s’assumer seul ou se jeter dans les bras d’un agent, avec la certitude ou l’illusion d’obtenir un résultat voisin, peut-être supérieur, à moindre coût. J’appellerai ce point le point d’intelligence, c’est à dire celui que l’auteur peut comprendre et accepter, même si une explication s’avère nécessaire, et qui tient suffisamment compte des intérêts à long terme de la Société.
Ainsi, en prenant mes fonctions à l’étranger, suis-je intervenu auprès de certains de nos correspondants dans les pays non francophones, pour qu’ils consentent une réduction de leur commission, afin d’être compétitifs par rapport aux agents privés. Mieux vaut une commission plus réduite sur un grand nombre d’affaires qu’une forte sur un petit nombre. Lorsqu’une tâche est d’intérêt général et que son coût réél peut paraître insupportable
à l’auteur, la différence entre la commission effectivement retenue et les frais rééls doit être prise en charge par le budget général. C’est ce qui se passe pour les droits amateurs. Mais il existe aussi des services nécessaires qui ne génèrent pas de droits quantifiables. Il en va ainsi de la bibliothèque Jean Matthyssens, mémoire de notre répertoire, qui sert à la fois de mine d’informations et de documents pour les expositions et la promotion des répertoires.
Dans cet esprit, l’auteur oublie souvent que si tous ses confrères faisaient comme lui, il n’y aurait plus personne pour assurer la défense des intérêts généraux de la profession, et qu’à terme, le parapluie législatif que lui offre sa Société, et dont bénéficient les agents privés, ne le protègerait plus. Mais le droit d’auteur est à ce point inscrit dans l’esprit des créateurs en France depuis deux siècles, qu’il leur paraît aller de soi et comme sorti de la nature, alors que, s’il n’y a rien de plus naturel qu’un tel droit, il est toujours à défendre tant il apparaît contre nature aux usagers, au public, voire aux politiques.
Remontons au 18 novembre 1837, date à laquelle la Société, constituée par la réunion des deux agences le 7 mars 1829, devient une société civile. Il est intéresant d’avoir une définition de la composition du fonds social, des dépenses et retenues sur perceptions.
FONDS SOCIAL
6.- Le fonds social se compose :
1° De la somme de trente-neuf francs trois centimes en caisse au 18 novembre 1837 ;
1° D’une inscription de rente 5% en deux parties, numéros 52,O69 et 61,890, montant à deux mille sept cent cinquante-sept francs, présentement inscrite au Grand-Livre de la dette publique, sous le nom de M.Michel, Agent des Auteurs dramatiques, et qui sera transférée au nom de la Société ;
3° De tous le droits, de quelque nature qu’ils puissent être, dont la caisse actuelle est investie, soit en vertu des traités avec les Directeurs de théâtre, soit en vertu des délibérations précédentes, soit de toute autre manière ;
4° Du 1/2% que chaque Auteur et Compositeur consent à laisser prélever sur les produits bruts des représentaitons de ses oeuvres, tant à Paris que dans les départements, et à verser à la Caisse à titre de mise sociale ;
5° Du produit des représentations consenties par les divers théâtres de Paris, au bénéfice de la Caissee sociale ;
6° De bénéfices de toute nature que la Société pourra faire ;
7° Des revenus non dépensés des sommes placées, quand le partage n’en sera pas arrêté.
-240DEPENSES SOCIALES
7.- Les charges de la Société se composent :
1° Des frais généraux de recouvrement ;
2° Des frais judiciaires et autres nécessités pour la rédaction et le
maintien des traités, la défense des droits de la Caisse et ceux des Associés contre les théâtres et tous autres ayant des intérêts avec les Auteur et Compositeurs ;
3° Des frais imprévus, après approbation de la Commission.
Toutes les dépenses acquittées, l’excédent des recettes sera converti en rentes sur l’Etat ou en autres valeurs solides, au profit de la Société.
PARTICIPATION DE CHAQUE SOCIETAIRE AUX CHARGES SOCIALES
9.- La Société ne devant, sous aucun prétexte, voter aucune dépense au delà de son capital, ni faire aucun emprunt, billet ni effet de commerce quelconque, les charges à supporter, par chacun des associés pourront égaler, mais jamais dépasser, le montant de la retenue pour frais de perception et de celle de 1/2% pour la Caisse de secours et de fonds commun.
PERCEPTION DU DROIT DES AUTEURS COMPOSITEURS ET SOCIETAIRES, ET RETENUES
1O.- Tous les droits dûs aux Auteurs et Compositeurs sociétaires par les théâtres, pour les représentations de leurs oeuvres, tant à Paris que dans les départements, seront, sous la surveillance de la Commission, perçus par les Agents, seuls responsables ; il sera prélevé sur le produit du droit d’Auteur :
1 Une somme de 1/2% pour la charge sociale, la Caisse de secours et de prévoyance et le fonds commun de bénéfices partageables ;
2° Les frais de perception, dans la proportion et suivant la quotité existante.
A noter que la contribution sociale et la contribution au fonds de secours sont confondues à un niveau très faible qui ne pourra que croître. Les articles 1O et 2O consacrés aux agents généraux ne mentionnent malheureusement pas le taux des commissions sur droits, tant à Paris qu’en Province.
J’en ai trouvé mention beaucoup plus tard. Ainsi en 19O3, M. Gangnat, qui a la double qualité d’avocat (déjà) et d’homme de lettres, succède, comme agent général, à M. Roger. C’est l’occasion pour la Commission d’essayer d’obtenir une réduction de la commission du siège sur les droits de province. Mis au pied du mur, Gangnat, qui arrive, et pour qui c’est donc plus facile, mais aussi Pellerin, deuxième agent, déjà là, acceptent que leur commission soit ramenée en province de 1O à 8%. La différence est partagée à raison de 1% au profit des auteurs et 1% pour alimenter la caisse des pensions.
Les taux furent revus encore à la baisse, à la suite du rachat des agences et de la nomination d’agents mandataires, décidés par l’assemblée générale extraordinaire du 6 mars 1911, réunie Salle des ingénieurs civils, 19 rue Blanche (Plusieurs s’y sont tenues encore dans les années 8O). La commission des agents est ramenée de 2 à 1% pour Paris, de 9 à 3,5% pour la province et l’étranger statutaire. L’étranger non statutaire reste fixé à 9% « avec le droit de reprendre cet étranger, au cas où nous trouverions profitable pour nous de lui donner une organisation nouvelle, tout en respectant le droit des agents aux droits déjà acquis par eux. »
Comme l’agence Gangnat était davantage bénéficiaire que l’agence Bloch dont la réforme tarit les bénéfices, « il nous a paru équitable, dit Arthur Bernéde dans son rapport, de décider que, jusqu’à la somme de 6O.OOO francs, les deux agences se partageraient les bénéfices en deux parties égales… il ne s’agit point là d’une ristourne plus ou moins déguisée, telle
qu’elle se pratiquait autrefois entre les deux agences et qui, depuis, fut sévèrement défendue. Non, c’est au contraire un acte d’équité… »
La contribution à la caisse sociale sur les droits perçus à Paris et en banlieue demeure fixée à 1%. Mais les agents ne touchant plus que 1% au lieu de 2%, la commission globale est ramenée de 3 à 2%. En revanche sur les droits perçus en Province et dans les pays étrangers statutaires, la contribution à la caisse sociale passe de 1 à 2%, et la contribution à la caisse des pension de 1à 1,5%. S’y ajoute 1% au bénéfice d’un fonds d’amortissement des indemnités de résiliation versées aux agents généraux. Compte tenu de la réduction de la commission des agents, la commission globale est ramenée de 1O à 8%.
Ces taux ne cesseront de varier. Lors de l’assemblée générale extraordinaire du 16 mars 1945, l’article 11 fixant le plafond des taux de commission est modifié à la hausse, signe que les frais de la SACD sont en augmentation. Le taux sur les droits théâtraux à Paris est porté de 5 à 8%, celui de province de 1O à 13% ; enfin le taux sur les droits radiophoniques passe de 7 à 1O%. Toutefois, le pourcentage attribué à la caisse de solidarité, pris autrefois en sus, est désormais inclus dans les nouveaux taux. Est-ce là l’effet de la prédiction de ceux qui s’en tenaient à une régie indirecte ?
Quant à la perception à Paris, notons qu’en 1919 elle fut réorganisée. Les percepteurs au nombre de 37 faisaient leur tournée, le soir, chacun auprès de deux théâtres – ce qui donne le nombre de théâtres à Paris à l’époque : 74 – encadrés de deux vérificateurs et quatre inspecteurs : une vraie police privée des auteurs !
Pour le contrôle des comptes de la Société signalons qu’avant la réunion des deux agences, le comité de l’agence Richomme, le 3 septembre 1811, en chargea l’un des siens, le fameux auteur de mélodrames, Guilbert de Pixérécourt, « le Shakespeare des boulevards, » dont la Révolution suspendit les études de droit. Il ne date donc pas d’hier. En 1864 la Commission assigna l’un des deux agents, Guyot, qu’elle soupçonnait de garder des fonds, d’effectuer des perceptions pour le compte d’auteurs non membres et auquel elle reprochait de s’opposer au libre accès de ses livres. L’expertise ordonnée par le tribunal blanchit l’agent. A l’assemblée générale du 29 mai, la grande majorité des auteurs se leva pour demander l’abandon des poursuites. M.Guyot estimant avoir réparation de l’atteinte portée à son honneur, accepta de demeurer à son poste et prit en charge une partie des frais de la procédure intentée contre lui. Les auteurs qui avaient voulu le poursuivre personnellement avaient été déboutés par le tribunal civil de la Seine qui considéra que l’agent ne relevait que de la Commission.
En 1866 un poste de vérificateur inspecteur est créé. Il est procédé à un contrôle le 9 de chaque mois, c’est à dire la veille du paiement des auteurs. Par ailleurs un contrôle peut avoir lieu inopinément sur simple réquisition du président. La comptabilité est tenue à tour de rôle, d’une année sur l’autre, par les agents. Le jour suivant le paiement des auteurs, l’inspecteur vérificateur se fait remettre le O,5% des recettes qu’il verse dans la caisse propre de la SACD ainsi que le produit du domaine public. La caisse sociale est désormais séparée de celle des agents.
Les statuts de la nouvelle Société du 21 février 1879 avaient porté le cautionnement des agents généraux de 15.OOO à 25.OOO francs. En fait cette règle ne fut respectée qu’après l’affaire Peragallo. Au décés de cet agent, en 1882, un trou de 3OO.OOO francs fut découvert dans ses comptes. L’agent vérificateur avait été négligent. En vertu de l’article 19 des statuts, la finance de l’agence fut confisquée (l’agent monnayait un droit de
présentation de son successeur, comme pour un office notarial). Les auteurs concernés furent remboursés en un an, dont une partie avec le produit d’une loterie lancée à cet effet avec l’autorisation spéciale du président de la République.
L’assemblée générale extraordinaire du 3 mai 1882 décida la création d’un poste de contrôleur, constatant que pour contrôler un comptable, il fallait être comptable soi-même. Il est interdit aux agents de faire des avances sur les fonds provenant de droits à verser à d’autres auteurs. Lors de l’assemblée générale du 8 mai 1889, des commissaires proposèrent la suppression du poste de contrôleur génral et la création à la place de dix pensions supplémentaires. La majorité de l’assemblée s’y opposa.
En 19O4 le cautionnement des agents généraux est porté de 25.OOO à 6O.OOO francs et le délai de présentation de leur successeur ramené, quant à lui, de 6 à 3 mois.
A compter de l’assemblée générale du 12 mai 19O9 les comptes sont ouverts au nom de la SACD. Le décés de l’agent Pellerin avait entraîné le blocage de 2OO.OOO francs. A l’avenir « les agents généraux feront connaître chaque jour au trésorier le mouvement des fonds de leurs agences par un état portant indication des entrées et des sorties, ainsi que des besoins en argent, prévus pour la journée » Sur le vu de ces états, le Trésorier délivre, au nom des agents généraux les chèques correspondant aux demandes, et ainsi se trouve simplifié de la manière la plus nette le service des fonds. »
A la suite de l’assemblée générale du 6 mars 1911, il est créé un poste de caissier principal nommé par la Commission et chargé de centraliser tous les fonds versés entre ses mains par les encaisseurs de Paris, les sous- agents de Paris, de province et de l’étranger. Les agents sont responsables des droits juqu’à leur versement au caissier principal, car ils sont responsables de leurs sous-agents.
Signalons, lors de l’assemblée générale du 25 mai 1925, la constitution d’un Conseil financier, composé de trois membres se réunissant trois fois l’an. Il s’agissait de réagir contre la formidable dépréciation que venait de subir le portefeuille. La Société s’assurait le concours, en qualité de président, du Directeur du Crédit National, chargé de faire naviguer le portefeuille en des eaux plus calmes. Il y a quelques années, cette présidence était assurée par un héritier prestigieux, M. de Flers, Président de la Banque d’Indochine. Aujourd’hui, les auteurs ont leur propre augure, Louis Velle, dont le mandat n’est pas exposé à la « maladie » du sommeil.
*
VI) LE DROIT DU SEIGNEUR.
TAUX DE PERCEPTION ET TRAITES
Ce n’est pas tout de dire combien coûte la SACD, même si c’est un point sur lequel se concentre légitimement l’attention des auteurs. Voyons ce qu’elle rapporte.
Aux origines les droits d’auteur sont payés en une fois, forfaitairement (quelques écus, aussi Alexandre Hardy écrivit-il quelques 7OO pièces pour survivre ! ) et la lutte n’est pas finie entre le forfait – il a la vie dure et beaucoup d’usagers, voire d’auteurs, lui trouvent un air de modernité – et le pourcentage. La généralisation du droit proportionnel est l’apport financier déterminant de Beaumarchais et Framery. L’idée, selon la tradition, aurait été émise en premier par Tristan L’Hermite. à la suite de la lecture, aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, des Rivales de Quinault, son élève. La croyant du maître, les comédiens lui en offrirent cent écus. L’offre tomba de moitié quand ils apprirent que la pièce sortait des mains du fils d’un boulanger, tout à fait inconnu. Tristant L’Hermite aurait alors proposé aux comédiens, qui prédisaient un échec de la pièce en raison de l’obscurité de son auteur, de substituer au forfait de 5O écus, le1/9ème des recettes. Marcel Pagnol me dit avoir agi de même à l’occasion de la première adaptation cinématographique de ses pièces. Le producteur, incertain du résultat, ne lui offrant qu’un forfait modeste, il lui proposa de le rémunérer au pourcentage. Il fit fortune !
Les recettes des théâtres étant divisées en parts réparties entre les comédiens, des auteurs insistèrent pour en recevoir une, parfois deux. Ainsi de Racine qui reçut deux parts du Théâtre du Palais Royal, en 1664, lors des représentations de ses Frères Ennemis. De même Thomas Corneille reçut-il deux parts du Théâtre Guénégaud, lors de la création de Circé, en 1675, « sans engagement pour les autres pièces. » Il s’agissait donc là d’accords ponctuels.
La création de la Comédie Française sur les débris des autres théâtres, aura, entre autres conséquences, le mérite de faire entrer davantage le pourcentage dans les moeurs. Une raison à cela, son premier administrateur, Molière était également auteur, condition qu’il n’oubliait pas. Plus tard, la SACD fera défense au directeur d’un théâtre de jouer ses oeuvres. Ainsi, quand Offenbach, à l’ouverture du Théâtre des Bouffes Parisiens en 1855, demanda à la Commission un traité à de faibles conditions. La Commission lui reprocha de trop jouer sa propre musique. Alors il ne donna plus que la musique d’un certain M. Lange. Les agents généraux, intrigués, voulurent savoir qui se cachait derrière ce compositeur inconnu dont Offenbach prisait tant la musique. Lange et Offenbach étaient la même personne !
Molière s’attribuait tantôt une part, comme pour M. de Pourceaugnac, tantôt deux comme pour l’Ecole des Femmes et Tartuffe. Grâce à lui, ce qui était l’apanage de quelques-uns, va bénéficier à tous. C’est le mérite de la réglementation, lorsqu’elle est favorable A sa mort, ce mode de rémunération des auteurs demeurera dans les règlements successifs de la Comédie Française. Les comédiens n’avaient pas les mêmes raisons de la conserver, encore que plus tard certains d’entre eux, comme Monvel, aient fait acte d’auteur. Ils s’ingénièrent à le vider de sa substance en posant des conditions à son maintien et multipliant les petites loges dont la recette (62% des recettes brutes) échappait, selon eux, à l’assiette du calcul des droits. Rien d’étonnant à ce qu’avec le temps les petites loges se soient multipliées ! Le régime des droits modifiait l’architecture de la salle.
.Les règlements successifs vont certes consacrer l’affectation à l’auteur de deux parts pour les pièces en cinq actes et une part pour les petites comédies en trois actes ou en un. Ce qui aurait dû représenter respectivement 11,11% et 5,56% des recettes. En réalité ces pourcentages étaient plus réduits, ne portant que sur la recette nette, après déduction des frais ordinaires – maintien du théâtre en ordre de marche – et des frais extraordinaires – variables avec le spectacle représenté. Il s’ensuit que les frais ordinaires étaient plus élevés l’hiver, où l’on devait chauffer et mieux éclairer la salle, que l’été. D’où une déduction fixée dans un premier temps à 55O et 35O livres, puis, après 1757, à 12OO et 8OO livres.
Le règlement de 1697 stipulait que deux recettes basses à la suite épuisaient le droit de l’auteur, sa pièce devenant la pleine propriété de la Comédie qui pouvait la mettre à l’affiche à sa guise sans plus rien devoir verser à son auteur. On le voit, le mode de calcul des droits d’auteur tenait à la fois du pourcentage, par l’affectation d’une ou deux parts, et du forfait, par ce qu’on appelait « la chute dans les règles, » comme si la protection était l’exception. A compter de 1757 la pièce tomba dans les règles après deux recettes basses, sans qu’il fût désormais nécessaire que les représentations se suivissent.
Les auteurs étaient dans l’ensemble mieux traités à la Comédie Italienne qui essayait de s’attirer ainsi le concours des déçus de la Comédie Française, autant que son genre de répertoire le lui permettait. Goldoni, dans ses mémoires, rapporte que les droits des poètes et des musiciens étaient du neuvième de la recette pour les pièces en cinq actes, du douzième pour une pièce en deux actes et du dix-huitième pour une pièce en un acte. De plus, chaque année, deux pensions étaient fondées au bénéfice de l’auteur des paroles, et du compositeur les plus méritants.
Dans les Trois Théâtres de Paris, P.2O8, on trouve les précisions suivantes : les parts sus-indiquées se partagent par moitié entre l’auteur et le compositeur. Il n ‘y a que la recette qui se fait à la porte. Donc, le produit des petites loges, louées à l’année, à l’image du régime retenu par la Comédie Française, n’entre pas dans l’assiette du calcul de la part de l’auteur. Enfin les auteurs n’ont point de part lorsque la recette est au- dessous de 6OO livres l’été et de 1.OOO livres l’hiver. Là s’arrête la similitude avec le Français, car les auteurs conservent ici leur part, même après que les recettes aient par deux fois chuté au-dessous du minimum, ce qui change tout ! Les Italiens comptent l’été depuis le 15 mai jusqu’au 25 novembre. La différence avec le Français, c’est qu’il ne semble pas qu’il y ait expropriation de l’auteur si la recette tombe plus de deux fois au dessous du minimum imparti. Elle est de taille !
Ces mesures ne sont pas entièrement du passé. Ainsi, en Angleterre, il n’est pas rare, dans les contrats, de voir stipuler aujourd’hui, que l’auteur
ne touchera rien si la recette hebdomadaire est inférieure à un minimum fixé conventionnellement. Parfois l’auteur reçoit un minimum forfaitaire par représentation, le pourcentage ne jouant que si le plancher de la recette est dépassé. Quant à la différence de taux entre l’été et l’hiver, nous savons que la SACD y a consenti depuis quelques années pour aider les directeurs ( Il y a quelques années de cela, Jean-Michel Rouzière) qui maintiennent des oeuvres à l’affiche pendant l’été. Le taux minimum autorisé tombe de 12 à 1O%. La saison d’été fait l’objet de corrections avec le Syndicat des Directeurs qui en demande régulièrement l’extension..Il y a encore de la marge aujourd’hui avec la saison à l’italienne !
En s’attaquant à la Comédie Française, Beaumarchais menait une partie jugée difficile voire impossible à gagner par tout observateur avisé qui n’en avait vu aucune de ce type réussir. Une grève de la plume de trois années (avant et plus longtemps que les scénaristes américains !), une action patiente et vive, triomphèrent des mauvais procédés des comédiens, des querelles entre auteurs, en touchant la sensibilité du roi qui évoqua l’affaire en son conseil et fit adopter un nouveau règlement le 2O novembre 178O. Désormais « les auteurs ont 142 livres 16 sols sur 1.OOO livres pour les pièces en cinq ou quatre actes, 1O7 livres 2 sols sur 1OOO livres pour celles en trois, 71 livres 8 sols sur 1OOO livres pour celles en deux ou en un. Ces parts sont prises sur la totalité de la recette, après déduction du quart (des pauvres payé au forfait) et de 6OO livres pour les frais ordinaires et journaliers, conformément à l’accord du 11 mars.
Défense est faite aux auteurs et aux comédiens de traiter des pièces à forfait ; tous traités semblables faits ou futurs sont annulés. » Le progrès est significatif. Les comptes de la Comédie Française montrent que le montant des droits d’auteur, tombé à O,6% au fort de la crise lors de la saison 1779-178O, bondit à 1O,7% des recettes brutes la saison suivante, pour redescendre après, mais toujours à un niveau supérieur à celui des années précédant le nouveau règlement.
Avant de partir en guerre contre les comédiens, Beaumarchais leur abandonnait le montant de ses droits. Il ne lui était plus possible de leur continuer ses largesses après qu’il aient tenté de le rendre coupable de faux en écriture public, crime puni de la peine capitale. Les 65 premières représentations du Mariage de Figaro lui valurent, sur le nouveau pied, plus de 4O.OOO livres. Aux comédiens, il substitua les enfants sans nourrices, donnant ainsi l’exemple de ce que pourrait être plus tard le fonds de secours de la SACD. Et tous ces enfants n’étaient pas orphelins ou fils naturels d’auteurs ! Comment ne pas se souvenir ici que Marcel Achard légua ses droits aux Orphelins Apprentis d’Auteuil ? La générosité inspire parfois le même geste à travers les âges.
Autre progrès sensible du nouveau règlement, l’interdiction des traités à forfait avec, qui plus est, un caractère rétroactif. Cette disposition est très moderne et ne figure toujours pas dans nombre de législations d’aujourd’hui. Malheureusement la chute dans les règles demeure possible, avec des minima augmentés de 12OO à 23OO livres l’hiver, et de 8OO à 18OO livres l’été, même si l’intégration du produit des petites loges réduit l’importance apparente des augmentations.
A l’Opéra, avant même la constitution du Bureau de Législation Dramatique dont l’action touchait essentiellement la Comédie Française, Louis XVI était intervenu dès 1776 pour améliorer la conditions des compositeurs et poètes qui se partagèrent désormais 2OO livres pour chacune des vingt premières représentations, 15O livres pour les dix suivantes, et 1OO livres jusqu’à la quarantième, plus une gratification de
5OO livres, si le chiffre de quarante était dépassé. En outre, tout auteur dont trois ouvrages au moins demeuraient au répertoire, recevait une pension de 1OOO livres, augmentée de 5OO livres par nouvel ouvrage, et 1OOO livres pour le sixième. Cela représentait plus du double de ce que recevaient les auteurs à la fin du règne de Louis XIV.
En 1781, Louis XVI va au delà. Pour l’avenir, l’auteur garde la propriété de son oeuvre, sa vie durant. Chaque représentation s’ajoutant aux quarante premières lui vaut un droit de 6O livres. Enfin, le 3 janvier 1784, « l’encouragement des auteurs étant un des moyens qui peut le plus contribuer à la perfection et à la variété du spectacle », le roi mécène établit trois prix. Les deux premiers, de 15OO et 5OO livres, récompensent les auteurs des deux meilleures tragédies lyriques, ou reconnues comme telles par un jury de gens de lettres ; le troisième; d’une valeur de 6OO livres, est décerné aux auteurs de la pastorale, de la comédie-lyrique ou de l’opéra- ballet le plus apprécié.
Au début de la Révolution, les auteurs obtiennent dans une même loi la reconnaissance de la propriété dramatique sur l’ensemble du territoire français et la liberté d’ouvrir des théâtres. Le propre de la Révolution est de mettre à bas les corporations et d’instituer la liberté des conventions. Les auteurs auront quelque mal à soutenir que le Bureau des auteurs dramatiques n’est pas une corporation. Face à des directeurs déchaînés, ils l’emporteront en faisant reonnaître par les pouvoirs successifs la liberté de fixer le taux des droits d’auteur.
Dès la mutation du Bureau de Législation Dramatique en un Bureau de Perception, le comité se met en campagne auprès des différents théâtres et des auteurs. Certains font encore cavalier seul, comme Collot d’Herbois dont Welschinger dans le Théâtre pendant la Révolution, (p.69) mentionne le traité conclu le 17 mars 1791 avec le Théâtre de Monsieur, rue Feydeau.
« 1° Il sera payé à M. Collot d’Herbois, à chacune des dix premières représentations des pièces qu’il fera jouer audit théâtre Monsieur, trente livres pour chacun des actes dont ces pièces sont composées ; lesquelles dix représentations devront être données dans l’espace de deux mois à dater de la première.
« 2° Il sera payé ensuite vint-quatre livres pour chaque acte des mêmes pièces à chacune des dix représentations suivantes, c’est à dire depuis la dixième jusqu’à la vingtième, ces dix dernières devant être données dans l’espace de quatre mois à dater de la dixième.
« 3° Il sera payé dix-huit livres par acte, pour chaque représentation, depuis la vingtième jusqu’à la trentième, ces dix dernières devant être données dans l’espace de huit mois à dater de la vingtème…
« Les conventions ci-dessus seront applicables à toutes les pièces en un, deux ou trois actes. L’auteur sera payé moitié de moins pour chaque acte d’Opéra, les autres clauses devant rester le mêmes pour tous les genres…
« Il a été convenu entre toutes les parties que la rétribution d’auteur pour les représentations données jusqu’à la cloture de l’année 1791 de la pièce intitulée le Procès de Scocrate serait fixée à la somme de deux cents livres, M. Collot d’Herbois restant maître ensuite de disposer de son ouvrage… »
Collot d’Herbois parait tirer assez bien son épingle du jeu dans ce contrat. Mais il demeurait important, pour les auteurs, de s’entendre sur les conditions afin de disposer de bases comunes et d’éviter des pressions à la baisse de la part des directeurs. Dans les papiers de Beaumarchais, j’ai trouvé une plaquette intitulée : Conditions auxquelles les Auteurs Dramatiques soussignés sont convenus de laisser représenter leurs
ouvrages sur les différents théâtres du Royaume. C’est là la fondation du traité général qui permet l’accès au répertoire de la Société, traité étendu ultérieurement aux diffuseurs. Qu’il ait été inventé dés l’origine de la perception est un sujet d’admiration. Le comité du 6 avril 1791 décide l’impression sur le champ de ce document » et qu’après impression copie en serait envoyée à chaque auteur dramatique et à chaque Théâtre du Royaume. »
Premier principe : égalité des théâtres : « ce qui est juste à Paris est également juste à Bordeaux et Marseille. » A noter que jusqu’à l’adoption de la nouvelle loi, les théâtres de province se sentaient exempts du versement de tout droit. Deuxième principe : les droits sont calculés au pourcentage, quelque soit le montant de la recette : « Il est évident que si la rétribution du septième, du neuvième, du dixième est juste, elle est aussi juste pour une recette de mille écus que pour une recette de cent écus. » Définition est donnée des frais journaliers. Les auteurs y participeront dans la proportion de leur rétribution personnelle. Les entrepreneurs (art.IV) « quand ils recevront une pièce nouvelle, en feront savoir la réception et la date à l’Agent Général des Auteurs Dramatiques, et l’Agent Général aura soin de dresser pour les Pièces de chaque théâtre, un tableau fidèle et complet, suivant la date des réceptions. Ce tableau sera toujours exposé dans le bureau des Auteurs Dramatiques. »
Pour ce qui regarde Paris, le 17 avril 1791 le comité élit les représentants chargés de négocier avec le Théâtre Italien : Grétry, Beaumarchais, Dalayrac, Sedaine, Desfontaine et Radet, Framery.. Le 19 juillet, jour de l’adoption du décret explicatif de celui du 13 janvier, un traité est signé. Les auteurs des oeuvres en musique recevront désormais, après déduction de 7OO livres à titre de frais par représentation, 1/9 ou 1/12ème des recettes, suivant qu’il s’agit d’une oeuvre en trois ou deux actes.
Le 3O juillet un autre traité est signé avec Gaillard et Dorfeuille, directeurs du Théâtre de la République, où se sont installés les dissidents de la Comédie Française, dont Talma. Les auteurs recevront 1/7ème des recettes pour les pièces en quatre et cinq actes, 1/1Oème pour les pièces en trois actes, et 1/14ème pour les pièces en un ou deux actes, après déduction pour frais de 7OO livres par représentation. Il est par ailleurs stipulé : « A la clôture de 1792, les entrepreneurs de spectacles se présenteront à l’Assemblée des Auteurs, soit pour se soumettre aux mêmes conditions, soit pour les étendre ou les changer au gré des parties. » On le voit, les auteurs traitent en position de force. Douze actes représentés donnent à l’auteur un droit d’entrée à vie. Signalons, le 27 septembre, la signature d’un traité avec le Théâtre Louvois, la déduction pour frais étant ramenée à 385 livres, afin de tenir compte de la moindre jauge du théâtre.
Avec la Comédie Française ce sera une autre affaire. La loi lui retire son monopole sur les classiques et la faculté de régenter les autres théatres de Paris. Elle se défend bec et ongles et refusant les conditions des auteurs s’adresse à eux individuellement. L’un des points d’achoppement avec les auteurs est le montant de la déduction pour frais. Les auteurs sont d’ailleurs divisés à ce sujet : les uns, comme Dubuisson, ancien jaune lors de la première grève de la plume, s’en tiennent à 7OO livres. D’autres, comme Mercier et même Beaumarchais, sont prêts à transiger à 8OO livres.
Beaumarchais d’ailleurs entend démontrer aux comédiens que les auteurs ne touchent jamais en moyenne que le vingtième des recettes en raison du nombre de représentations données d’oeuvres du domaine public ! Quant au Marquis de Sade, il fait publier un communiqué pour démentir qu’à l’assemblée des auteurs au Louvre, le 12 août 1791, il ait opiné pour la
solution dure. « Je ne puis concevoir par quelle méprise, après avoir vérifié moi-même ma signature sur l’acte, et l’avoir vue placée avec le nom de ceux qui accordaient huit cents livres de frais, ce nom s’est trouvé placé au milieu de ceux qui ont soutenu l’avis opposé. Je ne saurais donner trop de publicité au désaveu d’une manière de penser que je n’ai pas eue. Je suis, C de Sade, rue Neuve des Mathurins, N° 2O ».
Beaumarchais, en homme respectueux du Bureau des Auteurs, finira, de guerre lasse, par laisser jouer ses pièces, dont la Mère Coupable, au théâtre de son quartier, le Théâtre du Marais, faute d’accord général avec le Théâtre Français. Sedaine, l’un des commissaires les plus actifs du Bureau, est d’avis que « le mode de compte doit être toujours le même, le 7ème, le 14ème, mais que le compte des frais à passer à la Comédie devrait être en tout temps un contrat entre l’auteur et l’acteur et dont personne excepté eux ne devrait être instruit. Chaque individu (je compte la Comédie pour un) doit être maître des conditions que lui dicte son intérêt ou son amour propre.. » Ce point de vue est à l’origine du compromis ultérieurement établi entre conditions fixes et conditions libres, qui fait qu’encore aujourd’hui l’auteur, s’il ne peut consentir à des conditions inférieures à celles fixées dans les traités généraux, peut en exiger de plus favorables.
En province, lors de la première assemblée générale de Pâques 1792, Framery signale la conclusion de traités avec les théâtres de vingt-cinq villes qui sont, dans l’ordre où il les énumère – peut-être l’ordre chronologique de la passation des conventions – : Dunkerque, Toulon, Moulins, Calais, Reims, Marseille, Mâcon, Metz, Saint-Quentin, Châlons-sur-Marne et sur-Seine, Besançon, Amiens, Le Havre, Lille, Toul, Troyes, Verdun, Boulogne, Strasbourg, Dijon, Roanne, Abbeville, Nancy. Le montant global des premières perceptions jamais réalisées en province s’élève à : 8.868 livres, 3 sols, 9 deniers. C’est peu, mais d’une valeur inestimable : la reconnaissance du droit d’auteur ! La somme doublera l’exercie suivant qui verra la conclusion de trois nouveaux traités à Bordeaux, deux à Rouen et avec le Théâtre des Célestins de Lyon, un temps récalcitrant. Il annonce l’ouverture de deux théâtres de plus à Toulouse et Nantes, et quatre à Lyon, à croire que la situation est brillante. Elle ne l’est pas autant que le nombre de traités le laisserait paraître. Framery dénonce dans l’ordre : »l’émigration, les troubles, la cessation des abonnements dans les villes de garnison, la dépopulation générale…et la faiblesse, le peu d’activité et même d’intelligence de mes correspondants. » C’est pourquoi il propose de les rétribuer à l’avenir. »
Mais la cause principale de ses difficultés, c’est toujours la même : l’indiscipline des auteurs. Au mépris des pouvoirs qu’ils ont signés, ils continuent de traiter à forfait, ou discutent avec les théâtres à l’insu de leur agent, dont ils ruinent l’autorité. Les théâtres prèférent parfois traiter à des conditions supérieures, mais individuellement avec les auteurs, pour « détruire, dit Framery, mon incommode surveillance, qui les suit partout, et partout met des entraves à leur cupidité. » Framery demande l’exclusion, désormais, de tout auteur qui traitera directement. Il faisait l’expérience de ce qui est apparu depuis comme une constante : les difficultés d’ordre interne l’emportent sur les autres et les représentants appointés des auteurs doivent faire preuve, vis-à-vis d’eux, d’une prudence égale, sinon plus grande, qu’avec les usagers de leurs oeuvres. J’ai dans l’oreille des propos d’autant plus forts à ce sujet, qu’il émanaient de la bouche d’un élu : Roland Heynemann.
Ecoutons Scribe, président sortant, lors de l’assemblée générale du 11 mai 1855 : « Plusieurs de nos confrères ne semblent voir dans notre
association qu’une tutelle gênante dont ils voudraient s’affranchir. » Et de retracer le passé de la SACD pour montrer que la liberté sans l’union est un faux calcul. Lors de l’assemblée générale du 3O mai 1857, Raymond Deslandes, dans le rapport moral, prend, à la suite de Scribe, la défense de l’association des auteurs : « Cet arbre que l’on a planté avec tant d’efforts, s’en ira bientôt branche par branche, feuille par feuille, jusqu’au jour où il s’abîmera tout entier. A qui la faute ? La faute en est à certains de vos confrères qui l’attaquent, en ce moment, jusque dans sa racine, l’intégralité du droit proportionnel, votre conquête la plus précieuse ; ce droit qui élève le niveau de l’art en élevant le niveau de vos recettes court en ce moment les plus graves dangers. Nous espérions qu’après ce qui a été dit ici, il y a deux ans, en si bons termes par M. Scribe, nous n’aurions plus à revenir sur un sujet pareil. Eh bien ! Messieurs, il faut l’avouer, rien n’est changé, que quelques abus de plus. » Et la directrice du Théâtre, Annie Guillet, ne dit pas autre chose.
Framery qui avait appelé, plume en main, la liberté des théâtres, réclame leur réglementation dans un discours qu’il prononce à la séance du Lycée des Arts, le 9 pluviose an VI (26 janvier 1798). La liberté s’est transformée en licence, dit-il. « Les privilèges et la contrainte ont disparu, mais l’anarchie et la confusion les ont remplacés. Aucun engagement n’est respecté, aucune propriété n’est sacrée. » En un mot, les directeurs se soucient du droit d’auteur comme d’une guigne. « Un mois encore; et il ne restera pas en France, dans tous les genres, trois ou quatre associations dignes de ce nom. Il vous restera des salles nombreuses, mais solitaires, mais veuves des hommes célèbres qui si longtemps en ont fait l’honneur… Il vous restera quelques habiles artistes., mais vous aurez perdu la tradition, cette partie idéale de l’art, si précieuse, si indéfinissable; qui ne consiste pas, comme on a pu le croire, dans la grossière reproduction de quelques caricatures populaires, mais dans la conservation sacrée du véritable esprit de chaque rôle, et de la pensée intime de l’auteur, et qui fut transmise par lui-même dans l’âme de l’acteur ; cette tradition qui ne s’acquiert que par une longue expérience, qui ne se conserve que par l’habitude éclairée de l’observation, et que l’on ne retrouve plus que par miracle, quand une fois on l’a laissé échapper. L’esprit de Marivaux, retrouvé dans Mlle Contat, est de ces miracles. » Voilà des propos qui ont aujourd’hui une étrange résonance. En fait, en termes voilés, Framery ne demande rien d’autre que la résurrection du Théâtre Français.
Il propose l’adoption d’un code du théâtre et l’introduction d’un numerus clausus. « On veut que chaque commune ne possède de théâtres que ce qu’elle est en état de soutenir avec dignité. » Alternance de l’histoire, il voit les mérites de l’ancien système, maintenant que n’importe qui peut faire n’importe quoi. Qu’il est dur à trouver le point d’équilibre entre réglementation et liberté !
Le discours de Framery au Lycée ne restera pas sans écho au conseil des Cinq-Cents où, en ventôse an VI (mars1798) Audouin, ancien vicaire de Saint-Eustache, marié à la fille du ministre de la guerre Pache, auteur du Publiciste Philanthrope, propose une réglementation des théâtres au nom de l’intérêt général. « Une entreprise de théâtre n’est pas une entreprise comme une autre. Si les pièces sont mal jouées, l’art de la déclamation se perdra ; les auteurs distingués quitteront la carrière dramatique, les connaisseur abandonneront les théâtres, et le reste du public suivra bientôt et tout sera perdu. » La discussion porta alors sur la meilleure manière d’encourager l’art dramatique.
0Eschassériaux l’aîné, ancien homme de loi à Saintes, pense que la vraie réponse est d’attribuer aux auteurs des récompense éclatantes : » Je vous proposerai, représentants, dit-il le 8 floréal an VI (24 avril 1798) , pour nos auteurs dramatiques, pour ceux qui auront remporté de grands succès, les mêmes honneurs qu’une république reconnaissante décerna jadis à Euripide et à Sophocle : ce sont les récompenses et les acclamations devant tout un peuple à ces grands hommes, qui enfantèrent ces chefs- d’oeuvres…. »
Le Moniteur rend compte des débats et, dans son numéro 254 du 15 prairial an VI (3 juin 1798) il précise: « En ce moment, la part d’auteur, selon des conventions récemment arrêtées entre les auteurs et les entrepreneurs, est fixée, sur les 2/3 du montant brut de la recette, dans la proportion suivante :
un un un
un un un
9è 12è 15è
pour un opéra en
3 actes 2 actes 1 acte
7è pour une comédie ou une tragédie en 5 actes 1Oè 3
12è 2
La
année commune, d’environ 6 à 7OO.OOO francs; celle de la Comédie Italienne d’environ 7 à 8OO.OOO francs : elles divisaient le produit net en 24 parts de sociétaires ; elles étaient chacune à la Comédie Française d’environ 22 à 24.OOO francs, et, à la Comédie Italienne, d’environ 26 à 27.OOO francs. »
La discussion au Conseil des Anciens va se poursuivre jusqu’à la séance du 18 prairial an VI (6juin 1798), où le député Baudin entraînera le vote négatif de la majorité, non pas tant sur le fond du problème, mais par souci de la division des pouvoirs et défiance vis à vis des directeurs. Pas question de laisser le soin au Directoire de surveiller les moeurs qui relèvent des lois.
C’est alors, que grâce au zèle infatigable de François de Neufchâteau, le Théâtre Français rouvre ses portes le 19 fructidor an VI (5 septembre 1798), avec le Misanthrope joué supérieurement par Molé, le logicien de la Comédie en 1777 quand Beaumarchais était celui des auteurs. « L’influence des spectateurs était prodigieuse ; le luxe le plus étonnant avait déployé sa magnificence ; une très grande quantité de femmes étrangères disputaient aux citoyennes de Paris, non le prix de l’élégance, mais celui de la richesse et de la beauté…La nouvelle salle, majestueuse, imposante dans son ensemble, sévère dans sa forme, et dans les détails d’exécution, dessinée dans le goût antique, exempte d’ornements étrangers ou superflus, est, au premier coup d’oeil admirable (le Moniteur) ».
François de Neufchâteau était l’auteur d’une Paméla qui fut interdite en 1793 à la deuxième représentation car l’auteur y prenait parti pour la loi contre la terreur. Il mettait dans la bouche de l’un de ses personnages, Lord Bonfils, ces vers :
Le règne des bourreaux est passé, Dieu merci ; Le ministre des lois, tremblant de se méprendre, Sait qu’en ôtant la vie, il ne saurait la rendre ; Et nous ne verrons plus renaître la fureur
recette de la Comédie Française était, immédiatement avant 1790,
Qui fit de ce pays un théâtre d’horreur.
Nous dirions aujourd’hui qu’il n’avait pas « froid aux yeux. » Devenu ministre de l’intérieur, il partage les doléances des auteurs dramatiques vis- à-vis du laisser aller qui règne dans les théâtres, comme il vient de le montrer en relevant le Théâtre Français. Ainsi adresse-t-il le 11 frimaire an VII (1er décembre 1798), une circulaire aux administrations centrales, municipales et aux commissaires du Directoire exécutif : « Citoyens, le théâtre est une partie utile de la gloire littéraire de la Nation…Les auteurs dramatiques ne cessent de m’adresser des réclamations sur l’étonnante légèreté avec laquelle plusieurs entrepreneurs se permettent de représenter les ouvrages des auteurs vivants, sans avoir obtenu leur consentement, et sans acquitter la rétribution connue sous le nom de part d’auteur. Je suis informé que d’autres, surtout dans la Commune de Paris, ne font que changer les titres des pièces, et trouvent ainsi le moyen de se soustraire à la loi. D’autres se permettent de morceler les opéras, d’en supprimer les paroles ou la musique, et de les faire représenter en pantomimes ou en comédies, abus qui n’est ni moins répréhensible, ni moins attentatoire à la propriété tant des auteurs que des compositeurs de musique. Cependant, citoyens les propriétés littéraires et musicales, sont toujours le fruit de longues études (c’est un auteur qui parle !), de méditations et de veilles d’une classe de citoyens qui souvent ne possèdent d’autre richesse que celle qu’ils ont tirée de leur propre fonds. Ces propriétés sont donc aussi sacrée que les autres ; elle sont également protégées et garanties par les lois. Il est de mon devoir, il est du vôtre, citoyens, de ne rien négliger pour prévenir ces abus, et pour assurer aux auteurs dramatiques l’usufruit légitime d’une propriété aussi incontestable. »
Il rappelle la loi du 19 juillet 1793, qui a confirmé la propriété dramatique, celle du 13 prairial an III qui a attribué aux commissaires de police et, à défaut, aux juges de paix, les fonctions attribuées par la loi de 1793 aux officiers de paix. Il invite les commissaires à exiger des comédiens de montrer l’autorisation écrite de l’auteur. « Pour vous fournir le moyen d’agir avec certitude, il vous sera adressé par les fondés de pouvoir des auteurs dramatiques, une liste des procurations passées devant notaire entre eux et les notaires vivants, et les héritiers de auteurs morts depuis moins de dix ans ; liste qui contiendra les noms des pièces qui appartiennent à chacun d’eux, et à laquelle seront ajoutées des listes supplémentaires ou corrections au fur et à mesure que les circonstances auront changé. » Les commissaires devront intervenir à la moindre réquisition des fondés de pouvoir des auteurs pour saisir les recettes des théâtres récalcitrants.
On a envie d’applaudir. Voilà un ministre qui parle avec ses tripes d’auteur dramatique. Il inaugure une collaboration entre l’Etat et le Bureau des Auteurs qui conduira plus tard à la prestation de serment des percepteurs de la SACD dont les déclarations font foi jusqu’à inscription en faux. En outre, il prend une défense vigoureuse du droit moral qui trouve là l’une de ses premières expressions publiques.
Bonaparte au pouvoir fera preuve de la même énergie et les auteurs trouveront en lui un appui pour la perception de leurs droits. Bien sûr la censure sévira, mais elle existait à son arrivée au pouvoir. Ainsi le Bureau central, le 24 thermidor an VI (14 août 1798), ordonna aux théâtres de supprimer de toutes les pièces dont le sujet n’était évidement pas antérieur à l’ère républicaine, les dénominations de Monsieur et Madame (le Moniteur .Octidi 28 thermidor). Le consul s’intéresse aux spectacles. Il va y mettre
bon ordre. Comme les auteurs, refrain connu, continuent de se plaindre de la violation de leurs droits par nombre de directeurs de théâtres, un inspecteur, J.-B.Boucheseiche rédige un Rapport sur les Propriétés Dramatiques, à l’intention du préfet de police Du Bois. « Il n’est pas douteux que la saisie dans certains théâtres ne soit une mesure illusoire. Les auteurs sont obligés d’y renoncer parce que les frais qu’ils payent excèdent la quotité de la somme saisie. La loi du 13 janvier 1791 ne prononce que la confiscation des recettes. Mais si cette mesure est insuffisante, il faut bien que la Police mette fin à ce brigandage.
Pour y parvenir, on propose : I° d’exiger des auteurs dramatiques ou de leurs fondés de pouvoir l’état certifié de leurs pièces, et des théâtres pour lesquels ils ont accordé des permissions. 2° D’exiger des mêmes qu’ils indiquent nominativement les entrepreneurs de spectacles qui sont dans l’usage de violer leurs propriétés dramatiques ; 3° D’exiger de ces entrepreneurs, quand ils annonceront la pièce d’un auteur vivant, ou celle d’un auteur qui ne serait pas mort depuis dix ans, qu’ils représentent la permission expresse et par écrit de l’auteur ou de ses ayants cause.. »
Il est symbolique que Bonaparte ait personnellement décidé que les occupants des places des dix-sept loges de l’Opéra mises gratuitement à la disposition des membres du Directoire, seraient désormais payées par leurs occupants. Le 2O nivôse an XI (1O janvier 18O3) il prend un arrêté relatif à l’Opéra qui stipule, art.15 : « Personne, sans exception, n’aura ni logement ni entrée gratuite, sauf les droits des auteurs et compositeurs. » Il installe le Théâtre-Français rue de de la loi (de Richelieu), le 31 mai 1791 dans la salle bâtie par les entrepreneurs Gaillard et Dorfeuille. Une nouvelle constitution du théâtre est établie et signée par le préfet du palais du gouvernement, Rémusat, le 28 nivôse an XI. art. 6O : « La part d’auteur dans le produit des recettes, le tiers prélevé pour les frais, sera du huitième pour une pièce en cinq et en quatre actes, du douzième pour une pièce en un et en deux actes. Cependant les auteurs et les comédiens pourront faire toute autre condition de gré à gré. »
Le 8 juin 18O6 l’empereur réglementait les théâtres en reprenant une partie du dispositif existant sous l’Ancien Régime, de manière à ce que chacun ait son répertoire et n’entre en concurrence avec un autre pour les mêmes oeuvres. S’agissant de la province, le nombre de théâtres dans les grandes villes de l’Empire était réduit à deux.
Article 1O :. – Les auteurs et les entrepreneurs seront libres de déterminer entre eux, par des conventions mutuelles, les rétributions dues aux premiers, par somme fixe ou autrement.
art.11. – Les autorités locales veilleront strictement à l’exécution de ces conventions.
Art.12. – Les propriétaires d’ouvrages dramatiques posthumes ont les mêmes droits que l’auteur, et les dispositions sur la propriété des auteurs et sur sa durée leur sont applicables ainsi qu’il est dit au décret du 1er germinal an XIII.
Le 29 juillet 18O7, réalisant le voeu d’Audouin sous le Directoire, il limitait le nombre des théâtres de Paris à huit, de manière à réduire le nombre de places offertes à un public non extensible indéfiniment, et à permettre ainsi à chaque salle de se soutenir, pour le bien de l’art dramatique. Sans doute certains motifs de police entraient-ils dans les vues de l’Empereur, un petit nombre de salles étant plus aisé à surveiller qu’une poussière. (La directrice non syndiquée d’un théâtre de la capitale me faisait
observer dernièrement qu’il y avait trop de places offertes à Paris pour le public disponible, comme quoi l’histoire se répète.)
Le décret de Moscou serait dû au souci de l’Empereur de rassurer l’opinion publique française qui n’accueillait plus qu’avec méfiance les bulletins officiels. Il le signa le 15 octobre 1815 au matin, dans le palais du Kremlin qu’il avait d’abord évacué par crainte des incendies, et qu’il avait regagné constatant que les flammes l’épargnaient. L’après-midi, dans le grand salon situé au-dessous du logement d’honneur de la Tzarine, éclairé de grands lustres, l’Empereur, entouré d’officiers silencieux, prit Narbonne pour confident et parla théâtre. « J’aurais dû, mon cher Narbonne, vous consulter avant d’expédier mon décret de ce matin, sur la chose même dont nous parlons. Vous avez, j’en suis sûr, fort aimé le théâtre dans votre jeunesse, et vous y étiez grand connaisseur. Il est vrai, je crois, que c’était surtout le théâtre comique, les grandes manières du monde, Célimène, Mlle Contat. Moi, j’aime surtout la tragédie, haute, sublime comme l’a faite Corneille. Les grands hommes y sont plus vrais que dans l’histoire : on ne les y voit que dans les crises qui les développent, dans les moments de décision suprême…J’aurais voulu seulement que nos poètes aient su faire cela pour les héros modernes… » Pour lui ce fut fait dans les livres plus qu’à la scène, par Chateaubriand et Hugo. Le fameux décret est martial ; il s’annonce comme la réforme d’une armée, et c’est bien d’une armée dont il s’agit, celle de la renommée :
« Au Quartier impérial de Moscou, le 15 octobre 1812.
Napoléon, Empereur des Français, roi d’Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération Suisse…
Sur le rapport de notre ministre de l’Intérieur ;
Notre conseil d’Etat entendu,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit : »
Suivent huit titres qui ne laissent rien au hasard. Le premier est
consacré à la direction et à la surveillance du Théâtre Français, le second à l’association de ce théâtre et stipule, article 6, la division des recette en 24 parts, dont une sera mise en réserve pour être affectée aux besoins imprévus. Même l’imprévisible est donc prévu. Le titre V traite des pièces nouvelles et des auteurs. « Art.72 : La part d’auteur dans le produit des recettes, le tiers prélevé pour les frais, est du huitième pour une pièce en cinq ou en quatre actes, du douzième pour une pièce en trois actes, et du seizième pour une pièce en un et en deux actes : cependant les auteurs et les comédiens peuvent faire toute autre convention de gré à gré. » On le voit, une fois de plus le taux des droits d’auteur est donné à titre indicatif, Napoléon étant, comme Bonaparte le 28 nivôse an XI (18 janvier 18O3), respectueux des conventions des parties. Le taux des droits d’auteur sera porté à15% sous le Second Empire dans le nouveau règlement du 18 novembre 1859.
Pendant la durée de l’Empire, les auteurs de l’Opéra touchèrent leurs droits selon une échelle mobile voisine de celle instituée par Louis XVI, avec une revalorisation tenant compte de la dépréciation monétaire, soit, pour une oeuvre durant la soirée, 3OO francs pour chacune des vingt premières représentations, de la vingtième à la trentième 2OO francs, de la trentième à la quarantième 15O francs avec une gratification de 5OO francs à la quarantième, et 1OO francs pour les suivantes, sans limitation.
A l’Opéra Comique, il était attribué le neuvième de la recette pour une pièce en 3, 4 ou 5 actes et le douzième pour les pièces en un ou deux actes. Même chose au Vaudeville, avec cependant le seizième pour les pièces en un acte.
En 1798 la proposition avait été faite de primer les auteurs à l’occasion des grandes fêtes révolutionnaires. Napoléon reprit cette idée. Par le décret du 24 fructidor an XII (11 septembre 18O4), promulgué à Aix-La-Chapelle, il institue de dix ans en dix ans, le jour annniversaire du 18 Brumaire, une distribution de grands prix, remis par lui-même, » dans le lieu et avec la solennité qui seront ultérieurement réglés. » Ces grands prix, au nombre de neuf, auront une valeur de 1O.OOO francs. Parmi les bénéficiaire il y aura « l’auteur du meilleur ouvrage dramatique, soit comédie, soit tragédie, représenté sur le Théâtre-Français. » Le 28 novembre 18O9, il multipliait les prix en en attribuant un « à l’auteur du meilleur poème épique, à l’auteur de la meilleure tragédie représentée sur nos grands théâtres, à l’auteur de la meilleure comédie en cinq actes représentée sur nos grands théâtres. » Il était curieux en effet, de voir Nopoléon confondre, dans un premier temps, comédie et tragédie. Le prix attribué au meilleur poème épique trahit également son voeu de trouver des auteurs qui puissent rendre compte de « la légende de son siècle. »
La première distribution des prix eut lieu le 9 novembre 181O. La palme du meilleur tragédien alla à Raynouard pour sa pièce les Templiers qui eut 35 représentations consécutives avant d’être reprise plusieurs fois. Le jury ne trouve pas de comédie d’un niveau suffisant pour mériter le grand prix, toutefois « il croit devoir à la justice de rappeler le Tyran domestique de M. Duval, comme celle qui approche le plus près de l’esprit et du ton de la bonne comédie, et qui aurait pu mériter la couronne si l’auteur avait renforcé le comique dans les deux derniers actes, s’il avait préparé avec plus d’art le dénouement, et s’il avait soigné davantage l’harmonie des vers et l’élégance du style. » On le voit, les choix étaient motivés, mais je n’imagine pas de tels commentaires à la SACD lors de la remise des prix. Pour l’opéra, le pompon alla à Sémiramis, tragédie de Voltaire, arrangée par M. Desriaux, musique de Catel. Furent évincés Spontini et sa Vestale, paroles de M. Jouy, Astyanax mis en musique par Kreutzer, Proserpine , paroles de Quinault arrangées par Guillard, musique de Paisiello.
Napoléon recherchait l’attention des gens de lettres. Il s’attira l’attachement du tragédien Arnault, qu’il coucha pour 1OO.OOO francs sur son testament à Saint-Hélène, avec cette mention expéditive : « A Arnault, auteur de Marius. » Pixérécourt accepta 2.OOO francs de gratification. Ducis, l’un des fondateurs du Bureau de Législation Dramatique en 1777, se considérant « comme un canard sauvage » poursuivi par les chasseurs, préféra continuer à vivre chichement, aux honneurs que l’empereur lui offrait, comme la place de sénateur et la légion d’honneur. A ce sujet il eut ce mot : « J’ai refusé pis ! » Et Népomucène Lemercier, autre grand nom de la SACD inscrit sur une des plaques de la cour, républicain, il admira Bonaparte et combattit Napoléon qui l’apostropha ainsi : « Eh bien ! Lemercier, quand nous donnerez-vous une belle tragédie ? – J’attends, Sire. » L’oeuvre ne fut pas au rendez-vous de l’histoire.
Napoléon vaincu, la France est épuisée, le marasme sévit dans l’activité économique et les théâtres ne cessent de remettre en cause les conditions posées par les auteurs qui leur ont pourtant déjà consenti des réductions sensibles lors des dernières campagnes malheureuses.. Avec Napoléon les théâtres civils subissaient la concurrence du théâtre la guerre qui lui prenait la vedette et une partie du public sous les drapeaux. Mais le retour des Bourbons signifie la paix et le retour de la prospérité. (A lire ce qui va suivre on n’en mesurera que mieux combien le retour de Napoléon de l’iIe d’Elbe sera catastrophique, tant au niveau des nouvelles frontières
de la France, que des conditions d’occupation et de la prospérité économique.)
La SACD montre en cette occasion son adaptabilité à l’histoire par un discours tout à fait légitimiste et elle célèbre maintenant les Bourbons comme elle encensait hier Napoléon. Le 2O octobre 1814 se tient à l’agence Sauvan une réunion extraordinaire des membres des comités des deux agences, dont Boieldieu, pour vérifier l’adéquation des tarifs en province. S’il y a gestion séparée des agences, et concurrence vis-à-vis des auteurs, les tarifs, en effet, sont arrêtés en commun pour présenter un front uni vis- à-vis des directeurs.
Après avoir rejeté la nouvelle demande de réduction des tarifs formulée par le théâtre de Lyon auquel une remise de la moitié de sa dette a déjà été consentie, « les comités réunis passent ensuite à l’examen du tarif actuel des villes du Royaume après avoir discuté l’état, les forces, et les moyens de chaque ville, notamment de celles de Bordeaux, Lyon, Marseille, Rouen, Toulouse, Versailles, Metz, Nancy, Orléans, Metz, Nancy, Nantes, Orléans, Montpellier, Nîsmes, Bayonne, Besançon, Caën, Brest.
« Considérant à l’égard des unes, que les causes qui avaient fait réduire leur tarif par de précédentes délibérations, et qui croissaient des circonstances affligeantes dans lesquelles se trouvait la France, ont cessé par le retour de l’auguste famille qui est venue lui rendre le bonheur avec la paix et à l’égard des autres, que l’état de prospérité qui va naître pour elles du retour du commerce, de son extension, de la restitution de leurs dettes et privilèges en rendant leur population plus heureuse, doit nécessairement rendre les recettes des directeurs plus fortes; qu’il est juste en conséquence d’établir une proportion raisonnable entre elles et les droits des auteurs, ont arrêté le tarif des dites villes dans leur classe et ordre respectif, ainsi qu’il suit, pour avoir son exécution à compter du premier novembre prochain. »
Le tableau qui suit est précieux à plus d’un titre. Il révèle, que contrairement aux premières volontés des auteurs en 1791, qui prenaient parti pour une perception au pourcentage, et que ce qui valait pour Paris devait valoir pour la province, les droits sont calculés forfaitairement par représentation, pour un théâtre et un type d’oeuvre donnés. Pourquoi cela ? Sans doute parce que la perception en province a été très difficile à faire entrer dans le moeurs dans la mesure où avant la loi du 13 janvier 1791 les directeurs de province ne payaient rien.
Nous avons mentionné divers appels des agents aux ministres de l’intérieur pour qu’ils contraignent les directeurs à respecter la loi. Le forfait a au moins le mérite d’être clair ; de plus il permet aux agents généraux domiciliés à Paris, et aux auteurs, d’avoir une idée précise des droits à percevoir. Il simplifie le travail des agents locaux et permet un contrôle plus aisé de leur comptabilité, leur entente frauduleuse avec les directeurs pouvant toujours porter sur le nombre de représentations, mais plus sur le montant des droits en jeu par représentation. Notons qu’aujourd’hui encore, les droits de province sont inférieurs à ceux de Paris, et qu’il y a un retour déguisé au forfait par le jeu des minima. Le terme forfait a en fait deux acceptions, l’une maximaliste, l’achat global des droits pour une somme fixe, l’autre minimaliste, celle-ci, où la somme est fixée par représentation, l’auteur étant intéressé à chacune d’elle, ce qui change la face des choses.
Voici donc les théâtres divisés en cinq classes, suivant la ville à laquelle ils appartiennent, procédé qui part du principe que pour une ville donnée, les théâtres ont des caractéristiques voisines, s’adressent à un même public potentiel, et doivent donc être placés dans une même catégorie. Il reste quelque chose de ce système dans le contrat type SACD
pour l’étranger non statutaire où il est fait obligation de créer la pièce dans un théâtre de première classe, expression passée également aux Etats- Unis et en Angleterre où l’on désigne ainsi principalement les théâtres situés respectivement à Broadway et au West-End. Nous avons donc exporté nos pratiques.
A l’examen, il apparait que dans une même ville, si les théâtres figurent dans une même catégorie, les tarifs varient, tenant compte de la jauge du théâtre. Au regard de chaque théâtre il y a cinq tarifs inscrits qui doivent tenir compte du nombre d’actes : cinq et quatre, trois, deux, un.
Le premier ordre englobe successivement les villes de Bordeaux, Lyon et Marseille. Le Grand Théâtre de Bordeaux est le fleuron des théâtres de province et le maréchal de Richelieu, avec lequel Beaumarchais a manoeuvré pour changer le règlement de la Comédie Française, a laissé là l’une de ses entreprises les plus durables. Son amour des comédiennes a enrichi le théâtre. Cette salle, est taxée comme une gagneuse de haut vol à raison de 36, 3O, 24, 18 francs. Dans la même ville, le Théâtre de la Gaîté verse à proportion de ses moindres appas et facultés : 15, 12, 1O, 8 francs. A Lyon, le Grand Théâtre est mis sur un pied d’égalité avec celui de Bordeaux. Le théâtre des Célestins verse : 2O, 16, 12, 1O francs.
Les théâtre de deuxième ordre sont ceux de Rouen, Toulouse, Strasbourg, Lille, Versailles, Metz, Nancy, Nantes et Orléans. Le retour des Bourbons ne modifie pas le classement du théâtre Montensier de Versailles qui est pourtant taxé au même niveau que les grands théâtres de Bordeaux et Lyon. A Rouen le Théâtre des Arts en est pour : 24, 2O, 16, 12 francs ; tandis que le Théâtre Français affiche : 12, 1O, 8, 6 francs
En troisième ordre nous avons les villes de Montpellier, Nîmes, Bayonne, Besançon, Boulogne, Caen, Brest, toutes au même tarif : 1O, 8, 6, 5 francs. Puis Angers, Calais, Tours, Dunkerque, Toulon, Perpignan pour 8, 6, 5 et 4 francs.
En quatrième ordre, le tarif est partout le même : 6, 5, 4, 3 francs, pour les villes de Abbeville, Aix (B. du Rhône), Amiens, Angoulème, Avignon, Arras, Auxerre, Beauvais, Blois, Bourges, Carcassonne, Châlon sur Marne, Châlon sur Saône, Clermont Ferrand, Cherbourg, Cambray, Charleville, Chartres, Dijon, Douay, Grenoble, La Rochelle, Lorient, Limoges, Macon, Moulins, Montauban, Nevers, Pau, Poitiers, Périgueux, Poitiers, le Puy, Quimper, Rennes, Reims, Riom, Rochefort, Saintes, Saint-Germain, Saint Quentin, Saint Malo, Troyes, Valenciennes.
En cinquième ordre 111 villes sont mentionnées, d’Agen, à Autun, de Beaune à Cognac, Epinal, Nice, Oléron, de Saumur, Soisson, Tarascon, Valence, à Verdun, Vitry et Yvetot.
En tout 18O théâtres sont mentionnés, dont beaucoup dans des villes qui n’en ont plus aujourd’hui, et où les salles à l’italienne ont été détruites, sans compter les théâtres ambulants qui fourmillaient sous le Directoire et que Napoléon avait contribué à réduire par une réglementation très stricte, département par département.
En cette période troublée où les préfets valsent avec les trônes, les directeurs de théâtre s’affranchissent des lois. Le retour des Bourbons n’était qu’une première visite. Il faut de nouveau compter avec Napoléon. L’important est au fond, pour la SACD, de se trouver du côté du ministre de l’Intérieur. Pendant les cent-jours, une lettre de doléances est adressée à ce véritable ministre des auteurs, le 2O juin 1815, (deux jours avant Waterloo !) pour lui demander de faire entendre raison au directeur du théâtre de Lyon insensible à des lois qui ne reposent pas sur la force publique. Il avait à cette heure d’autres dépèches à lire. Mais, à la surprise
des auteurs, l’année 1815 ne fut pas aussi mauvaise que prévu. Le public, contre vents et marées de l’histoire, continuait de se rendre au théâtre, ce qui est apparu plus tard sous l’Ocupation. Le 1er février 1816 » l’Assemblée remarque avec satisfaction que malgré les malheurs qui ont pesé sur toute la France pendant le cours de l’année 1815, la recette de M.M. les Auteurs sur les théâtres des départements pendant cette année, ne présente qu’une différence de 4231 fr, 34 c avec celle de la précédente. » C’est que quel que soit le vainqueur, la première chose qu’il fait en entrant dans une ville est d’aller au théâtre, comme autrefois il allait entendre un Te Deum dans la cathédrale.
Agence Richomme 1815
Janvier Février Mars
Avril
Mai
Juin
Juillet
Août Septembre Octobre Novembre 0Décembre
Total…..
1O 647 77 6 68O 35
5 68O 23 7 387 95
6 817 24
3 295 O8 2 978 31
5 6O6 O9 4 454 25
5 633 33 5 233 75
6 292 28
7O 7O6 41
Le sismographe des recettes a enregistré la secousse de Waterloo le 18 juin.
Mais le deuxième retour des Bourbons ne suffit pas à rendre traitables les directeurs qui continuent à s’affranchir de la tutelle des auteurs. Tout comme Beaumarchais l’avait fait pendant le Directoire, les membres des comités des deux agences effectuent une démarche commune auprès du ministre de l’intérieur chargé de la police des spectacles. Il aurait pu s’agir de Chateaubriand qui avait été nommé ministre de l’intérieur par intérim à Gand, pendant les cent jours, le 9 juin 1815. Mais à son retour à Paris le 9 juillet 1815, il est nommé ministre d’Etat, jusqu’à ce que la parution de La Monarchie selon la Charte le 17 septembre 1816, n’entraîne par ordonnance la suppression de sa pension de 24.OOO francs, trois jours après. Nous n’aurons pas de correspondance entre Chateaubriand et la SACD. Dommage.
On voit qu’à chaque changement de régime, les auteurs ne perdent pas de temps pour intervenir. Le minitre en cour s’appelait Lainé. Avocat né à Bordeaux en 1768, il fut élu député du corps législatif en 18O8. Fait chevalier de la Légion d’honneur par Napoléon, il n’en prépara pas moins en secret le retour des Bourbons et se distingua par des prises de position contradictoires comme beaucoup de notables soucieux de rester aux affaires, et pris au piège de la succesion des évènements historiques. Il présida le Corps Législatif et Louis XVIII le fit ministre. Avant d’intervenir, il demanda communication aux agents des tarifs et du classement des théâtres. Les agents Prin et Richomme s’éxécutèrent et justifièrent par
avance les conditions posées : « Les dépenses et les charges de toutes natures sont considérablement augmentées. La cherté des objets de première nécessité qui pèse également sur le auteurs comme sur les autres citoyens, aurait pu les engager à élever leurs droits dans toutes les villes, mais consultant moins leur intérêt que la prospérité des théâtres, ils ont donné en tous temps la preuve d’une extrême modération. Loin d’avoir porté, comme on le prétend, tous les droits à un taux exorbitant, tant ils les ont modifés presque partout et ont fait en outre de nombreux sacrifices en accordant des remises et des réductions considérables aux directeurs des principales villes comme Bordeaux, Lyon, Marseilles, Toulouse, Lille, Metz, Nancy, Nantes, Bayonne, Brest, Perpignan… »
Le 29 octobre le ministre remercie les agents de leur lettre du 22 et leur fait part de son étonnement : « Je ne dois ni ne veux être pour rien dans la classification de ce tarif. Seulement pour forme de simple observation, comme ministre des arts m’intéressant à leur gloire ; à celle de la saine littérature, au maintien du bon goût, j’avouerai que je regrette de voir tous les genres confondus et le nombre des actes faire à peu près seul les distinctions dans les classes admises par vous. Des rangs plus naturels sembleraient pouvoir être assignés aux différents ouvrages. De même qu’il y a de grands et de petits théâtres ; il y a aussi un grand et un petit répertoire. Les classer serait facile en partant de ce point de vue. Il y en aurait toujours quatre comme à présent, et ces classes seraient déterminées d’après l’aperçu que je joins ici….
« Des créateurs pleins de talent, mais dans l’état actuel des choses obtiennent autant avec moins de peine, forcés par cette mesure de travailler davantage, feraient plus pour leur réputation et pour le plaisir du public qu’ils éclaireraient et qu’ils attireraient.
« Je vous soumets ces réflexions qui sont dictées par l’intérêt que je porte aux écrivains estimables du théâtre.
Projet de tarif
Ière classe. Les tragédies en 3, 4 et5 actes.
Les comédies et drames 4 et 5 actes.
Les drames et comédies en 3 actes et en vers. Les grands opéras et Ballets en 9, 4 et 5 actes.
2ème classe.
Les comédies et drames en 3 actes et en prose.
Opéras comiques en 3 actes.
Grands opéras, intermèdes et Ballets ecrits en 2 actes.
3ème classe
Les comédies en 1 et 2 actes ( du Théâtre Français et de l’Odéon).
Opéras comiques en 1 et 2 actes.
Vaudevilles en 2 et 3 actes.
Mélodrames, Pantomimes, pièces spectacles en 3, 4 et 5 actes.
4ème Classe
Les comédies en 1 et 2 actes (autant du Théâtre Français que de
l’Odéon).
Les vaudevilles en 1 acte.
Mélodrames, pantomimes en 1 et 2 actes.
Il est important de noter que le ministre reconnaît aux auteurs le droit de fixer eux-mêmes leurs tarifs et n’entend pas se substituer à eux en ce domaine. Ce qu’il suggère, c’est au fond un barème fondé, sinon directement sur la qualité, du moins sur le degré de difficulté de composition d’une oeuvre, et ses arguments ne sont pas sans valeur. Par exemple, la versification est un élément objectif. Aujourd’hui on parle de temps de tournage. La réponse des agents ne put qu’être dilatoire. Ils soulignèrent qu’un changement des régles des tarifs ne pouvait être le fait que des auteurs eux-mêmes.
Et les auteurs ? Ils sont naturellement divisés. Les critères objectifs leurs paraissent être la durée de l’oeuvre, la jauge du théâtre et la ville où il se situe. D’ailleurs, payer plus cher la tragédie reviendrait à inciter les directeurs à jouer des mélodrames. Le paradoxe serait d’avoir à tarifer au plus bas les oeuvres les plus difficiles, afin d’encourager leur montage. On le voit bien, un barème autre n’est possible que lorsqu’on est en présence d’une perception forfaitaire pour l’ensemble d’un répertoire, tous genres confondus, comme c’est le cas auprès de diffuseurs. Lorsque les perceptions ont lieu oeuvre par oeuvre, chaque oeuvre greffe sa redeveance sur un montant individualisable qu’elle a généré. Comment alors donner plus à un type d’oeuvre qu’à un autre ? La recette ne fait pas de sentiment, d’esthétique, elle impose sa loi qui est républicaine, sans noblesse de la tragédie et roture du mélodrame.
Au passage signalons l’arrangement intervenu au comité du 2O décembre 1816 entre auteurs et compositeurs membres de l’agence Richomme, successeur de Sauvan. Auparavant l’usage était d’attribuer le 1/6 des droits de province au compositeur de la musique composée pour les mélodrames, dont elle soutenait l’action. Les compositeurs finirent par se révolter contre un traitement qu’ils estimaient injuste. Une commission de conciliation fut constituée avec Boirie, Lesloi, Hubert, Leopold, pour les auteurs de mélodrames, Piccini, Leblanc, Darondeau, Luaisain pour les compositeurs. Le compromis retenu consista à maintenir l’ancien partage pour les droits allant jusqu’au 2O décembre, et pour l’avenir à laisser auteurs et compositeurs fixer librement le partage des droits entre eux, partage notifié à l’agent au plus tard le lendemain de la première représentation. Ce débat a son importance car il sera au coeur du différend entre la SACD et la SACEM naissante en 1852.
Et à Paris ? Il semble bien qu’en raison des bouleversements sociaux multiples, l’indiscipline de auteurs, le forfait par représentation ait été assez répandu. Mirecourt, dans le petit ouvrage qu’il a consacré à Scribe, écrit qu’à cette époque seuls le Vaudeville et le Théâtre Français payaient au pourcentage. Ailleurs aurait régné le forfait. Les Désaugiers, les Moreau, les Braziers touchaient 3O, 25 et même 18 francs pour un acte. Scribe, en raison de son succès, aurait été un des premiers – mais Pixérécourt agissait de même au sein de l’autre agence – à exiger systématiquement un pourcentage, à compter de la représentation du Solliciteur, le 1er avril 1817 au théâtre des Variétés.
Il semble que Mirecourt généralise, car les deux livres des auteurs dont nous possédons montrent des variations de droits d’une représentation à l’autre, pour plus de deux théâtres. Cela ne diminue pas les mérites de Pixérécourt et de Scribe qui, tout comme Beaumarchais avant eux, ont fait bénéficier les auteurs débutants des conditions de leurs aînés. Scribe était très organisé. Le jour des premières de ses pièces, il distribuait des coupons
à une cinquantaine d’amis qui se plaçaient au centre, à l’orchestre « et formaient ainsi une claque amicale qui entraînait les applaudissements dans les loges. »
Un souci de plus grande efficacité guidera les deux hommes forts des comités, Scribe et Pixérécourt, à réunir les deux agences dans une même société, où elles continueront de subsister sous un même chapeau. Ce sera chose faite le 7 mars 1829, pour 25 ans, avec la possibilité d’une réconduction qui fut effectivement utilisée par vote lors de l’assemblée générale du 3O avril 1854.
Les statuts du 7 mars 1829, révisés le 18 novembre 1837, évoquent les traités généraux dans le chapitre consacré aux attributions de la Commission.
17.- Comme par le passé, la Commission est investie des pouvoirs les plus étendus à l’effet de prendre, pour le maintien des traités et la conservation des droits des Sociétaires et de leurs intérêts, toutes les mesures qu’elle jugera nécessaire vis-à-vis des entreprises théâtrales.
Ces mesures, une fois prises par la Commission, deviendront obligatoires pour tous les Sociétaires autant que les dispositions du présent acte.
18.- 1° Il est interdit aux Sociétaires de faire représenter aucun ouvrage, ancien ou nouveau sur un théâtre qui n’aurait pas de traité général avec la Société des Auteurs.
Sont momentanément exceptés les théâtres où les droits d’Auteur sont réglés par des usages provisoirement reconnus.
Il est, en outre, interdit à tous Membres de la Société de faire avec les administrations théâtrales des traités particuliers à des conditions pécuniaires au-dessous de celles établies aux traités généraux ou par les usages provisoirement reconnus et dérogeant aux autres conditions des traités généraux.
Les traités particuliers qui seraient faits à des conditions pécuniaires supérieures seront suspendus ou annulés.
Dans tous les cas, le 1/2% revenant à la Caisse de secours continuera d’être perçu intégralement à chaque représentation.
Toutes ventes et tous traités particuliers sont interdits aux Sociétaires quand il n’y a pas encore de traité général ou d’usages reconnus.
On le voit, les usages jouent encore un rôle important et ce sera l’une des fonctions de la nouvelle Société de les codifier.
Les traités généraux essuient les feux de la justice le 7 novembre 1843 (Gaz.des Trib. 31 déc. 1843). A la suite d’un conflit la SACD avait frappé d’interdit Delestre et Poirson, directeurs du Théâtre du Gymnase. Ceux-ci assignèrent la Commission, demandant 6O.OOO francs de dommages intérêts et la reconnaissance de la nullité de la Société. Ils furent déboutés :
« Attendu que l’associaton qui est faite dans le but de protéger en commun des intérêts légitimes, est licite ;
« Attendu que l’association dont il s’agit, soit qu’on l’examine dans la cause, dans son but ou dans ses dispositions spéciales, n’offre aucun des caractères de coalition, et n’est qu’une assurance mutuelle entre les signataires pour l’exécution des traités librement consentis avec les
demandeurs et la perception des droits d’auteur ; d’où il suit qu’elle n’est pas contraire à l’ordre public… »
Les conditions pratiquées auprès des théâtres de province étaient demeurées sensiblement les mêmes pendant près de soixante ans. Le comité, lors de sa séance du 2 août 1862, décide de généraliser la perception au pourcentage, en commençant par les villes de Lyon, Bordeaux, Marseille, Toulouse et Lille. A Lyon, le taux est fixé à 6% pour la saison 1862-1863, 7% pour la saison 1863-1864, et 8% pour la siason 1864-1865.
Jusqu’en 1851 la SACD était la seule Société de perception et les théâtres n’avaient qu’elle comme interlocuteur. De nombreux auteurs souhaitaient y adhérer mais tous n’étaient pas reçus. Les laissés pour compte, essentiellement les compositeurs de variétés et les éditeurs de musique, fonderont la SACEM dont les statuts seront établis par acte passé devant Me Halphen, les 3O et 31 janvier, 1er, 5, 6, 21 et 28 février 1851..
En 1852, la nouvelle SACEM recevait de plus en plus d’adhésions de membres de la SACD. La Commission s’alarme. Ceux qui ont la double appartenance sont invités à signer une déclaration. Ils y reconnaissent « qu’ils n’ont entendu et qu’ils n’entendent donner aucun pouvoir au Syndicat, non plus qu’à M. Heinrichs (Agent général de la SACEM) pour ce qui concerne leurs droits dans les théâtres. Que le mandat qu’ils leur ont confié ne regarde que les établisssements publics en dehors des salles de spectacles ; et que les prétentions du Syndicat sont en contradiction formelle avec les conditions mêmes de son acte de Société. » Le tout est signifié à M. Henricks par acte extra-judiciaire. Des évènements récents montrent que la SACD est exposée, encore aujourd’hui, à ce type de problème.
Langlé fait un constat. Si la SACD n’avait pas réagi, pour la seule année courante la SACEM aurait opéré « une razzia de 92.347 f 3O9. » Elle réclamait pour les Vaudevilles le 1/12ème des droits et le 1/1Oème pour les drames. Soit l’air du Vaudeville de l’Apothicaire. Cet air est joué à Paris deux fois chaque soir dans huit théâtres au moins, considérant que la recette moyenne est de 9OO francs, le 1/12ème ferait 1O8 francs par soirée. Avec la province, cela ferait 2OO francs par jour. « La commission, vous le comprenez, ne pouvait accepter ce mémoire d’apothicaire. » (Cela m’a tout l’air d’une discussion sur le barème, quant à l’apothicaire…la SACD a connu d’autres mémoires.) Lors de cette assemblée générale de 1854, Amédée Lefèvre annonce que la SACD sera sans doute en procès avec M. Henricks. « Fasse le ciel que nous n’ayons plus à vous entretenir de M.Henricks et de son Syndicat ! » Ce jour là le ciel était ailleurs…
Avec le temps, une normalisation des rapports avec la SACEM interviendra, traduite par des accords intersociaux successifs les 17 novembre 1893, 15 octobre 1898, 17 octobre 18O6, au point que Romain Coolus, lors de l’inauguration du monument aux morts de la SACD, saluera la présence « des délégués des deux grandes Sociétés avec lesquelles nous sommes heureux d’entretenir les rapports les plus affectueux. » La SACEM a rejoint la Société de Gens de Lettres dans le coeur de la SACD.
Le 15 mai 1923, un nouvel accord est conclu « par suite de l’évolution constante des genres des spectacles de la majorité des entreprises intéressant les deux Sociétés. »
Article premier. – La Société des Auteurs et Compositeurs drtamatiques a, seule, qualité pour percevoir, en France et à l’Etranger, le droit de
« représentation », c’est à dire les droits d’auteur des pièces de théâtre, quel que soit le lieu : théâtres, cafés-concerts et établissements quelconques où ces pièces seront représentées.
Feront, en conséquence, exclusivement partie du répertoire de la SACD les opéras, opéras-comiques, opéras-bouffes, opérettes, ballets, divertissements, pantomimes, tragédies, drames, comédies, vaudevilles, revues, fééries, saynètes, sketches et dialogues, et, en général, toute oeuvre, en un ou plusieurs actes, avec ou sans musique, destinée à la représentation et comportant une action avec exposition, développement et dénouement.
Art.2- La SACEM, a, seule, qualité pour percevoir en France, et à l’Etranger, le droit « d’exécution », c’est à dire le droit d’auteur de toutes les oeuvres littéraires et musicales qui ne sont pas des pièces de théâtre, quel que soit le lieu : cafés-concerts et établissements quelconques où ces oeuvres seront représentées.
Font en conséquence exclusivement partie du répertoire de la SACEM : les ouvertures, choeurs, symphonies, morceaux d’ensemble, poésies, romances, chansons, chansonnettes, duos et scènes (chansonnettes) à parler d’une durée inférieure à 15 minutes, les fragments de pièces de théâtre exécutés sans décors ni costumes appropriés à la pièce, en un mot les fragments d’oeuvres dramatiques ou dramatico-musicales exécutés par exemple :
A) Sous la forme symphonique dans les brasseries, restaurants, bals, dancings…; B) Intercalés dans les revues ou pièces comportant des airs intercalés; C) utilisés sous la forme d’intermèdes par de artistes au cours de représentations dramatiques ; D) exécutés au cours de séances de cinématographe, concerts; séances de radiotéléphonie, etc…et, en général, toute oeuvre littéraire et musicale destinée à la déclamation ou à l’exécution et ne comprenenant ni action dramatique, ni mise en scène avec décors appropriés. »
N’y-a-t-il pas eu depuis, déperdition du répertoire de la SACD ?
Le nantissement fait son apparition, dans les traités, après la saison 1867-1868, au cours de laquelle les agents durent supporter des frais élevés pour assurer le recouvrement des droits dûs par deux théâtres. Nous n’en voyons que mieux le progrès enregistré avec la garantie appportée aujourd’hui par le Fonds de soutien à l’exact paiement des droits des théâtres membres.
La commission du 14 août 1874 » décide que les traités passés avec le directeurs des théâtres de Paris qui, jusqu’à ce jour, étaient écrits à la main, seront à l’avenir imprimés d’après le traité type récemment adopté. » La SACD, en position de force, agit comme aujourd’hui les éditeurs vis-à- vis des auteurs, en soumettant à leur signature un contrat imprimé dit contrat-type, présenté comme la règle de la profession, et non susceptible de modifications. Il s’agit en fait d’un contrat d’adhésion. On ne peut avoir meilleure illustration de la révolution opérée par l’union des auteurs, et la justesse de la devise : « Unis et libres. » La SACD, c’est le monde à l’envers, l’auteur en position de dicter ses conditions aux usagers, contrairement à la nature des libres rapports économiques.
Au fil des décennies, la SACD pousse ses pions, elle essaie de grignoter une part toujours plus grande des recettes, dès qu’une occasion propice se présente. La fondation de la nouvelle Société le 21 février 1879. lui en fournit une. Jules Clarétie, lors de la première assemblée générale, le 14 avril 188O, révèle que la politique récente de la SACD a consisté à
renouveler les traités en augmentant le taux de perception et en harmonisant les conditions des théâtres d’un même ordre. » Nous avons pu élever à 7,71 puis 8%, avec 15O francs de billets, les droits de l’Opéranational qui n’étaient que de 6%. Nous avons demandé aux Folies- Dramatiques, aux Bouffes-Parisiens et à la Renaissance 1O % cette année, et 11 et 12% pour les années suivantes, avec un droit de 1OO francs de billets. » Le taux actuel de 8% à l’Opéra remonte donc à 188O, et c’est donc à cette époque que remonte la généralisation du taux de perception à 12% dans les théâtres parisiens, taux antérieurement inférieur. A noter que les agents procédèrent à une étude le nombre de billets de claque émis dans les différents théâtres, pour en réduire l’inflation. Scribe avait fait école.
La Commission du vendredi 18 mars 1887 autorise, à la demande des théâtres, la création d’un bulletin des recettes.
En 19O8 le traité général est refondu. Les principales modifications sont : Durée portée uniformément à 6 ans, augmentation du dédit, règlementation de l’usage des musiques de scéne, prolongation de un à deux ans des droits des directeurs sur les oeuvres qu’ils représentent, suppression des billets de faveur. A l’article 9, le caractère forfaitaire du droit d’auteur était une fois de plus consacré, non au sens d’une somme fixe, mais d’un pourcentage perçu quelle que soit l’oeuvre réprésentée, publique ou protégée, du répertoire ou non de la SACD. La négociation avait eu lieu avec le Syndicat des Directeurs des Théâtres de Paris.
Paul Bilhaud, lors de l’assemblée générale du 19 mai 19O8, déclara qu’il ne voterait point cette réforme. L’unification des traités avec les directeurs lui paraissait dangereuse. Gavault lui répondit que le danger n’existait pas puisqu’en effet tous les traités « ne sauraient expirer en même temps. » Il est intéressant de noter ce débat en un temps où les différences de conditions retenues d’un théâtre à l’autre apparaissent comme déstabilisatrices des traités.
A noter qu’en 1911, au cours de l’assemblée générale extraordinaire du 6 mars, il est rappelé l’interdiction faite aux agents directeurs « de se rendre acquéreurs d’oeuvres du répertoire ; de prendre l’initiative de la réception par la théâtre d’aucune pièce ancienne ou nouvelle, les dits agents directeurs n’étant autorisés à assister leurs clients qu’après la réception des ouvrages et pour la rédaction des conventions particulières s’il y a lieu. »
La guerre de 14 ne laisse pas la SACD indemne, ni, et nous y reviendrons, parce que des auteurs mobilisés meurent sur le champ de bataille, ni parce que la vie thâtrale en est affectée, tant sur le plan économique que sur le genre des oeuvres représentées. Que peut faire la SACD ? Consentir des réductions de tarifs ? Bien sûr, et ce n’est pas nouveau pour elle, comme nous l’avons vu, entre autres, en 1814. Peut-elle intervenir sur le répertoire alors ? Société de tous le auteurs, la SACD ne peut établir de discrimination entre les genres et doit assurer des débouchés pour tous. C’est l’objet du débat lors de l’assemblée générale du 18 novembre 1918, présidée par Pierre Wolff, Salle des Ingénieurs Civils, 19 rue Blanche.
Il y a là Paul Ferrier, devenu président d’honneur avec comme commissaires : Alfred Bruneau, Robert Charvay, Romain Coolus si vivement croqué par Kees Van Dongen, Hugues Delorme, Maurice Donnay, Camille Erlanger, Edmond Guiraud, Vincent d’Indy, Jules Mary, André Rivoire, Gabriel Tarieux, Léon Xanrof. Dans la salle notons la présence de Pierre Decourcelle, Georges Berr, Lucien Boyer, Henry Bernstein, René Fauchois, Félix Gandéra, Sacha Guitry, André Mouézy-Eon, Valentin
Tarault, Pierre Véber (dont la Présidente fut reprise il y a peu aux Variétés), André Wormser et Miguel Zamacoïs. Cette assemblée, fort contrastée, comme il se doit, est cuisinée par un orateur qui fait appel à son honneur.
« Voulez-vous devenir une Société de perception ? La chose peut se faire. Après de profondes réflexions, j’estime que ce parti nous conduirait à la disparition ou, plus exactement, à un morcellement de notre Société, chaque groupement professionnel désirant, à juste titre, un organe de perception particulier et adapté à ses besoins propres. En un mot, nous aurions bientôt vécu.
« Ou bien Messieurs, voulez-vous que nous demeurions la Société des Auteurs et Compositeurs français ? (Ce titre seul dispense un orateur de tout développement). Alors il faut que chacun de nous, quel que soit sa manière, son génie particulier, le genre auquel il s’est voué, il faut que chacun de nous désire de tout son coeur inscrire en tête de notre programme commun, avant toute autre chose, la défense de la grande musique et de la littérature dramatique…Il le faut, d’abord parce que c’est bien, parce que nous le devons à notre pays, parce que c’est la tâche la plus belle que puisse s’assigner un groupement aussi important, au point de vue national, que le nôtre. Mais il le faut encore, parce que c’est l’intérêt de tous sans exception. Si notre Société a résisté à tant de coups, si elle a trouvé, toujours, les défenseurs les plus éclatants, si elle a fini par triompher de toutes les difficultés et de toutes les animosités, si elle est encore puisante, malgrè tout, si elle peut encore étendre à tous ses membres, sans exception, une protection sans laquelle beaucoup d’entre nous périraient professionnellement , c’est que nous n’avons cessé d’avoir l’opinion publique dans ses éléments les plus éclairés. C’est un secours sans lequel on ne peut vivre et surtout en un pays comme la France. Si vous entendez le conserver, il faut de toute nécessité que vous représentiez autre chose qu’un organe de comptabilité et de perception. Je le répète, le premier devoir, à l’heure qu’il est, consiste à maintenir les genres et préserver les salles de la haute musique et du théâtre littéraire.
« Tous les esprits éclairés de cette Société, alors même que leurs intérêts particuliers devraient les pousser à accueillir certains changements avec satisfaction, voient d’un oeil anxieux les scènes les plus importantes, celles qu’ont illustrées tant de générations d’écrivains, échapper à leurs destinations primitives, et accueillir des genres qui ne sont pas les leurs.(Applaudissements.)
« Je veux le dire très haut, Messieurs, et certain d’ailleurs de votre approbation unanime, le jour où les théâtres de Paris n’offriront plus au public que des spectacles de music-hall, ou de pièces qui participent de l’opérette et de la comédie-vaudeville, le jour où l’art dramatique français aura reçu cette affreuse blessure, notre Société aura perdu tout son prestige et toute sa force, et tous, tant que nous sommes, nous deviendrons les victimes de ce nouvel état de chose. »
Henri Bernstein, car l’orateur, c’était lui, avait une vue prophétique des choses. Le jour de malheur annnoncé, nous y sommes ! (A la différence que l’opérette ne menace personne, signe des temps. ) Un équilibre doit être trouvé entre la gestion quotidienne de la Société et les combats d’idées. A ne discuter que de questions générales on risque d’oublier que la SACD a été en 1791 un Bureau de Perception, présenté comme tel, sans complexes. Percevoir et répartir les droits des auteurs sont des tâches essentielles. Mais ce Bureau de Perception n’a existé que parcequ’il avait été précédé d’un Bureau de Législation Dramatique. Le débat d’idées a précédé la perception. Le faire cesser reviendrait à terme, comme le dit
justement Bernstein, à faire interrompre cette même perception. Il faut donc garder les deux fers au feu et je reconnais qu’il n’est pas aisé de passer de l’un à l’autre, car l’un paraît aussi trivial que l’autre romantique. Pourtant, c’est le bon sens de Beaumarchais de les avoir mis égalité et de rappeler que l’homme de génie doit manger et payer son boulanger. Pas de honte à cela.
Depuis queje suis entré à la SACD en 1969, j’ai entendu plus d’une fois tel ou tel dire s’exclamer en réaction contre une campagne en cours : « Mais nous sommes avant tout une Société de perception ! » Casse cou ! Cette conception revient à tout attraper comme répertoire et ne pas se soucier de ce que salles et diffuseurs produisent. L’important serait de toucher. A ce jeu là la Société prend de gros risques, elle fait figure d’entreprise essentiellement intéressée à son chiffre d’affaire. Peut-être vaut-il mieux parfois ne pas percevoir, ou percevoir moins, ou autrement, ou s’alinéner la sympathie d’un auteur ou d’un usager puissant, plutôt que de déroger à des règles de fond qui se trouveront peu à peu remises en cause au point de ne plus pouvoir être appliquées, avec la perte d’être que cela représente.
Bernstein est apostrophé dans la salle par un auteur qui lui lance :
– C’est parfait, mais un moyen pratique de réalisation ?
Bernstein :
– J’y arrive : Messieurs, au nom de la noblese même de notre
profession, je vous demande de réagir immédiatement et vigoureusement contre ce péril et je demande à la Commission d’inscrire dans les nouveaux traités qu’elle passera avec les directeurs, une clause bien étudiée et draconienne concernant le maintien du genre dans chacun de ces théâtres… »
Ce fut fait. Mais il n’empêche, quand un théâtre est au bord de déposer son bilan, peut-on lui interdire de se refaire une santé en accueillant un fantaisiste ? Affaire de doigté. Lorsqu’il s’agit d’un cas exceptionnel, passe encore, mais quand le Théâtre du Gymnase dit Marie Bell (!) en fait une habitude..?
Vous l’avez compris, si la salle est touchée, l’écran l’est tout autant, sinon davantage, et la Société en ce moment joue une partie autrement plus difficile qu’en 1918, car elle ne peut se satisfaire d’un réduit français et doit porter son action sur le front européen. Le cri de Bernestein, succédant à celui de Framery sous le Directoire, valait d’être entendu, ne serait-ce que pour serrer les rangs dans une bataille qui appelle la mobilisation de tous les auteurs, les indépendants et ceux que je dénomme les façonniers.
(Un mot sur Bernstein. Jean Genet m’a raconté que pressé d’écrire une pièce de théâtre par Gaston Gallimard, je crois, et Louis Jouvet, il loua une chambre de bonne à Marseille. Devant son cahier d’écolier, il constata qu’il ignorait ce qu’était une pièce, comment elle était construite. Il descendit les étages et acheta la première pièce d’un auteur à la mode qu’il trouva chez le libraire du coin. C’était une oeuvre de Bernstein ! Ce qui me fait penser à cette réflexion de Félicien Marceau à propos des auteurs. « Nous sommes des pommiers. Nous faisons des pommes. » Pour marquer que chacun a sa nature, qui se manifeste en toute occasion, quoiqu’il fasse pour en changer.)
0
En 1927 ont lieu de grandes manoeuvres en vue de la révision de la Convention de Berne. La SACD fait accepter ses idées par la CISAC réunie la même année en congrès à Rome :
– Pas de dispositions relatives aux artistes, interprètes et exécutants dans la Convention, dont les droits doivent être traités indépendamment de ceux des auteurs.
– Unification de la durée de protection post mortem à 5O ans;
– Abandon des réserves par les nations qui en ont faites ;
-Adjonction d’experts pris dans les Sociétés d’Auteurs, aux
représentants officiels des gouvernements ;
Enfin : « Notre président et ami André Rivoire a fait adopter à l’unanimité,
le texte d’une résolution ayant pour objet de réserver aux auteurs littéraires et artistiques, le droit exclusif, tant d’autoriser l’adaptation de leurs oeuvres au cinématographe, que d’exploiter, sous toute autre forme littéraire ou artistique, la propriété d’un sujet d’oeuvre écrite originalement pour être exploité par le cinéma. »
Deux fédérations sont créées au sein de la CISAC, l’une des Sociétés des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, l’autre des Sociétés d’exécution non théâtrales. Les auteurs ont bien travaillé, mais ils se bercent d’une douce illusion en annonçant comme imminente l’adhésion de l’Amérique à la Convention de Berne (!).
Lorsqu’en 1929 la SACD doit une nouvelle fois renaître de ses cendres, il est procédé à une autre refonte des traités. L’article 5 stipule que le taux ne saurait être inférieur à 12%. Nous l’avons vu, la tactique a été, au coup par coup, d’élever le taux de perception jusqu’à ce que ce taux, assez largement pratiqué, devienne une règle et soit reconnu comme tel dans le traité type. Toutefois la règle peut s’avérer contraire à l’intérêt bien compris des auteurs. Aussi, lors de l’assemblée générale du 14 mai 1929, des possibilités de dérogations sont autorisées.
Autre innovation : les directeurs s’interdisent de ne jouer que des oeuvres étrangères. C’est là le premier signe de la concurrence d’un répertoire étranger jusque-là insignifiant. Les directeurs membres du Syndicat s’engagent à jouer au moins une pièce française sur trois. Les directeurs non membres du Syndicat devront jouer au moins une pièce française sur deux, ou deux pièces françaises sur cinq, si les deux pièces françaises sont inédites et créées en dehors des mois d’été. On voit apparaître l’incitation à la création et un régime spécial pour les mois d’été.
Pour légitimer ce qu’il faut bien appeler des dispositions protectionnistes, Fernand Rouvray conclut : « La Nouvelle Société qui est née avec le patronage illustre du grand français qu’est le Président Poincaré ne devait-elle pas affirmer à son berceau qu’elle est française…et bien française ! » (Applaudissements.) La caution du président de la République vaut absolution. Mais il y a là comme un tournant. Trois ans auparavant la SACD a confédéré les Sociétés d’auteurs en créant à Paris la CISAC. Elle ne perd pas de vue le messianisme du droit d’auteur droit de l’homme à la Beaumarchais ; mais au plan interne, elle a entrepris de défendre l’art dramatique français en introduisant une clause de sauvegarde de son répertoire. L’Europe la fera craquer. La défense du répertoire national et européen prend aujourd’hui d’autres formes, mais c’est le même combat.
A noter qu’un traité type était également négocié avec la Chambre Syndicale des Tourneurs.
Le 16 mars 1945 se tient une assemblée générale extraordinaire pour entériner les décisions prises par la Commission provisoire, en accord avec le Comité Professionnel, à savoir que le rachat des billets d’auteur, pour les représentations données en province – O,9O% de la recette pour les directeurs syndiqués, 1% pour les autres – au lieu d’être abandonné comme par le passé aux agents, serait versé au compte de l’auteur, les agents étant
rétribués par le service central de perception. Le gain pour les auteurs joués en province est évalué à 1.5OO.OOO francs l’an, gain tout relatif, car les agents seront directement rémunérés sur le produit de la retenue statutaire, ce qui représente une charge nouvelle de 2.OOO.OOO de francs.
L’assemblée générale ordinaire du 24 octobre 1945 entérine le protocole signé par la Commission le 21 juin 1945 avec les directeurs. Ce protcole prévoit une augmentation des dédits. Les directeurs s’engagent à créer au moins une oeuvre française tous les deux ans. La clause relative à l’attribution d’un droit de préférence au directeur, sur l’acquisition des droits d’adaptation cinématographique des oeuvres représentées par lui, est maintenue. Selon l’article 2O, l’expiration des traités intervient à la même date, pour les directeurs munis de licence, faisant partie du Syndicat.
En province il est sitpulé le prélèvement d’un droit supplémentaire au titre de la caisse retraite. Les directeurs acceptent que le taux soit de O,75%, dont le tiers leur sera ristourné.
Lors de la même assemblée, Marcel Pagnol évoque la licence d’entrepreneur de spectacles instituée le 14 octobre 1945 : « Cette licence, presque toute notre corporation en porte la responsabilité. Nous avons tous dit depuis des années qu’il ne devait pas être permis à n’importe qui de prendre la direction d’un théâtre, ou d’acheter un bail de théâtre pour le revendre. De leur côté les directeurs n’étaient pas très fiers de voir leur profession à la portée du premier venu qui n’est pas toujours un honnête homme. D’autre part, les directeurs étaient charmés à la pensée qu’un texte de loi pourrait leur donner une sorte de monopole, comme au temps des corporations. Enfin, les Syndicats qui aiment les règlementatons et les barèmes poussèrent à la roue de toutes leurs forces.
« Cette licence, sans l’avoir expressément demandée, nous l’avons obtenue. Mais chaque fois que l’on demande à l’Etat un règlementation, on obtient beaucoup plus qu’on avait demandé.
« Les conditions d’obtention de la licence sont d’une sévérité draconiénne. De plus, la Commission qui la donnera nous semble assez mal composée, parce qu’elle ne comprend que deux auteurs dramatiques sur une moyenne de quinze membres. Il est vrai qu’après plusieurs démarches auprès de Beaux-Arts, nous avons obtenu que les trois personnalités qui doivent être choisies par le Ministre pour compléter la Commission, soient obligatoirement les trois présidents : le Président des Directeurs, le Président de la SACEM, le Président de la Dramatique. Nous aurions ainsi trois auteurs, au lieu de deux. Mais il ne s’agit que d’une promesse qui n’est pas écrite dans la loi. »
En 1947 un nouveau traité type fut négocié avec le Syndicat des Directeurs de Paris qui accepte une augmentation des perceptions de O,25% au titre de la Caisse retraite, pour autant qu’un tiers sera reversé aux directeurs pour leur propre caisse. Ainsi se développe une politique qui lie une concession dont bénéficient les auteurs à un avantage personnel des directeurs. La règlementatin de la représentation du répertoire étranger est modifiée. Lors de l’assemblée générale du 29 mai, Paul Nivoix observe :
« Il est certain que notre isolement pendant les quatre années d’occupation a provoqué, dès la libération, un afflux d’oeuvres étrangères ; curiosité légitime pas toujours justifiée.
« Toutefois, et fidèle aux recommendations du président Brieux, il ne peut être question de boycotter le répertoire étranger en envisageant une règlementation qui revette le caractère d’une atteinte à la liberté des exploitatins théâtrales, ou en prenant des mesures vexatoires envers les productions étrangères. Nous avons pu toutefois établir dans le nouveau
traité que les pièces étrangères ne pourraient être créées dans un théâtre à Paris que dans la proportion d’une sur trois. Nous avons d’autre part précisé que ne peuvent être considérées comme oeuvres françaises les pièces écrites par les auteurs belges et suisses. »
Et aujourd’hui ? Voici quarante cinq ans que les traités n’ont pas été refondus. Le temps ne paraît plus où chaque refonte se traduisait par la généralisation de conditions supérieures. Le traité vert serait-il devenu féodal au point de craindre une nuit du 4 août si l’on abordait sa refonte ? La crise des théâtres est si sévère que cette refonte ne peut plus être indéfiniment reportée et la SACD devrait avoir dans ses cartons un nouveau texte, fruit d’une réflexion partie des origines jusqu’à nos jours, pour voir quelle philosophie doit le sous-tendre et, partant, quels sont les points où il est possible de faire des concessions et ceux sur lesquels il convient de demeurer « intraitable, » en parvenant tout de même à traiter…
Ainsi en venons-nous naturellement à examiner cet autre serpent de mer qu »est le domaine public payant.
*
VII) LE MORT SAISIT LE VIF
DUREE DE PROTECTION ET DOMAINE PUBLIC PAYANT
Une fois de plus un problème de taille s’est posé dès les origines de la Société. Ce qui est frappant, en effet, dans l’histoire de la SACD qui se confond avec celle du droit d’auteur, c’est la récurrence des problèmes.
L’Ancien Régime était plus favorable aux auteurs littéraires qu’aux auteurs dramatiques. Les arrêts du conseil du roi du 3O août 1777 stipulent que l’auteur « doit obtenir pour lui et ses hoirs à perpétuité le privilège
d’éditer et de vendre ses ouvrages. » Quand, la même année, Beaumarchais décrète la grève de la plume, la Comédie Française essaie de débaucher quelques jaunes comme La Harpe et Dubuisson. Mais lesBarmécides et Nadir ne soulèvent pas le désir des spectateurs et il faut à la Comédie d’autres appas dramatiques pour attirer le chalant dans sa ruelle. Elle fait donner la garde du répertoire. En avant Molière, Racine, Rotrou, Corneille, Regnard. Ce répertoire dit-elle, lui appartient, elle l’a payé en espéces sonnantes et trébuchantes. Surtout trébuchantes quand on connait comment elle l’a fait tomber dans des règles, faites par et pour elle. Cela lui permet de tenir. Mais à la longue elle donne des signes de fatigue. Trois ans plus tard elle cède. Le public, atteint de scorbut théâtral, demande des produits frais, qui lui parlent des préoccupations du jour, et mettent le masque d’un histrion sur le portrait de ses héros, petits et grands. Place au Mariage de Figaro et à ses descendants.
Lorsque Framery, au début de la Révolution, se fait idéologue, il prend position, dans De la liberté des théâtres, en faveur de la propriété dramatique perpétuelle, prenant exemple sur les arrêts de 1777 relatifs à la libraire. « L’auteur devrait jouir au moins toute sa vie de cette rétribution. Je dis au moins, car le fruit du génie doit être inaliénable. » Les manigances des Comédiens français, leur façon de détrousser les auteurs de leurs oeuvres, sitôt qu’ils ont les yeux tournés, l’ont exaspéré. Mais à trop demander on risque de ne rien avoir, d’où sa résignation à ce que la propriété littéraire soit viagère. L’important est de casser le monopole de la Comédie Française.
Aussi, le projet de décret dont sera porteur La Harpe, lorsqu’il se rendra à la Constituante le 24 août 179O, contiendra-t-il un article 3 ainsi libellé : » Les comédiens n’ayant point de droit de propriété sur les pièces qu’ils représentent depuis l’établissement de leur théâtre, toute autre troupe ancienne ou nouvelle sera autorisée à représenter les pièces des auteurs morts, devenus une propriété publique, et de traiter avec les auteurs vivants, pour les pièces déjà représentées ou pour celles qui ne l’auraient pas encore été. »
La Commission d’instruction publique s’en tiendra là ; elle proposera bien la liberté des théâtres, qu’appelait aussi de ses voeux Condorcet, comme l’écrivent Elisabeth et Robert Badinter dans la biographie qu’il ont consacrée au mathématicien philosophe, la liberté pour tous de jouer le répertoire passé de la Comédie Française, la propriété dramatique sur l’ensemble du territoire français, mais celle-ci sera limitée aux auteurs vivants et à leurs ayants-droit pour une période n’excédant pas cinq années.
Depuis, à l’image de ce qu’ils ont fait pour le taux de leur rémunération, les auteurs ont obtenu une prolongation toujours plus longue de leurs droits, mais ils n’ont pu légalement empêcher le domaine public de croître. Le 8 floréal an VI (27 avril 1798), pendant le Directoire, la durée de protection fut portée de 5 à 1O ans post mortem. Tout avait commnencé par une proposition d’Audouin, ancien vicaire de Saint-Eustache, marié à la fille du ministre de la guerre Pache, auteur du Publiciste Philanthrope, et qui proposait de réduire le nombre des théâtres pour en relever le niveau. Ainsi s’exclama-t-il le tridi 23 ventôse de l’an VI (mardi 13 mars 1798), au Conseil des 5OO : « Si les pièces sont mal jouées, l’art de la déclamation se perdra ; les auteurs distingués quitteront la carrière dramatique, les connaisseurs abandonneront les théâtres, le reste du public suivra bientôt et tout sera perdu. » La discussion porta alors sur la meilleure manière d’encourager l’art dramatique.
Eschassériaux l’aîné, ancien homme de loi à Saintes, pense que la vraie réponse est d’attribuer aux auteurs des récompenses éclatantes : « Je vous proposerai, représentants, dit-il lee 8 floréal an VI (24 avril 1798), pour nos auteurs dramatiques, pour ceux qui auront remporté de grands succès, les mêmes honneurs qu’une république reconnaissante décerna jadis à Euripide et à Sophocle : ce sont les récompenses et les acclamations devant tout un peuple à ces grands hommes, qui enfantèrent ces chefs- d’oeuvres…. » Il évoquait aussi le renforcement des droits d’auteur.
Sur ce dernier point, la commission de l’instruction publique propose de porter à dix ans post mortem la durée de protection, ce qui nous vaut un débat sur la nature du droit d’auteur : Couppé; ancien curé de Semaize, député de l’Oise pendant la Convention, observe : » La commission propose 1O ans ; je demande que ce terme soit porté à 15 ans. Si ce droit là est une propriété, vous ne pouvez la ravir aux héritiers après un si court espace de temps. »
Et Audouin de répliquer : « La Commission n’a pu considérer ce droit comme une propriété. Il n’y a aucune similitude ; ce n’est qu’un encouragement donné d’avance aux auteurs. »
Chollet, député de la Gironde ajoute : « ou le droit accordé est une propriété, et alors je ne vois pas comment vous pouvez lui fixer un terme dans le temps ; ou il n’est pas une propriété, et alors vous devez en prolonger l’usage d’une manière satisfaisante pour ceux qui en useront. Il faut qu’une veuve, que des enfants puissent en user utilement. Je demande que le droit soit assuré à la veuve pendant toute la vie et aux enfants jusqu’à leur majorité. »
Boulay, député de la Meurthe et d’autres membres du conseil, sans doute pressés d’en finir, s’écrient : »La priorité pour le projet de la Commission ! » L’article est adopté et la durée fixée à 1O PM.
La discussion n’est pas close pour autant. L’idée d’instaurer un domaine public payant est émise par Creuzé-Latouche, député de Chatellerault, lors de la séance du Conseil des 5OO du 28 floréal an VI (17 mai 1798), avec des attendus qui méritent d’être rapportés, car ils traitent de la multiplicité, la dispersion des héritiers et des lieux de représentation : « On pourrait demander pourquoi cette sorte de propriété (on ne sait comment qualifier le droit d’auteur) ne serait pas déclarée perpétuelle en faveur de hériteirs des auteurs ? On répondrait, comme l’avait fait l’Assemblée Constituante, que la difficulté serait de maintenir et de surveiller une telle propriété, qui, n’ayant rien de matériel, peut être saisie par la seule mémoire, et exercée tout à la fois par une infinité de personnes, et dans une multitude de lieux. D’ailleurs, les parts d’auteurs dans le produit des représentations de leurs pièces, n’étant qu’un dividende assez peu considérable, cet objet serait tellement réduit entre plusieurs héritiers, et si difficile pour le réclamer dans une quantité de contrées dont ils seraient éloignés, que leur droit deviendrait dans la suite nécessairement illusoire. Il a donc paru suffisant de borner ce droit de propriété pour les héritiers à dix ans ; les gens de lettres n’en demandent pas davantage. » Mais il a une idée derrière la tête : » Trouver dans le produit de l’art dramatique même, un fonds destiné aux récompenses et aux encouragements des auteurs et des artistes. » En effet, les autorités publiques, elles, se substituant aux hériters, peuvent aisément exercer leur contrôle. On le voit, rien de nouveau sous le soleil !
La proposition suscite un débat. Le 11 prairial an VI (3O mai 1798), Laussat, du Béarn, soutient que les problèmes d’application d’un tel domaine public payant peuvent être résolus. Il constate que la part d’auteur
évolue selon les théâtres et l’étendue des ouvrages. » Néanmoins, pour faciliter les calculs, je crois qu’on peut évaluer approximativement au terme moyen d’un onzième sur les 2/3 du montant des recettes. » Il exclut l’Opéra de la contribution : il coûte déjà trop cher à l’Etat ! Il considère que trois théâtres à Paris, de grande taille, peuvent vivre par eux-mêmes. Il leur suppose une recette annuelle de 1.8OO.OOO francs, ce qui ferait 11O.OOO francs de part d’auteur. Il faut en retirer ce qui revient aux oeuvres protégées. Cette part sera d’autant plus forte que l’entrepreneur ne sera plus encouragé à jouer des oeuvres du domaine public puisqu’il devra payer nécessairement. Les pièces des auteurs vivants, « ce sont celles qui, du moins dans un premier temps, procurent le plus d’affluence et le plus de profit ; enfin elles font seules la fortune des théâtres à musique (!). » Les auteurs recevraient donc entre le tiers et la moitié des 11O.OOO francs. Lacaisse d’encouragement disposerait de 55.OOO à 75.OOO francs., elle ne serait financée que par l’assujettissement de quelques théâtres parisiens.
La proposition suscite une opposition de nombre de députés qui ne tiennent pas à permettre au corps législatif de fermer discrétionnairement les théâtres (la proposition de réduction avait refait surface) ni disposer des fonds de la Caisse d’Encouragement. On en restera là. Sous l’Empire, une administration fiscale à la recherche de nouvelles ressources, imaginera de frapper d’une taxe chaque feuille d’impression des oeuvres non protégées. Louis XVIII la supprimera en montant sur le trône.
A noter que le 1er germinal an XIII (22 mars 18O5) Napoléon prend un décret qui constitue une première : le règlement du sort des oeuvres posthumes ; et l’on sait combien l’empereur était sensible à la postérité. Il constatait que les propriétaires d’ouvrages d’auteurs morts depuis dix ans, hésitaient à en autoriser la publication, de peur de voir leur propriété contestée dans son principe et sa durée. Désormais : « Les propriétaires, par succession ou à un autre titre, d’un ouvrage posthume, ont les mêmes droits que l’auteur, et les dispositions des lois sur la propriété exclusive des auteurs et sur sa durée leur sont applicables ; toutefois à la charge d’imprimer séparément les oeuvres posthumes, et sans les joindre à une nouvelle édition des ouvrages déjà publiés et devenus propriété publique. » Il s’agissait d’éviter d’obliger le public à racheter dans une même édition les oeuvres du domaine pour accéder aux parties inédites.
A l’occasion de la règlementation de l’imprimerie et de la librairie, par le décret du 5 février 1810, la durée de la propriété littairaire sera prorogée selon un mode de calcul jusque là envisagé et non retenu, qui lie la durée de la protection à la qualité des ayants droit de l’auteur. L’article 39 stipule : « Le droit de propriété est garanti à l’auteur et à sa veuve pendant leur vie, et à leurs enfants pendant vingt ans. » L’article suivant reconnait le bénéfice de la loi aux auteurs étrangers, sans le subordonner à la conclusion d’une convention avec le pays d’origine de l’auteur. Toutefois le Conseil d’Etat, par avis du 23 août 1811, considère : « Que le décret n’a rien innové quant aux droits des auteurs des ouvrages dramatiques et des compositeurs de musique, et que ces droits doivent être réglés conformément aux lois existantes antérieurement audit décret du 5 février. »
En 1817, le ministre de l’intérieur, plein de bonnes intentions à l’égard de l’art dramatique, avait constitué à l’Institut une commission spécialisée à cet effet. Au comité du 2O octobre de l’agence Richomme, Pixérécourt donne lecture d’un projet de requête au roi qu’il a rédigé et réclamant la perpétuité du droit d’auteur. Un délégation est constituée pour rencontrer le ministre, qui sera composée de Picard, Boïeldieu, Dupaty,
Cherubini, Lemercier, Bouilly, Lesueur, Delrieu, Vigée, Spontini, Royer, Laya. Mais point de suite. Sollicité par le préfet des Bouches du Rhône de réduire temporairement les recettes du théâtre de Marseille dont les recettes sont nulles, le comité de l’agence Richomme y consent « bien que les successions qui échoient malheureusement chaque jour aux entrepreneurs de spectacle par l’expiration des dix années suivant le décés de l’auteur, successions parmi lesquelles figure celle de feu M. Dalayrac dont le répertoire est journellement au courant de la scéne, enrichissent les directeurs au préjudice des auteurs… »
Les auteurs, tout en saisissant toute occasion de plaider auprès du législateur en faveur de la propriété littéraire perpétuelle, vont s’efforcer d’obtenir contractuellement ce qui tarde à leur être attribué par la loi. Unpremier précédent est créé dans le traité conclu en 184O avec M. Crosnier, directeur de l’Opéra-Comique une clause stipulant le paiement au bénéfice des hériters du quart des droits des auteurs dont les oeuvres appartiennent au domaine public, et, à leur défaut, à la caisse de secours. Il en alla de même avec M. Perrin directeur du Théâtre-Lyrique, et ses successeurs. A noter que la Commission est respectueuse des droits des héritiers, la caisse de secours n’encaissant les droits qu’à leur défaut d’existence, attitude logique, puisqu’elle se prononce en faveur d’une propriété sans limitation de durée. Le traité conclu en 1856 avec le successeur de M. Perrin, M. Carvalho, reprit la même clause :
« Attendu que la loi actuelle n’attribue aux héritiers des auteurs dramatiques que trente années de jouissance de leurs droits à partir du jour du décès de l’auteur et du décès de leur veuve, et qu’après ces trente années, ces ouvrages composent ce qu’on appelle le domaine public, c’est à dire qu’i!ls peuvent être présentés par les directeurs sans payer de droits ;
« La Société des auteurs et compositeurs dramatiques, en traitant avec M. Carvalho, directeur du Théâtre-Lyrique, lui demande de renoncer à l’avantage qui résulte pour lui de la législation existante, en ce qui touche les ouvrages du domaine public, pour le passé et pour l’avenir, lui exposant que c’est toujours en vue de ces modifications que la Société des auteurs est toujours restée dans la limite du droit pécuniaire portée en l’article 22. »
Afin de faire admettre une perception sur le domaine public, la Société avait donc fait en sorte que le taux de base fixé au contrat demeure en pratique la règle. Il semble par ailleurs, que dans le domaine lyrique, il y ait eu peu ou pas de perception sur un taux dépassant le taux fixé au contrat. Une fois la clause admise par les théâtres lyriques elle sera étendue aux autres théâtres, mais sans le même frein. Reprenons.
« M. Carvalho, convaincu de l’équité et de la convenance de cette demande consent à ce que l’avantage qui résulte de la législation actuelle en ce qui touche des ouvrages du domaine public, soit soumise aux conditions suivantes :
« Toute fois que, dans la composition du spectacle, il entrera un ou plusieurs ouvrages dits du domaine public, les agents généraux de M.M. les auteurs percevront sur la recette une somme égale au droit qui serait alloué à ces ouvrages, s’ils appartenaient à des auteurs vivants.
« Ces droits seront remis aux héritiers en ligne directe, s’il en existe, et à défaut de ces héritiers, ils seront versés à la caisse de secours des auteurs. »
On le voit, dans ce traité le domaine public est mis sur un pied d’égalité avec le domaine protégé, preuve que le auteurs sont allés vite en besogne pour que le domaine public rattrape le domaine protégé. Enfin, le paiement des héritiers est toujours mis en avant pour justifier la perception, mais il s’agit des hériters en ligne direct, auxquels la caisse de secours est substituée de plein droit par leur défaut. La voie est ouverte à une attribution systématique des droits perçus au titre du domaine public, au bénéfice de la caisse de secours, alors même que des héritiers en ligne directe subsisteraient, lorsque la clause sera entrée dans le moeurs.
-240Il est enfin significatif que les premiers traités qui ont contenu une telle clause concernaient des théâtres lyriques. La programmation massive d’oeuvres du domaine public dans ces théâtres n’est pas un fait nouveau. La chute dans le domaine public du répertoire de Dalayrac entraîna à elle seule une baisse de 1O% de la totalité des perceptions de l’agence Richomme. C’est donc auprès de ces théâtres que les auteurs font porter leurs efforts, car c’est auprès d’eux que les pressions morales ont le plus de poids. Comment le directeur qui payait une année des droits au fils d’un auteur de renom, ne lui verserait-il rien, sans gêne, l’année suivante, alors
que son théâtre reprend une oeuvre à succès ?
La Commission pince avec sincérité et habileté une corde sensible.
Une fois la clause imposée aux théâtres lyriques, elle saura progressivement l’étendre aux autres théâtres, car un tel régime tire sa force de sa généralité et s’affaiblit dès lors qu’on y ouvre des exceptions. Un rappel de ces faits aurait peut-être permis de résister davantage aux pressions de M. Lefort lorsqu’il remit en cause le traité signé avec lui, le domaine public chutant de 8% ( taux du domaine protégé) à 3%. Mais 3% sur les recettes de l’Opéra ce n’est pas rien. En tout cas il ne conviendrait pas de descendre au-dessous.
(A l’étranger il m’est arrivé de m’inspirer de la clause forfaitaire en prorogeant constractuellement la durée de protection. Ainsi, dans un contrat d’adaptation en langue anglaise d’une oeuvre de Feydeau, l’adaptateur s’est-il engagé à retrocéder aux héritiers une partie de ses droits en cas de représentation aux Etats-Unis, pays où l’oeuvre n’était plus protégée, et, dans les autres pays de langue anglaise, pendant quelques années après qu’elle soit tombée dans le domaine. Autre procédé, l’obligation faite au producteur d’une comédie musicale adaptée d’une oeuvre de Gaston Leroux, de continuer à s’acquitter des droits stipulés aussi longtemps que la production initiée lorsque l’oeuvre est protégée, se poursuivra après. L’histoire vient ainsi au secours de l’actualité.)
La Commission définit clairement sa doctrine lors de la séance du 29 janvier 1858 :
» La Commission des auteurs et compositeurs dramatiques,
« Considérant qu’il est du devoir rigoureux de la Commission d’assurer par tous les moyens possibles la perpétuité de la propriété littéraire aux hériters des auteurs dramatiques et de ne pas souffrir que leurs oeuvres sopient, même à défaut d’héritiers, une proie abandonnée à tire gratuit au premier occupant ;
« Considérant que, lors même que la ligne des héritiers au nom de la loi est éteinte, elle ne saurait être mieux représentée que par les descendants de ceux qui ont travaillé avant nous, et qui, faute d’être protégés dans leurs
productions, n’ont laissé à leur famille qu’un nom dont le public se souvient et une misère qui l’indigne ;
« Considérant que la caisse de secours créée par les auteurs et compositeurs dramatiques est la tutrice de toutes le infortunes, tutrice à laquelle on peut s’adresser sans humiliation, puisqu’elle ne fait que répartir les épargnes recueillies sur notre travail ou la part qu’on restitue aux travaux de nos devanciers, dont l’Association a commencé par adopter les descendants ; »
Mais, pourquoi les directeurs seraient ils-les seuls à supporter la charge du domaine public ? Pour que la règle soit aussi peu attaquable que possible, il faut qu’elle s’applique à tous, c’est à dire aux auteurs eux- mêmes, lorsqu’ils empruntent au repertoire de leurs devanciers, dans leurs propres compositions. Ce faisant la Comission invente ce 29 janvier 1858 le domaine public payé par les auteurs.
« Considérant que tout auteur qui va spontanément demander à l’ancien répertoire une pièce acceptée depuis longtemps, un titre consacré, les chances plus assurées d’un succès, ne peut évaluer le secours qui lui est ainsi apporté au-dessous de la part d’un collaborateur ;
« Décide : 1° Pour toute pièce notoirement empruntée à l’ancien répertoire, la part faite à l’auteur primitif, part qui sera attribuée aux héritiers de cet auteur ou, à défaut d’héritiers, à la caisse de secours qui les représente, sera égale à la moitié des droits revenant à la pièce partout où elle sera jouée.
« 2° Il est bien entendu, que si une pièce de l’ancien répertoire est transformée en pièce lyrique, le droit du musicien restera entier ;
« 3° Si un ouvrage lyrique du domaine public est soumis à une révision, à un travail d’appropriation, à un remaniement de musique, l’auteur de ce travail abandonnera à la Caisse de secours la moitié des droits attribués à la musique ;
« La Commisson se réserve le droit d’appréciation sur toute réclamation et en toutes circonstances. »
Dura lex, sed lex. Depuis, le taux de prélèvement sur le adaptations des oeuvres qui empruntent au domaine public a été adouci et modulé. L’adaptation étant une oeuvre à part entière, son auteur demeure libre de demander le taux qu’il veut et la SACD est fondée à percevoir le même taux que pour les oeuvres protégée, alors même qu’il n’y aurait pas de traité avec le théâtre, comprenant une clause instituant un domaine public payant. Mais ne doit pas être perdu de vue, tant à l’intérieur de la SACD qu’à l’extérieur, le lien étroit entre l’assujettissement des directeurs et celui des auteurs et l’on ne saurait traiter plus durement les uns que les autres sans fausser la règle et la fragiliser.
Ce qui était vrai en 1858 n’a rien perdu de sa force au plan des principes. Toutefois, avec le temps, tout se passe comme si les commissaires s’étaient mis à douter de la légitimité de leur intervention tant auprès de leurs confrères que des directeurs de théâtres. C’est en quoi les rappels historiques peuvent avoir un impact sur de décisions à prendre aujourd’hui. Il y a, dans toute négociation, une part morale. Chez les auteurs elle doit être prépondérante. Si les auteurs doutent de leurs droits, ils ne peuvent les faire triompher. Lorsqu’ils en sont convaincus ils deviennent convaincants et l’emportent sur les partenaires qui leur étaient les plus opposés.
De ce point de vue, rien n’a changé et si cette étude pouvait contribuer, si peu que ce soit, à renforcer des convictions au sein de la SACD, au de- là de l’intérêt que peut susciter le rappel de faits méconnus ou oubliés, j’aurais le sentiment d’avoir atteint le but que je poursuivais en la composant. L’histoire de la SACD m’a toujours paru être une mine d’idées, d’exemples, d’énergie, et non pas un cahier d’estampes roussies par le temps. A ceux qui trouvent que Beaumarchais est de l’histoire ancienne, qu’il vaut mieux ne pas trop en parler, que les ordinateurs ont pris la place de la plume d’oie, je réponds : Beaumarchais ne sent pas la poussière, mais la poudre ! sa plume virevolte toujours comme la plus dangereuse des lames, et les traits de son esprit font mouche sur toutes vos puces !
La délibération capitale de la Commission du 29 janvier 1858 fut entérinée lors de l’assemblée générale suivante, le 18 avril. Logique avec elle même, appuyant sa démonstration par des actes, la Commission attribua aux fils de compositeurs étrangers les droits résultant de leurs oeuvres. Il en résulta une protestation des directeurs Choler et Siraudin qui assignèrent la Commission en ce qu’elle assurait des perceptions en faveur de personnes étrangères à la Société. En bref, selon eux, la perception au titre du domaine public aurait dû se limiter aux oeuvres ayant appartenu au répertoire de la Société. Question d’importance, on le voit, et qui méritait d’être tranchée. Il y aurait eu sinon deux domaines publics : l’un, étranger, libre ; l’autre, national, protégé, ce qui aurait entraîné une promotion du répertoire étranger.
Dans son jugement du 6 février 1859, le tribunal civil de la Seine reconnut la validité de la clause forfaitaire autorisant une perception sur les oeuvres du domaine public. Il estime : « qu’obéissant à des sentiments plus généreux et plus conformes à l’esprit des statuts, la Société a voulu stipuler les droits de tous ceux qui avaient illustré la scène, qu’ils fussent ou non parmi ses membres et quelle que pût être d’ailleurs leur nationalité ; »
C’était un bon procès car les bénéficiaires n’étaient autres que les fils de Mozart et Weber ! La SACD faisait comme Voltaire qui recueillit en 176O et dota la nièce de Corneille réduite à vivre dans la misère.
Le domaine public à charge des directeurs avait eu son procès ; il était naturel que celui à les charge des auteurs eût le sien. Beaumarchais l’offrit ! Jules Barbier et Michel Carré adaptèrent le livret de Da Ponte du Mariage de Figaro et firent jouer leur version au Théâtre-Lyrique. Conformément au traité génral avec ce théâtre, et à la clause forfaitaire, la SACD perçut l’ensemble des droits mais Jules Barbier s’opposa à ce que la part des adaptateurs fut amputée d’une part pour Beuamarchais, c’est à dire la Caisse de secours. Il assigna l’agent Paragallo, gérant de la Société, devant le tribunal civil de la Seine qui y consacra trois audiences à l’affaire, les 16 et 3O mars et 15 avril 1859.
La Commission fut admise à intervenir à la place de l’agent. Le tribunal confirma la validité de la clause forfaitaire contenue dans le traité. « Attendu que le but de ces conventions est de sauvegarder les intérêts des auteurs vivants compromis par le bénéfice que trouveraient les directeurs de théâtres à jouer des ouvrages tombés dans le domaine public : par conséquent, d’empêcher que les directeurs, ne payant pas de droits sur ces sortes d’ouvrages, aient intérêt à les jouer de préférence à ceux des auteurs vivants :
« Attendu que si le directeur du Théâtre-Lyrique renonce à l’avantage qui résulte pour lui de la loi actuelle, en ce qui touche les ouvrages du
domaine public, et consent à ce qu’ils soient frappés d’un droit d’auteur, il n’y a rien dans cette stipulation, quand on en pénètre les causes, qui soit une dérogation à la loi et à l’ordre public… »
C’est reconnaître que le domaine public n’est pas d’ordre public !
Le tribunal parle d’or et il y là un attendu qui ne devrait pas être oublié.
« Attendu que l’objet de la Société est la création d’un fonds de secours au profit des associés, de leurs veuves, héritiers ou parents, et que la Commission, en dehors des prévisions des statuts, stipule que les droits perçus sur la représentation des ouvrages du domaine public seront remis aux héritiers en ligne directe, s’il en existe, et qu’à défaut de ces héritiers, ils seront versés à la caisse e secours des auteurs ;
« Attendu que la Commission n’a point excédé le mandat qu’elle tient des statuts…
« Attendu que Barbier et Carré ayant emprunté les Noces de Figaro à la comédie de Beaumarchais, n’ont droit pour eux deux qu’à 3% sous la déduction des frais ordinaires de perception et de O,5%…
« Déclare Barbier mal fondé dans sa demande… »
Voici le domaine public payant confirmé vis-à-vis des théâtres et des auteurs. Barbier, décidément furieux de l’amputation de la moitié de ses droits, fait appel. La cour (Gaz. des Trib. et le Droit, 5, 6, 11, 18 novembre 186O.) confirme le jugement :
» Considérant que la Commission de la Société des auteurs dramatiques était autorisée à faire tous les traités en faveur des auteurs, et que c’est en vertu de ces statuts qu’elle avait fait une convention avec le Directeur du Théâtre-Lyrique ; que lors, de la représentation du Médecin malgré lui, elle avait fixé aux trois quarts la part de Barbier auteur du Libretto ; que la même fixation ayant eu lieu pour les Noces de Figaro, Barbier ne pouvait la repousser, puisqu’il était lié par les statuts de la Société elle- même ;
« Adoptant au surplus, les motifs des premiers juges, elle a confirmé le jugement frappé d’appel… »
Les motifs des juges sont ceux de la Commission. La preuve est faite, une fois de plus, qu’il y a souvent lien entre prétention des auteurs et justice, et que des magistrats équitables savent le reconnaître, alors même que les conventions dérogent à la lettre de la loi.
Autre affaire tranchée par le tribunal de la Seine du 2 juin 1875. M. Cottrau, éditeur de musique à Naples, cessionaire des droits de Donizetti et Bellini, réclamait des droits de représentation à un théâtre parisien qui avait représenté une oeuvre dont il revendiquait le paiement des droits. Le théâtre le renvoya à la SACD à laquelle il avait versé les droits de représentation conformément à la clause forfaitaire de son contrat. Que dit le tribunal ? Il parle d’or : » Attendu que pour faciliter la perception de ces droits, et dans l’intérêt exclusif de ses membres, la Société a stipulé, des Directeurs de théâtres, qu’il leur serait attribué par chaque représentation, quelle que fut la composition du spectacle, une part proportionnelle de la recette brute, que…ces perceptions ne représentent que le prix du droit concédé aux directeurs de théâtres, d’exploiter le répertoire dont la Société dispose et que le compte n’en est dû qu’aux auteurs, membres de la Société, desquels elle tient son mandat… » Dans ces conditions, peu importe que les oeuvres représentées soient du domaine public, qu’a fortiori elles
soient d’auteurs étrangers qui n’ont jamais été membres de la SACD. La perception est causée par la clause ouvrant au théâtre l’accés général au répertoire de la SACD.
Tout en paraphant leurs traités les auteurs revenaient à la charge pour obtenir le domaine public payant légal ou, à défaut, une prorogation de la durée de protection post mortem. Par avis, le Conseil d’Etat avait écarté les auteurs dramatiques et leurs hériters du bénéfice de la loi impériale du 5 février 1805 portant la durée de protection de 1O à 2O ans. La loi du 3 août 1844 corrige cette injustice. La loi du 8 avril 1854 corrige certains défauts observés dans celle du 5 février 181O. Le droit des enfants est porté de vingt à trente ans après la mort soit de l’auteur, soit de la veuve, disposition applicable à tous les auteurs, sans distinction d’ouvrages. Signalons que depuis la loi des 28-3O mars 1852, la contrefaçon en France des ouvrages publiés à l’étranger constituait un délit.
Il est un fait que les auteurs, censure mise à part, auront à se louer du Second Empire, le régime étant très bienveillant à leur égard. Ainsi la loi du 14 juillet 1866 maintient à l’auteur la propriété sur ses oeuvres durant sa vie mais institue au bénéfice de ses héritiers une période de protection uniforme de cinquante ans. Cette durée est encore la règle pour les oeuvres autres que musicales qui, depuis la loi du 3 juillet 1985, bénéficient d’une durée de potection de 7O ans post mortem auctoris, discrimination qui devrait disparaître dans le cadre d’une harmonisation européènne par l’institution d’une durée uniforme de 7O ans.
En 19O7, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort d’Alfred de Musset, la Société des Gens de Lettres, demande un nouvel allongement de la propriété littéraire. La même année, M. Ajam dépose à la Chambre des députés, le 31 mai, un projet de loi, j’allais dire » à l’italienne », c’est à dire visant à frapper « les éditions nouvelles d’auteurs tombés dans le domaine public par application de la loi du 14 juillet 1866, d’un droit de 1O% au profit du trésor public. (Cité par Pouillet, p.191)
Victor Hugo était favorable à l’établissement d’un domaine public payant, mais il doit être cité avec précaution par le auteurs car il mettait la Société à égalité avec le créateur, trouvant que les héritiers ne pouvaient hériter que du droit pécuniaire. Président fondateur de l’A.L.A.I., lors de la séance tenue à Paris le 25 juin 1878, il ridiculise les législateurs qui à travers le monde, fixent des durées de protection tout à fait variables. « L’héritier du sang est l »héritier du sang. L’écrivain, en tant qu’écrivain, n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue.
« Les législateurs ont attribué à l’héritier du sang une faculté qui est pleine d’inconvénients, celle d’administrer une propriété qui n’existe pas, ou du moins qu’il peut ne pas connaître. Que l’on conserve à l’héritier du sang son droit, et que l’on donne à l’hériteir de l’esprit ce qui lui appartient, en établissant le domaine public immédiat. »
Il prend partie pour un droit à rémunération au bénéfice des héritiers pendant 5O ans, soit la durée établie par la loi du 14 juillet 1866.
« Mais à l’extinction des héritiers directs, que se passe-t-il ?
« Le domaine public va-t-il continuer d’exploiter l’oeuvre sans payer de droits, puisqu’il n’y a plus d’héritiers ? Non ; selon moi, il continuerait d’xploiter l’oeuvre en continuant de payer une redevance.
» A qui ?
« C’est ici qu’apparait surtout l’utilité de la redevance perpétuelle…
» Connaissez-vous rien de plus beau que ceci : toutes les oeuvres qui n’ont plus d’héritiers directs tombent dans le domaine public payant, et le produit sert à encourager, à vivifier, à féconder les jeunes esprits ! (adhésion unanime de l’assemblée.)
« Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes écrivains vivants ?
Est-ce que vous ne croyez pas qu’au lieu de recevoir tristement, petitement, une espèce d’aumône royale, le jeune écrivain entrant dans la carrière ne se sentirait pas grandi en se voyant soutenu dans son oeuvre par ces tous puissants génies, Corneille et Molière. »(Applaudissements prolongés.)
« Nous sommes une famille, les morts appartiennent aux vivants, les vivants doivent être protégés par les morts. Quelle plus belle protection pourriez-vous souhaiter ? » ( Explosion de bravos.)
Hugo s’adresse à des délégués de plusieurs pays. Il raisonne d’abord en écrivain littéraire, puisqu’il traite dans son discours, essentiellement de l’édition, et le fonds qu’il propose de créer, serait géré par la Société des Gens de Lettres. Symptomatique est cependant le fait que lorsqu’il veut citer en exemple de grands auteurs dont les jeunes générations hériteront, il mentionne deux auteurs dramatiques : Corneille et Molière. Pour autant il ne cite pas en exemple la SACD qui, au même moment, fait, à titre privé, ce qu’il propose à titre public. N’importe, Hugo était pour un domaine public payant perpétuel administré par les organismes professsionnels d’auteurs. Là est l’essentiel, là la référence à donner chaque fois que l’on voudra mettre cette question sur le tapis.
La Société poursuit ses efforts pour assurer la reconnaissance de la propriété littéraire à l’étranger. Afin de se prémunir contre le défaut de protection, elle inclut dans les traités généraux une clause l’habilitant à percevoir des droits en cas de tournée, alors même que les oeuvres françaises ne seraient pas protégées dans le pays concerné. M’inspirant de ces précédents il m’est arrivé de percevoir lors de tournées françaises en Asie ou en URSS avant qu’elle n’adhère à la Convention Universelle.
L’unification de la durée de protection sera à l’ordre du jour d’autres congrés de l’ALAI (Barcelone en 1893, Paris en 19OO, Liège 19O5, et M. Mack communiquera un rapport au congrès de Weimar en 19O3. La SACD, elle, vérouille une fois de plus en 19O8, la perception sur le domaine pulic, par l’article 9 du nouveau traité type. Ce système, patiemment mis en place au siècle passé, a été progressivement mis-à-mal depuis la dernière guerre, comme si la SACD avait perdu la foi en sa validité. Le domaine public payant est devenu honteux, il apparait comme un droit féodal dont la première réunion des encyclopédistes modernes fera justice. Voire ! La SACD d’autrefois n’était-elle pas, comme souvent, simplement en avance sur son temps ?
Couchés hâtivement sur le papier voici quelques arguments en faveur d’un domaine public payant, qui me paraissent garder leur verdeur : Les auteurs, dit-on , font du neuf avec du vieux. S’ils écrivent, c’est avec une langue qui leur est donnée, une culture puisée chez les auteurs préexistants. Autant de raisons pour considérer que leurs oeuvres ne sont pas purement leurs oeuvres, que dans un processus de fabrication intellectuel ils apportent tout au plus une valeur ajoutée. Il est vrai qu’en dehors des termes qu’ils inventent tous les autres sont dans le dictionnaire. Ils s’en servent gratuitement, encore qu’ils achètent souvent les ouvrages
qu’ils consultent et qu’ils soient les premiers favorables à l’institution d’une redevance en cas de reprographie ou de prêt pour les ouvrages accessibles dans les bibliothèques. Est-ce-à-dire que leurs oeuvres devraient être gratuites ?
La nature offre son écot gracieusement dans la fabrication de tout produit et si l’eau est souvent taxée, l’air ne l’est pas. Le produit n’en a-t-il pas pour autant un prix ? Mais, dira-t-on, il s’agit de la culture, il s’agit de former le public qui a droit à la connaissance. Très bien. Il appartient alors à la collectivité de prendre en charge un besoin d’intérêt général. La nourriture est également un besoin. Pourquoi la nourriture de l’esprit aurait- elle un sort en tous points différent de celle de l’estomac et pourquoi l’Etat qui paie aux paysans les récoltes destinées à soutenir les mal-nourris décréterait-il que les productions de l’esprit seraient libres ? C’est à ce niveau très élémentaire que Beaumarchais s’est placé pour rappeler que l’auteur devait lui aussi se nourrir et que son boulanger ne lui faisait pas indéfiniment crédit.
Il est des biens qui se consomment en une fois, d’autres qui peuvent être utilisés à loisir. Au plan des idées, il n’y a rien qui justifie que les premiers doivent être traités plus favorablement que les seconds. Tenons nous aux biens durables : pourquoi des terres, peuvent-elles être transmises de génération en génération et pourquoi les oeuvres de l’esprit devraient-elles faire l’objet d’une expropriation au bout d’un certain temps ?
Certains observeront qu’il s’avère difficile, sur le long terme, d’identifier les héritiers. L’argument n’est pas tout à fait convaincant. Cette identification est possible pour les autres biens. Elle devrait l’être de même pour les propriétés littéraires. A défaut d’héritiers, l’Etat hérite, et force est de constater, qu’à la longue, l’Etat deviendrait le principal héritier des auteurs. Dans ces conditions l’introduction du domaine public ne serait que la réglementation d’un phénomène naturel et l’Etat ferait preuve de libéralisme en renonçant aux prérogatives de l’auteur, qui sont d’autoriser ou d’interdire l’exploitation des oeuvres et d’encaisser des droits d’exploitation, au profit de la collectivité et parmi elle, aux auteurs des générations nouvelles.
Cette conception a le mérite de la clarté, de l’équité, puisqu’à une même date l’oeuvre devient libre d’accès ; elle parait constituer un heureux compromis entre le droit personnel de l’auteur et l’intérêt de la collectivité ; c’est si vrai qu’elle s’est imposée majoritairement dans le monde, y compris dans les conventions internationales. Est-elle la meilleure, la plus satisfaisante, au propre et au figuré, pour l’esprit ? Je ne le crois pas. Une autre conception devrait s’imposer, plus équitable, me semble-t-il, et servant mieux les intérêts des auteurs et de la collectivité, que je n’oppose pas. A mes yeux, en effet, ce qui est utile aux auteurs sert la collectivité et c’est un faux procès de les opposer. Ceux qui le font n’ont pas directement en vue l’intérêt de la collectivité, mais des intérêts particuliers inavoués, ou alors ils se trompent dans leur analyse et prennent des mesures contraires à leurs objectifs.
La propriété littéraire a ses particularités. C’est une propriété incorporelle qui tient compte du lien qui unit l’auteur à sa création, émanation de sa personnalité. A la mort, de l’auteur ce lien se distant, au point que certains, demandent avec insistance le démembrement du droit d’auteur, les héritiers ne conservant que le droit pécuniaire, le droit moral ne pouvant être exercé que par l’auteur même. C’est faire fi de la confiance que l’auteur peut placer dans ses héritiers en les jugeant capables d’apprécier s’il y a lieu ou non d’autoriser telle ou telle exploitation, ce que reconnaissait Hugo sensible au démembrement du droit.
L’auteur a la faculté de confier à une personne l’exercice de son droit moral, tandis que son droit pécuniaire revient à une autre. Il n’empèche, par le jeu des alliances, des testaments, le droit d’auteur, attributs moraux et pécunaires confondus, passe souvent sous le contrôle de personnes érangères à la famille de l’auteur, par le sang et l’esprit. Un recours en abus de droit demeure ouvert en cas de refus d’une exploitation qui irait à l’encontre de la mémoire de l’auteur. Ce système, somme toute cohérent, perd de sa force à mesure que la durée de la propriété littéraire se prolonge. Ainsi des politiques, favorables à l’allongement de la durée de protection au plan de la rémunération, s’opposent à une persistance, pour la même période, du droit d’autoriser ou d’interdire au profit des héritiers par souci de faire échapper les usagers de tous ordres à une tutelle devenue arbitraire.
Après l’affranchissement du contrôle administratif du répertoire, un deuxième avantage est avancé par les partisans d’un domaine public total, c’est à dire gratuit, l’accès à moindre coût aux oeuvres de l’esprit. Ainsi, n’importe qui peut reprende une oeuvre sans bourse délier. Mais, n’est-ce pas là en fait un marché de dupe ? La dispense du droit d’auteur bénéficie- t-elle à ceux que le législateur déclare avoir en vue ? J’aimerais montrer que non dans la majorité des cas. Chacun peut le vérifier, dans une même collection l’ouvrage du domaine public et l’ouvrage protégé, avec un nombre de pages identique, sont vendus en librairie au même prix. La même sitution se retrouve au théâtre, qu’il soit privé ou public, avec le prix des places. Framery ne disait pas autre chose dès 179O dans De l’Organisation des Spectacles de Paris : « Si l’on décide que l’ouvrage d’un homme de lettres n’est pas la propriété de ses hériteirs, il peut encore moins être celle des comédiens. » L’institution du domaine public ne bénéficie pas à son véritable destinataire, le public, mais à des usagers. Autrement dit, le législateur fait hériter des droits des auteurs ceux qui en assurent l’exploitation. Est-ce légitime ?
Les usagers bénéficiaires pourront avancer qu’ils sont soumis à une concurrence qu’ils n’ont pas à affronter avec les oeuvres protégées car ils se font céder alors un droit exclusif d’exploitation qui les met à l’abri de productions parallèles. Enfin, les économies dégagées grâce au domaine public sont réinvesties dans la production d’oeuvres de nouveaux auteurs. Il y a du vrai dans ces deux arguments, mais de façon si variable suivant les cas, qu’ils ne me paraissent pas devoir justifier le maintien d’un tel système. Quel autre système proposer ? Le domaine public payant.
Nous l’avons dit, le domaine public gracieux introduit une concurrence déloyale vis-à-vis du répertoire protégé. Si le prix à payer par l’usager est le même, s’agissant de l’oeuvre protégée et de l’oeuvre non protégée, les deux répertoires sont à égalité. Il est donc clair que pour atteindre son objectif, le domaine public payant doit être accessible au prix moyen d’exploitation du répertoire protégé. Depuis que la clause forfaitaire des traités de la SACD a été déséquilibrée par l’institution d’un taux différent entre le domaine protégé et le domaine public, sa justification d’égalité des chances des deux répertoires a été atteinte. Seule demeure une contribution plus ou moins équitable des théâtres vis-à-vis de la communauté des auteurs. C’est là le deuxième volet du système envisagé par Hugo et qui s’imposait moins de son temps où la clause forfaitaire jouait pleinement.
Dans la mesure où l’existence même de cette clause est mise en cause, soit en son principe, soit par l’abaissement du taux de perception à un niveau négligeable, il est de l’intérêt, je dirais même il est du devoir des auteurs de s’adresser au législateur pour obtenir de la loi ce qui n’est plus à
sa portée par stipulation contractuelle. Comme le problème se retrouve dans chaque pays, l’action des auteurs devrait se développer au niveau national et international, par l’inscription de cette question à l’ordre du jour des organes consultatifs et décisionnels de la CISAC, et par une organisation concertée auprès des Institutions Européennes, de l’OMPI et de l’UNESCO (qui reconnait déjà la protection du folklore) pour l’institution d’un domaine public des créateurs. Les arguments à avancer sont de poids et difficiles à réfuter.
Du domaine public actuellement répandu, le nouveau garderait le libre accès des usagers et du public aux oeuvres concernées. En ce sens, la non protection serait maintenue, mais le droit à rémunération subsisterait aux conditions usuelles pour le type d’oeuvre utilisée. C’est d’ailleurs ce qui existe en certains états comme en Italie où la loi institue un domaine public payant légal. Là où il convient d’être vigilant, c’est quant à l’utilisation des fonds perçus. En Italie, le répertoire protégé ne subit pas la concurrence déloyale du répertoire du domaine public, mais les fonds perçus par la SIAE entrent dans le buget général de l’Etat, solution proprement scandaleuse et dont on se demande comment les auteurs italiens ne sont pas parvenus à y mettre un terme en obtenant que les droits perçus soient affectés à des actions culturelles d’intérêt général. Comme à chaque fois que des sources parallèles de financement de la vie culturelle sont dégagées, il importe que l’Etat n’en tire pas prétexte pour se désengager à même proportion.
En France, la Caisse Nationale des Lettres, fondée par la loi du 11 octobre 1946, pour attribuer des bourses, favoriser l’édition ou la réédition d’oeuvres littéraires, contribuer au financement d’un fonds de solidarité professionnelle, avait du mal à remplir sa mission, faute d’un financement suffisant. Après qu’une campagne ait été menée en faveur de l’instauration d’un domaine public payant, la loi du 25 février 1956 substitua aux héritiers la caisse des lettres, « pour percevoir pendant la durée (15 ans) qui sera déterminée dans le conditions prévues à l’article 12., les redevances principales et accessoires, figurant aux contrats passés par les titulaires du droit d’exploitation concédé par les-dits contrats. » Les contrats venant à expiration doivent être portés à la connaissance de la Caisse six mois avant l’expiration. Lorsqu’il n’est justifié d’aucun contrat, la caisse peut donner suite aux demandes d’exploitation concernant les oeuvres et percevoir le montant des redevances que l’exploitant s’est engagé à acquitter.
L’expression « oeuvres littéraires » étant entendu au sens de la Convention de Berne, englobait les oeuvres dramatiques. En décembre 1959, un protocole d’accord intervint entre la SACD qui entendait protéger son propre domaine public payant, et la Caisse des lettres : « En cas d’adaptation sous forme d’oeuvre radiophonique ou télévisuelle d’une oeuvre littéraire (roman, nouvelle…) entrant dans le cadre de la prorogation des droits au profit de la caisse des lettres, la SACD versera à un compte spécial au nom de la Caisse, la part versée avant le début de la période de 15 ans, aux auteurs. Les bulletins de déclaration des adptations devront comporter la signature de la Société des Gens de Lettres qui se substituera aux auteurs pour exercer les droits patrimoniaux et moraux. » Ce protocole fut amendé dans la forme le 15 février 1961. Un modus vivendi fut donc trouvé entre la SACD et la Caisse, la pratique ancienne de la SACD rejoignant les objectifs de la Caisse.
Les décrets des 14 juin 1973 et 3O janvier 1976 mirent à bas ce système et substituèrent à la Caisse des Lettres le Centre National des Lettres. Le financement de ce centre est assuré par une redevance de
O,2O% du chiffre d’affaires des éditeurs (sont exclus les ouvrages scolaires et scientifiques) et, depuis la loi de finance N°75-1278, de décembre 1975, par une redevance de 3% sur le prix de vente des appareils de reprographie. Cette fois, ce sont les auteurs protégés qui sont expropriés du droit de reprographie. Rappelons qu’il fut un temps question de retenir le même procédé, tout à fait contestable, dans le domaine de la copie privée sonore et audiovisuelle.
Preuve que le domaine public payant est un sujet d’actualité, j’ai lu dans le Figaro du 31 juillet dernier, un article intitulé : Mécomptes d’auteurs. André Halimi – qui parait avoir oublié ou ignorer l’ancien mode de financement de la Caisse des Lettres – y prône l’institution d’un domaine public payant dans le domaine des rééditions, considérant que la loi, en l’état actuel, s’arrête à moitié de son dessein, qui lui reste caché : « Si elle suspend l’hérédité, dans la circonstance, ou la retire aux descendants ordinaires, est-ce pour la supprimer ? J’établis que cela ne se produit pas. L’éditeur qui donne, aujourd’hui, les oeuvres de Racine, se trouve un peu l’héritier du poète, quand il bénéficie de la faveur acquise à de nobles vers… » Un tel argument a été développé plus haut. Le projet d’André Halimi me parait incomplet parce qu’il ne concerne que l’édition et qu’il se satisferait d’une « taxe légère » laquelle ne jouerait pas son rôle d’égalité des chances entre les répertoires. N’importe, l’idée est bien dans l’air. C’est donc le moment de la relancer avec tous ses développements, de peur qu’elle ne fasse son chemin par d’autres voies qui ne seront pas les nôtres.
L’exemple français de l’affectation du quart du produit de la redevance pour copie privée à des actions culturelles devrait nous guider. Si un domaine public des créateurs devait être introduit en France, il conviendrait que les organisations représentatives d’auteurs administrent elles-mêmes les droits perçus dans les disciplines qui les concernent. Ce serait d’ailleurs conforme à l’histoire, puisque l’administration des mêmes oeuvres était, pour beaucoup, assurée par leurs soins du temps où elles étaient protégées. Société d’auteurs, elles ont vocation à hériter de leurs membres dont elles ont reçu mandat de défendre les intérêts particuliers et généraux. L’auteur d’hier apporte son soutien à celui d’aujourd’hui. La communauté des auteurs est une même famille et quand un auteur n’a plus de parents par le sang, sa succession passe à ses parents par l’esprit. Il n’y a rien là de choquant mais au contraire quelque-chose qui respire l’équité, le bon sens même, et dont on s’étonne qu’il soit si mal partagé. Ainsi se développe une solidarité des créateurs d’âge en âge, pour le plus grand bien de la collectivité qui s’éduque, vit, se distrait de leurs oeuvres en payant un tribut mérité. La délégation de l’affectation des fonds permet de diversifier les modes d’intervention et de limiter les risques d’une esthétique officielle.
Au plan international, l’intervention devrait se faire en premier sur le même modéle. Mais il est vain de croire que l’on puisse partout amener l’Etat à se désaisir des fonds collectés. L’essentiel serait de stipuler que les fonds devraient impérativement être affectés à des actions d’aide à la création dans toutes les disciplines, et de solidarité des auteurs vivants, qu’elles soient définies directement par les Etats ou par les organisations représentatives d’auteurs.
Au plan Européen, si ce devait être là la condition d’arracher le consentement de la Commission, il pourrait être prévu qu’une partie des droits perçus à ce titre, serve à alimenter un fonds culturel européen d’intervention qui permettrait de soutenir des projets transfrontières.
Pour revenir à l’action culturelle provenant de la copie privée, on sait qu’à court terme elle est menacée par l’insitution d’une directive européenne. La reconnaissance d’un domaine public payant, par tous procédés d’exploitation, pourrait prendre le relai. La procédure française est sujette à critiques, car elle revient à exproprier individuellement les auteurs protégés du 1/4 de leurs droits. Une étude statistique devrait nous permettre de voir, parmi les oeuvres enregistrées, combien relèvent du domaine public. Peut-être le pourcentage avoisine-t-il les 25%. Quoi qu’il en soit, la généralisation d’un domaine public payant géré par les Sociétés d’Auteurs produirait infiniment davantage que ce que rapporte la seule part action culturelle propriété privée aujourd’hui.
Nombre d’auteurs d’oeuvres audiovisuelles sont réservés sur l’accés des autres disciplines au bénéfice de ce fonds, bien que la loi le stipule. La perception généralisée d’une redevance au titre du domaine public, à l’occasion de spectacles vivants, permettrait de dégager des fonds d’action culturelle élevés destinés à cette même branche, sans contestation possible. Resterait, au sein de chaque Société, comme cela se passe de nos jours, à faire un arbitrage entre les différentes disciplines, afin que certaines ne soient pas trop laissées pour compte. La solidarité des morts appelle aussi celle des vivants !
*
VIII) LE DROIT DES PAUVRES
CAISSE DE SECOURS ET PENSIONS
On nomma ainsi pendant longtemps l’impôt sur les spectacles qui était le prix à payer par le théâtre, activité suspecte de porter atteinte aux bonnes moeurs, divertissement absorbant des fonds qui pourraient plus utiles ailleurs, pour avoir droit de cité. Ce droit n’avait rien de symbolique. Le règlement du 18 juin 1757 de la Comédie Française accordait à l’Hopital Général les trois cinquième du quart des recettes brutes. L’Hotel Dieu, recevait, quant à lui, le dixième des recettes, déduction faite d’un minimum de 3OO livres par représentation pour frais. A cela s’ajoutait la rente annuelle de 25O livres due à la manse abbatialle de Saint-Germain-des- Prés. Lors de la saison 1756-1757, la Comédie versa la somme record de 91914 livres. Un manoeuvre gagnait à l’époque 3OO livres l’an. Les auteurs étaient moins bien traités que les pauvres, le montant global des droits étant cette saison là de…1472 livres ( années la plus basse) alors que la pleine part de comédien s’élevait à 64.4OO livres. Les comédiens, à force de négociations, obtinrent en 1762 un abonnement annuel au droit des pauvres pour un montant global de 6O.OOO livres. Sur les économies réalisées, il y avait de quoi payer les auteurs, ces pauvres de toujours. Les comédiens couvrirent les auteurs de farine,ce qui n’empécha pas Beaumarchais de leur envoyer la facture de son boulanger.
J’utilise donc par dérision le titre de Droit des pauvres pour parler de la caisse de secours de la SACD et de son fonds de pensions. La vie d’auteur a peu à envier à celle des bâtons de chaises. Se faire piétiner par la critique, le public, fait partie de la condition qui a ses hauts et ses bas. Que d’auteurs jalousés pour quelques succès et dont le revenu, divisé par le nombre d’années d’activité, ne produit pas plus que le traitement d’un cadre à une épaulette. Beaucoup n’ont pour fortune que leur nom qui fait apparaître leur tenue rapée comme de l’affectation. Il était naturel que les auteurs réunis en Société, manifestent leur solidarité en aidant les plus démunis d’abord, et en se préoccupant de la constitution, pour chacun, d’un régime de retraite. Je ne donnerai que quelques indications sur une longue histoire.
Les statuts de la première Société du nom de Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques instituent un prèlèvement de O,5% pour, à la fois, les charges sociales, la caisse de secours et de prévoyance, et le fonds commun de bénéfices partageables. L’article 6 précise, par ailleurs, que le fonds social se compose aussi « du produit des représentations consenties par les divers théâtres de Paris, au bénéfice de la Caisse sociale. » C’était déjà l’usage dans les trois grandes salles de Paris, sous l’Ancien Régime, de donner de temps en temps une représentation au profit d’un comédien dans le besoin, plus rarement d’un auteur. Les comités des deux agences, avant qu’elles ne soient regroupées, avaient donc réussi, petit à petit, à institutionnaliser au profit des auteurs, ce qui était un cas d’exception.
J’emprunte à Croze, auteur d’une histoire inédite de la SACD, dont le manuscrit est à la bibliothèque, l’anecdote suivante : Alexandre Dumas eut l’idée de la conception d’une revue écrite spécialement pour la caisse de secours, à laquelle nombre de ses confrères collaboreraient, une sorte d’impromptu un peu monstrueux. Ce fut la Tour de Babel, revue en un acte
qui en valait au moins deux, fruit de la gestation de 36 collaborateurs – plus qu’il n’y a de commissaires aujourd’hui – un pot-pourri de calembours et calembredaines, d’airs et de couplets, qui n’épargnait personne, pas même le journal le Constitutionnel. Le théâtre des Variétés, dans un élan de générosité, offrit sa troupe et son théâtre pour donner corps à la revue. Le soir de la représentation, le 24 juin 1834, une pluie de lettres de désabonnements du Constitutionnel tomba du poulailler. Un personnage grotesque, Coco-Pudibond, caricaturait le journal sur scéne. Les allusions politiques abondaient et la censure les découvrit à leur effet sur le public. Elle commença par charcuter le texte, avant d’interdire le spectacle, comme irrécupérable, à la dixième représentation. Les auteurs s’amusèrent, firent parler d’eux, mais la Tour de Babel ne fut pas une tour à blé. Sur les trente- six collaborateurs, il y eut certainement Scribe, alors président, peut-être Hugo. Messieurs les auteurs s’offrirent un beau chahut.
La Commission n’hésita pas à poursuivre devant le Tribunal de commerce, Delestre et Poirson, directeurs du théâtre du Gymnase, qui refusaient de donner la série de représentations prévue au traité, au bénéfice de la Caisse de Secours. Les directeurs mirent en cause la légalité de la Société. Le tribunal ordonna l’exécution des conventions (Le Droit,1er avril, Gaz. des Trib.,2-3avril 1838) :
« Considérant que l’association des auteurs dramatiques, formée depuis longtemps, et constituée par acte authentique passé devant Me Thomas, notaire, n’a rien d’illicite ; que les directeurs l’ont reconnue en traitant avec elle et, depuis, par les offres qu’ils lui ont signifiées ; que c’est à tort qu’aujourd’hui ils prétendraient se soustraire à leurs engagements ;
« Attendu que les conventions librement consenties doivent être exécutées de bonne foi… »
A côté des fonds provenant des représentations ad hoc, la caisse de secours est alimentée par des dons, certains importants par le montant et leur auteur, qui peut être un auteur dramatique. Ainsi Eugène Labiche, tout heureux d’être grand père, fit remettre 1.OOO francs le 14 mars 1856 avec un mot : « C’est la première offrande de mon petit garçon qui a voulu débuter dans la vie en tendant la main aux Auteurs malheureux. » Il est bon comme son théâtre, j’allais dire, mais son théâtre est rosse…et bon enfant. L’idée est reprise par Napoléon III à la naissance du prince impérial. La caisse de secours aurait-elle la réputation de viriliser les donneurs ? Le geste de l’empereur reste significatif du prestige de la SACD à l’époque, puisque lorsque le souverain veut marquer sa joie d’avoir un héritier, il ne trouve rien de mieux que de gratifier les auteurs dans le besoin au travers de leur Société. Le comte Waleski, ancien ministre des affaires étrangères, amoureux du théâtre ( de Rachel !), devenu ministre d’Etat, remet en 186O une somme de 1.OOO francs pour la même caisse et promet d’augmenter les droits versés par l’Opéra.
Autre don remarquable, celui du docteur Henri de Rotschild. En 19O8, il voulait donner une maison aux auteurs retraités, près du bois de Boulogne. Que ne l’a-t-il fait ! A la différence du Rondon situé aux champs , nous l’aurions gardée, car il y aurait eu plus de candidats pour se mettre au vert dans Paris. Finalement, il remit de l’argent, procédé le plus élégant, qui permettait aux auteurs d’en disposer comme ils l’entendaient. Il y eut de belles délibérations dont nous pouvons imaginer certaines excroissances, pour parvenir à un jugement de Salomon entre les tenants des pensions, qui entendaient disposer des fonds alors même qu’ils n’auraient pu faire appel au Fonds de Secours, et les bons apôtres, favorables au versement
global des droits à ce fonds. Mais, une maison de retraite n’aurait-elle pas été accessible à tous, dans un souci égalitaire, les prospères et les nécessiteux ? La caisse de pension encaissa 75.OOO francs et la même somme fut attribuée à la caisse de secours immédiat, avec faculté d’accorder, en cas de besoin, des allocations nouvelles aux pensionnés. Décision entérinée lors de l’assemblée générale extraordinaire du 12 mai 19O9.
J’ai parlé de la caisse de retraite. L’article 5 des statuts de la nouvelle Société de 1879 stipulait l’existence d’une telle caissse. Le temps me manque pour faire des recherche plus approfondies et vérifier si elle fut constituée dès cette année là pour disparaître après avant de renaître. Ce que je puis confirmer, c’est qu’au cours de l’assemblée générale du 6 mai 19O3, Adolphe Aderer demanda la constitution d’une telle caisse, avec un capital suffisant pour le service des pensions. Il fut entendu, mais la réalisation d’un projet de cette importance prit du temps. Paul Milliet, bienfaiteur infatigable de cette maison (On parle encore un peu de lui ; quand à Framery il a été complètement oublié) mit le projet sur pieds dans ses parties techniques et le présenta à ses confères après avoir ouvert le parapluie officiel en consultant le Ministère de l’Intérieur et la Caisse des Dépôts.
Autres étapes dans le domaine des pensions : Lors de l’assemblée générale extraordinaire du 26 novembre 1925 une Société de Secours mutuel libre est fondée sous le nom de Caisse de Retraite des Auteurs. Elle a pour objet de procurer à ses membres des pensions viagères, avec possibilité de les compléter par des allocations annuelles prises sur les ressources disponibles. Comme toujours, les fins de Société sont l’occasion de repenser ou confirmer une politique. Il s’agit, en l’espèce, à l’approche de la fin de la Société créée en 1879, de consolider les pensions des sociétaires.
L’assemblée générale extraordinaire du 3 mai 1928 s’intéresse aux veuves d’auteurs. C’est justice. Elles sont les muses (un temps) des auteurs, celles qui, bien souvent, rendent la création possible par leur esprit de sacrifice. C’est du moins ce que j’entendis de la bouche d’un président en Commission. L’assemblée décide de ne pas fonder une nouvelle société, « mais simplement de greffer la Caisse des Veuves sur celle des retraites, en créant la réversibilité partielle des pensions de nos membres sur la tête de leur veuve et de leurs enfants. Ainsi la Caisse des veuves » ne sera qu’un compartiment séparé de la Caisse de Retraite des Auteurs. »
En 1945, nouvelle innovation, par imitation, cette fois, de ce que pratique la soeur SACEM. Quand on découvre le système, on s’étonne que la SACD n’y ait pas pensé plus tôt : il est dans son esprit. Que fait la SACEM ? Elle impose un pourcentage supplémentaire aux établissements tributaires, au profit de son fonds de pension. Et ça peut rapporter gros : depuis 1943, ce fonds n’a pas reçu moins de 12.OOO.OOO F ! Le rapport moral de l’assemblée générale extraordinaire du 16 mars 1945 annonce la couleur : « Il est dans nos intentions d’introduire dans les traités des directeurs de province et des tourneurs, une clause prévoyant le versement d’un pourcentage supplémentaire au profit de la Caisse de Retraite. »
Les retraites ont constitué vite une mine enviée, un peu comme le forfait audiovisuel aujourd’hui, où beaucoup d’auteurs errants souhaitaient pouvoir puiser. Dans la réserve à l’admission des « tourneurs de manivelle » au sein de la SACD entra pour beaucoup la crainte qu’ils ne puisent dans le fonds de retraite hors de proportion à leurs cotisations. Cet argument, bien qu’ayant perdu de sa valeur, a été réévoqué lorsqu’a été débattu le principe
de procéder à des promotions de rattrapage au grade de Sociétaire. De grands noms étaient encore stagiaires, mais ils avaient conclu leurs contrats hors de la SACD.
Et maintenant, avant de conclure, allons faire un petit tour rue Ballu, découvrir et nous découvrir devant le buste de Beaumarchais de la salle de Commission et le monument de l’entrée. Le buste est le plus ancien. Parlons de lui en premier même si le monument est posté en amont.
*
IX) LA STATUE DU COMMMANDEUR
BEAUMARCHAIS EN DEPOT RUE BALLU
Beaumarchais, perruque crâne, sourcils dominateurs, yeux en vrille, nez insolement pointé, narines dilatées sur la soupe fumante qu’il vient de servir aux auteurs et qui a pour lui l’odeur de poudre de la victoire, regarde, amiral au grand large, venir à lui les flotilles successives de commissaires qui se succèdent de génération en génération, car il demeure en toute époque, le grand ordonnateur des batailles du droit d’auteur. D’où vient ce buste, planté de tout son poids sur la cheminée monumentale de la salle de Commission ?
Il s’agit d’une commande de l’Etat au sculpteur Henri Allouard
(Paris 11 juillet 1844 et 12 août 1929) élève de Lequesne et Schanewerck, qui exposa aux Artistes Français de 1865 à 1928. Membre du Jury de Sculpture et des Arts Décoratifs depuis 1889, Allouard fut président du cercle Volney. Il y aurait de son ciseau un autre Beaumarchais au musée de Rouen, à côté d’une Héloïse au Paraclet. Le nôtre est dans l’Empyrée !
Le procés-verbal de la commission du 3O octobre 1885 précise : « Lettre de M. le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts informant la Commission que le Buste de Beaumarchais, par M. Allouard, est terminé. M. le Président se rendra à l’atelier de M. Allouard pour voir son oeuvre et pour lui apporter les remerciements de la Commission. Il est décidé qu’une médaille d’or sera remise à M. Allouard, qui sera convoqué dès que le buste aura été placé dans la salle des séances. » (Il avait déjà reçu une médaille d’or de l’Etat en 19OO. Ce fut sa deuxième campagne.) Ce qui intervint peu après, Beaumarchais faisant face à Scribe. Depuis Scribe fait antichambre. Quant à Emile Augier, je l’ai connu longtemps près de prendre la porte. Il est vrai qu’il avait voulu quitter la SACD et créer une Société rivale. Sa contestation lui valut d’être élu commissaire et tout rentra dans l’ordre ; il règne dans le jardin d’hiver.
Petite information : Si Allouard dut consentir une réduction de prix, vu la destination de son oeuvre, la propriété du buste demeure à l’Etat, puisqu’il a été placé chez les auteurs en dépot. Mais en matière de meuble, possession vaut titre, depuis le temps ! Enfin, les auteurs peuvent regarder leur père avec une tendresse particulière…non seulement il leur rapporte, mais encore il ne leur a rien coûté ! Depuis le buste a voyagé, tout comme, après lui, le monument aux morts dont voici l’histoire.
IX) PANTHEON OU SCLEROSE EN PLAQUES
LE MONUMENT AUX MORTS DE LA COUR D’ENTREE
Que de passants sont attirés à mi corps dans la cour du 11 bis rue Ballu, et les plus audacieux, tout entiers, à la vue du moment aux morts qui y est élevé ! Une femme éternellement jeune, dont la nudité montre qu’elle a tout perdu, pleure, par tous les temps, les auteurs morts au champ d’honneur. Le visiteur marque un temps d’arrêt devant elle, avant d’escalader les escaliers du perron. Le contraste d’une femme nue, dont l’académie bien en chair ne correspond plus au goût du jour, son attitude, les plaques avec leur litanie funèbre disposées tout autour, sollicitent en lui la sensualité, l’ironie et le respect. Les habitués, réunis une fois l’an à l’occasion du 11 novembre, se recueillent autour d’elle, silencieux depuis que le clairon ne sonne plus : Au champ !
L’oeuvre est d’Albert Bartholomé. J’en ai vainement cherché la signature. Le sculpteur, en raison du sujet, a sans doute trouvé mal venu de se mettre en évidence. N’avait-il pas été engagé volontaire en 187O. Né à Thiverval, en Seine et Oise, il mourut à Paris en 1928. Il fut l’élève de Barth. Menn à Genève et de Gérôme à Paris. D’abord peintre, il se consacra à la sculpture à compter de 1886. Il obtint le grand prix de sculpture de l’Exposition Universelle de 19OO, il fut président de l’Académie des Beaux- Arts de 1921 à 1924 président d’honneur jusqu’en 1928 et membre correspondant des Académies d’Angleterre, d’Ecosse, d’Espagne et de Belgique. Bref, c’est à un artiste au sommet de sa renommée que la
*
Commission a fait appel pour honorer la mémoire des premiers auteurs morts en 1914 et 1915. De lui E. Benezit dit : »Sculpteur des femmes et des larmes, il veut parler à l’esprit avant de séduire les yeux, cherchant à traduire le désespoir, la mélancolie, l’anéantissement des grandes crises morales. »
Aussi, le « Monument aux morts » est un morceau de bravoure qui l’inspire très tôt et que la grande guerre va favoriser. Il est l’auteur de celui du cimetière du Père-Lachaise en 1899, du monument funéraire de Meilhac au cimetière Montmartre (1897), du Monument aux avocats et magistrats morts au Champ d’Honneur, du Monument aux morts pour la patrie à Cognac, au Creusot, à Saint-Jean d’Angély, à Cormeilles en Parisis. C’est presque devenu chez lui une forme fixe. Autres morceaux : « Les derniers épis. » Jeune fille se lamentant. » Il fait pleurer, même les enfants. « Enfant pleurant. » Il se dériode rarement : Jeux d’enfants dans la cour d’une école villageoise ; Musiciens dans la cour. On comprend qu’il ait taillé le buste de Jean-Jacques Rousseau ; Beaumarchais n’était pas son style. Mais aussi, il appartient à une génération qui connut 187O et 1914.
Le monument est inauguré en 1916 dans la cour de la SACD au 12 rue Henner, dans l’immeuble même où s’installera plus tard la SPADEM jusqu’à son départ à la Bastille. Romain Coolus, président, prend la parole en présence du président de la République Henri Poincaré :
» La pieuse cérémonie, qui réunit ici aujourd’hui la grande famille des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, en présence du premier magistrat de la République qui, au milieu de tous les devoirs de ses hautes fonctions, a bien voulu – et nous lui en exprimons notre profonde reconnaissance – ne pas oublier qu’il était Président d’honneur de notre Conseil judiciaire et consacrer une fois encore à notre chère Société quelques-uns de ses précieux instants ; en présence de M. le Ministre de l’Instruction Publique et de M. le Sous-Secrétaire d’Etat des Beaux-Arts…; en présence des hommes éminents, juristes et savants, qui veulent bien nous honorer de leur amitié, nous assister de leurs conseils et nous offrir avec l’appui de leur compétence le prestige de leur autorité ; en présence des délégués deux grandes Sociétés avec lesquelles nous sommes heureux d’entretenir les rappports les plus affectueux ; en présence des familles si cruellement éprouvées de nos camarades…
« Dans ce petit jardin, qui semble aussi éloigné des bruits de la ville qu’un enclos provincial, nous inaugurons aujourd’hui le monument funéraire qu’un des plus grands artistes de ce temps a accepté de dédier à la mémoire de ceux des nôtres qui, au cours de la plus formidable des guerres, ont consenti fièrement à l’idéal français, se confondant une fois de plus à l’idéal humain… »
« Chaque jour, ce monument rappellera aux membres de notre Société la conduite glorieuse de leurs camarades, le courage avec lequel ils ont combattu pour la plus sainte cause, la noblesse d’hommes de lettres et d’artistes… »
« Je n’ajouterai aucun commentaire ; toute parole affaiblirait l’éloquence des faits. Les faits, les voici, tout simples, grandioses, dans leur nudité poignante et magnifique :
…
« Henri Carbonnelle.- Lieutenant du 3O3° régiment d’infanterie. A été cité à l’ordre de l’armée dans ces termes : « Grièvement blessé le 1er septembre 1914 de deux éclats d’obus dans les reins et au bras, à la tête de sa compagnie en la menant à l’assaut d’un village. »
« Guy de Cassagnac .- Sous-lieutenant de réserve au 344° régiment d’infanterie, ; tombé en Alsace le 2O août 1914 ; a été cité à l’ordre de
l’armée en ces termes : « Guy Granier de Cassagnac a fait preuve le 2O août de la plus grande bravoure et d’un véritable mépris de la mort. Blessé une première fois, a continué à commander et à entraîner sa section en avant. A été tué au moment où, ayant pris le commandement de sa compagnie, il exaltait par ses paroles et son attitude le moral de ses hommes. Se sentant perdu n’a pas voulu qu’on l’emportât, disant qu’il voulait rester en territoire annexé. »
Antoine Yvan.- Fils de notre excellent confrère et ami Théodore Henry…Le 3O août 1914 a pu, par une vigoureuse contre-attaque, dégager sa compagnie entourée par les Allemands. A été tué en entraînant ses soldats au cri de : « En avant, vive la France ! »
Henri Poincaré remet lui-même la Croix de guerre au fils d’Antoine Yvan, avec ces mots : » Garde précieusement cette croix, mon petit ami, tu comprendras plus tard ce qu’elle signifie et ce à quoi cet exemple t’oblige; tes grands-pères te l’apprendront. »
Puis le président de la République s’adresse à l’assitance :
« Messieurs, Je vous remercie de vous être rappelé, en ce jour de deuil et de fierté, que j’ai été, pendant de longues années, le conseil de votre Société, que j’en suis resté l’ami fidèle et que je n’ai pas perdu le droit de partager vos tristesses et vos émotions. Plus cette cérémonie commémorative est intime et familiale, et plus il m’est doux d’y avoir été convié. Aucun de vos morts ne m’est étranger et je veux, comme vous, mon cher Président, leur apporter à tous mon tribut d’admiration.
« Peut-être l’hommage le plus éloquent et le plus digne de leur mémoire serait-il une méditation silencieuse devant le nouveau chef-d’oeuvre du grand artiste qui a su faire passer dans le marbre et dans la pierre, avec tous le frémissement de la vie, le pathétique mystère et la sombre beauté de la mort.
« Hélas, mon cher Président, celui qu’après vous j’aurais voulu pouvoir écouter aujourd’hui, celui qui aurait été si naturellement désigné pour traduire ici nos regrets unanimes et notre patriotique confiance, Paul Hervieu n’est plus. Nous ne reverrons plus parmi nous sa figure pensive. Lui aussi, il a été frappé par la guerre et, s’il n’est pas tombé au champ d’honneur, il a vécu ses derniers mois dans l’attente fièvreuse de la victoire et s’est endormi dans l’espérance…
Monter la garde autour de nos traditions littéraires, veiller, l’épée à la main, sur notre langue et sur nos méthodes intellectuelles, quel légitime orgueil pour des écrivains !… »
Longtemps la SACD fut fière de ses morts et de son monument. Elle déménagea la Pleureuse , de la cour du 12 de la rue Henner, en la cour de son nouvel hôtel, 11 rue Ballu. Dès qu’elle prit possession de l’hôtel voisin, au 11 bis, elle y mit la Pleureuse en évidence, manifeste de son patriotisme, de son respect des morts et de son amour du beau. Aujourd’hui le patriotisme est passé de mode, les anciens combattants font figure de rescapés d’un autre âge, la mort, même glorieuse, dérange, et la beauté surveille sa taille. D’où la tentation, à travers ses symboles, de rompre avec un passé perçu de plus en plus comme un poids que comme une richesse. Les bustes valsent avec les meubles et les personnes. L’ancienneté est mal vue. Le monument se survit dans la cour : Il a échappé plusieurs fois à un déménagement dans le jardin où les frondaisons auraient couvert sa nudité. Il doit sa survie dans la cour aux noms des présidents gravés dans le marbre
tout autour. Comment déplacer le monument sans les plaques ? Il est heureux, pour les nouveaux présidents, d’apparaître comme les héritiers de plusieurs lignées d’auteurs prestigieux ; il l’est moins d’avoir leur nom gravé à côté d’une multitude de défunts, comme si la simple élection à la présidence, les faisait passer de vie à trépas, atteints à leur tour de sclérose en plaques. L’histoire se venge. On ne la rejette pas impunément. Il faut la prendre en bloc : décadence et grandeur. Il suffit d’attendre, et la Pleureuse sera bientôt de mode.
Pour ma part, lorsque les pierres se mettent à parler, je ne les regarde plus de la même façon. Chaque fois que je monte les degrés du perron, je me dis que la liberté de le faire, je la dois un peu à chacun des noms inscrits sur le marbre, morts au champ d’honneur ou à celui de l’art dramatique. La SACD me fait un peu penser à cette croix que le président Poincaré remit à un orphelin, en demandant à ses grands parents de lui dire ce qu’elle signifiait. Les grands parents de la SACD, c’est son histoire. Qu’elle en garde l’esprit ! Il appartient à chaque génération de le retrouver, au-delà des fleurs de rhétorique fanées, de la poussière sur les registres et de la suie sur les pierres. Il est symptomatique que, lors de la déclaration de l’état de guerre en Pologne, c’est devant le monument de la cour que le personnel de la Société et le délégué général Jean Matthyssens vinrent exprimer leur émotion, en observant une minute de silence, preuve qu’une petite flamme y brille, alors même qu’on ne l’y voit pas toujours.
*
X) LES AUTEURS DEMENAGENT LA SACD RUE BALLU
En 1928, lors de l’assemblée générale ordinaire du 3 mai, le principe du déménagement de la SACD, qui approche de son terme légal, est acquis. La nouvelle Société devra s’installer dans des locaux plus vastes permettant d’accueillir de nouveaux services : la radio et…le cinéma ! L’architecte de la SACD, répondant au joli nom de Plumet, est chargé de trouver le nouveau nid. Il se prononce pour l’hôtel du 9/11 rue Ballu qui appartint sans doute à un sociétaire de la SACD, Edmond Tarbé des Sablons, collaborateur d’Adolphe d’Ennery. Ainsi la SACD se retrouverait-elle un peu chez elle. La
SACD suit le panache de son architecte. La Société Théâtrale Civile et Mobilière, dont elle était le principal actionnaire, achète le 9-11 rue Ballu.
L’assemblée générale extraordinaire du 14 novembre 1922 avait décidé de constituer une telle société au capital de 1 million pour s’opposer – déjà ! – à la démolition de théâtres parisiens par l’acquisition des baux, combattre la formation d’un trust de directeurs – le procés contre le cartel, bien que gagné grâce à Poincaré, avait donné chaud aux auteurs – et éviter la main-mise d’hommes d’affaires (sous entendu : peu scrupuleux) sur les baux. « Un premier spéculateur loue une salle pour l’exploiter, mais pour la passer à un autre, lequel la cède à un troisième… et ainsi de suite…Des théâtres ainsi surpayés arriveront bien vite à être inexploitables. » De telles situations se produisent encore. Elles n’ont pu être enrayées, et, sur ce plan, la Société Théâtrale n’a pas rempli son objet. Et pour cause, les beaux étant hors de prix, elle n’en a acheté aucun. En revanche, les auteurs, en bons pères de famille, ont investi dans la pierre : ils se sont logés dignement.
L’hôtel du 11 est surélevé d’un étage et les auteurs hissent en drapeaux leurs muses dévêtues au-dessus des fenêtres. La salle de commission est aménagée dans le style Empire. C’est l’actuelle salle des sous-commissions. Trés vite, comme cela n’a cessé de se produire, voici la SACD à l’étroit. Elle lorgne sur l’hôtel voisin avec ses lambris dorés, où les poètes vivent au-dessus de leurs moyens dans un legs qu’ils ne peuvent soutenir. Les négociations vont leur train entre la Société Théâtrale Civile et Mobilière, et la Maison de Poésie, jusqu’à la signature en 193O d’une promesse de vente. Le loyer est fixé à 125.OOO francs l’an. La promesse de vente doit être réalisée dans les huit ans au prix de 2.75O.OOO francs, à charge de laisser à la Maison de Poésie la jouissance gratuite du 2ème étage. La même année l’auteur dramatique Le Seyeux, remet à la Société un tableau d’un des peintres préférés de Baudelaire : Devéria. La Société Théâtrale n’attendra pas 8 ans pour lever l’option; celle-ci interviendra au cours de l’exercice 1931/32 et le prix convenu de 2.7OO.OOO francs sera versé comptant, réputation de Beaumarchais oblige.
Il aimait à dire, notre Beaumarchais, avec enthousiasme : « Voltaire est immortel ! » Pudique, il ne parlait pas de lui. A nous de dire, preuve de l’histoire à l’appui : « Beaumarchais est immortel ! »
Gardons confiance ! il y aura toujours des auteurs pour crier : « mon bordereau ! » avec plus de succès d’être payés que Sganarelle ses gages ! Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que des auteurs apostropheraient ainsi la SACD. Mais on ne prête qu’aux riches et Beaumarchais le fut longtemps.
A sa suite, on dénombre encore deux catégories d’auteurs : ceux qui, comme lui, aiment à tenir conseil dans un hôtel, devant une table bien garnie et ceux qui, comme l’auteur d’Heureusement, Rochon de Chabanne, trouvent que seul sied à une assemblée littéraire, le pique-nique. L’escarpolette de l’histoire passe non seulement les traités, mais aussi les plats !
*
XI) L’HOMME DE VALLADOLID CONCLUSION
Chaque époque apporte à la SACD son lot de défis. Les uns sont politiques, d’autres personnels ou techniques. L’apparition de nouveaux moyens d’exploitation des oeuvres a été à la source de bien des interrogations. Jean Claude Carrière a conté comment, à Valladolid, l’Eglise enquêta sur les Indiens d’Amérique Latine pour savoir s’ils étaient de la race d’Adam. Ainsi la Commission se réunit périodiquement pour débattre si telle activité est une activité d’auteur, chacun ayant en mémoire la longue éviction, lourde de conséquences, des « tourneurs de manivelle. »
Auparavant, la SACD avait refusé d’admettre en son sein les paroliers et compositeurs de musique légère, dont les oeuvres étaient interprétées dans les cafés-concerts, laissant ainsi une catégorie d’auteurs voués à un grand avenir s’organiser sous son nez et se méler plus tard de ses affaires, avec tout le respect qu’on doit à une ancêtre, mais en la bousculant quelque peu. J’ai relevé une protestation des stagiaires, lors de l’assemblée générale du 4 mai 1887, qui demandaient que les cafés-concerts fissent partie des salles comptant pour l’accession au grade de sociétaire. L’assemblée s’y opposa, décidant seulement d’établir la liste des théâtres pris en compte et des exclus. Aujourd’hui la Commission débat sur Voisin Voisine, Drôles d’Histoires et les clips.
Avec le recul du temps il apparait que le péril le plus sérieux pour la SACD a toujours été davantage d’ordre interne qu’externe. Les auteurs, unis, ont triomphé de toutes les difficultés. En revanche, la Société a vacillé chaque fois qu’il y a eu désunion. Le vrai débat, jamais éteint, demeure de savoir qui est auteur ? qui ne l’est pas ? qui doit-on admettre ou refuser ? quel traitement accorder aux uns et aux autres ? quelle représentation arrêter au sein de la Commission ? quel équilibre trouver entre le respect de l’individualité de l’auteur et le transfert de responsabilités qu’il doit consentir à sa Société ? quel type de sanction ìnfliger aux contrevenants ?
Ce débat a pris une tournure nouvelle aujourd’hui où, devant l’industrialisation croissante des biens culturels, l’importance des enjeux financiers et d’influence qui en résulte, ceux qui concourrent à la fabrication de ces biens souhaitent renforcer leur position en revendiquant le bénéfice du statut d’auteur, soit pour eux-mêmes, soit pour ceux dont ils ne veulent plus supporter directement la charge de la rétribution.
Comment ne pas rater les tournants de l’histoire tout en gardant son âme ? Le maintien d’une force de persuasion et de négociation de la Société pousse à l’élargissement de son répertoire à des oeuvres dont l’originalité s’affaiblit de plus en plus, afin de lui permettre d’être présente au milieu du débat d’idées et de peser sur la fixation des conditions intellectuelles et matérielles consenties à ses membres. Sans la masse des auteurs façonniers, les auteurs indépendants sont portés à ne plus avoir voix au chapitre. Mais, au sein même de la Société, l’armée des façonniers risque d’affaiblir leur propre voix au point que leurs préoccupations ne seront plus prises en considération et que leur rémunération s’alignera sur celle du plus grand nombre. Tel est le dilemne.
-240 Voici bien d’autres débats en perspective. Ils sont dans la nature des choses et la progression de la SACD ne peut être qu’hésitante, avec de
brusques avancées suivies de frilosités. C’est que l’audace et la prudence sont également de mise. Chaque nouveau pas doit en effet être digéré par le corps social. Au-delà de tous les dangers je pense que l’on peut être relativement optimiste pour l’avenir, en pariant sur l’éducation progressive des nouveaux venus par les anciens. La France est un pays d’immigrés, on est français beaucoup par une certaine idée de la France. Je pense qu’il devrait en aller de même de la SACD, fondée par la mise en oeuvre d’un droit de l’homme. Les auteurs ont à ce point partie liée avec la liberté qu’ils ont généralement eu le soutien de la magistrature dans les moments de crise et le droit d’auteur français est tout autant l’oeuvre des tribunaux que
du législateur et, bien sûr, des Sociétés d’Auteurs.
A l’occasion du bicentenaire de la loi du 13 janvier 1791, il m’est revenu
de représenter le Président Claude Santelli à la Cour de Cassation, le 5 octobre 1991, à la cérémonie inaugurale de l’Institut International du Droit d’Auteur du Barreau de Paris. Présidait le conseiller Richard, qui fut rapporteur auprès de la cour de notre pourvoi, dans le cadre de l’action que nous menions contre la colorisation d’Asphalt Jungle de J. Huston. J’y allai avec coeur d’un Hommage de la SACD à la Magistrature de France, remerciant les magistrats de leur soutien pendant les deux siècles écoulés et les appelant à renouveler leur confiance aux auteurs pour les temps à venir. Le conseiller Richard fut tout à fait rassurant, et ses prises de position, qui ont conduit à condamner la colorisation, donnaient à ses paroles tout leur poids.
La SACD a également reçu récemment un témoignage d’une portée considérable, puisque venant de la plus haute autorité judiciaire en France, le Conseil Constitutionnel. Toujours dans le cadre du bicentenaire de notre première loi sur le droit des auteurs dramatiques, le Conseil donna une magnifique réception aux représentants des Sociétés venus à Paris faire le point sur la condition de l’auteur à la veille du vingt-et-unième siècle.
Dans son allocution de bienvenue, le président Robert Badinter souligna qu’il n’était pas dans l’habitude du Conseil, institution très fermée, de donner des réceptions, mais que les auteurs avaient toute sa sollicitude. Certes le Conseil n’avait pas eu encore à se prononcer sur les questions de droit d’auteur, mais un tel examen interviendrait tôt ou tard, car ce droit est lié à des questions de société. Il assura les personnalités présentes que le Conseil se prononcerait alors dans l’esprit qui avait présidé à l’adoption de la loi de 1791, c’est à dire par référence à un droit d’auteur considéré comme un droit de l’homme.
Quoi d’étonnant ? Les auteurs ont partie liée avec la liberté. Ceux qui sont les garants de la liberté dans nos institutions sont prêts à en prendre acte, pour autant que les auteurs soient crédibles dans leur démarche. Cela revient à dire que si les auteurs sont cohérents, les tribunaux le seront également. Toute action en justice projetée devrait être replacée dans la lignée des actions antérieures pour voir si elle en est le prolongement naturel ou si elle y introduit une rupture qu’on pourrait nous reprocher et qui nous aliènerait un capital de confiance patiemment constitué au cours de deux siècles d’activités. C’est en quoi la SACD diffère d’autres organismes moins marqués par leur propre histoire et qui peuvent se permettre de tâtonner. Beaumarchais a fondé la lignée de auteurs ; à eux de n’y pas déroger.
La force des auteurs résidera toujours davantage dans la liberté qu’ils expriment que dans leur puissance économique et ce fut souvent une erreur lourde de conséquences des auteurs de s’être placés sur le terrain économique, où ils sont nécessairement perdants, et non sur le plan des principes, comme s’ils doutaient d’eux-mêmes (érosion de la clause forfaitaire). Quel poids pesait Beaumarchais devant le groupe de pression de la Comédie française ? que représentaient les quelques auteurs venus distraire la Constituante de ses travaux ? Tous avaient la conviction d’être plus grands qu’eux-mêmes, de participer à l’instruction publique, d’être des agents, parmi les plus actifs, de la vie démocratique. Réentendons la mise en garde d’Henry Bernstein à l’assemblée générale de 1918. Plus récemment, il n’est que de penser à l’arrivée massive, rue Ballu, le 3 décembre 1986, d’hommes politiques peu familiers de la SACD, dont beaucoup prenaient le chemin pour la première fois. Ils venaient célébrer, toutes tendances confondues, le centenaire de la Convention de Berne, mère du droit moral. Cela avait suffi à leur faire abandonner tous autres travaux et à accepter de coudoyer leurs rivaux en politique, un jour de grève et de manifestations où avaient lieu de grandes manoeuvres politiques et syndicales.
Les auteurs façonniers devront avoir la sagesse de s’abriter derrière les auteurs indépendants, car le droit d’auteur, dans sa plénitude, vient des premiers, comme le soulignait Henri Bernstein. Si les auteurs indépendants s’effacent, le droit d’auteur cédera la place au copyright. Il convient donc de compter sur la sagesse des uns et des autres, le sens politique de chacun : à l’auteur indépendant de ne pas prendre de haut le façonnier, au façonnier de reconnaître dans l’auteur indépendant son meilleur bouclier vis-à-vis des usagers, celui grâce auquel il peut prétendre à une rémunération proportionnelle au lieu du forfait qui le menace. Ils sont cousins, sinon frères, ils ne peuvent aujourd’hui se passer l’un de l’autre ; ce serait dommage qu’ils oublient leur parenté, leur solidarité, d’autant qu’ils sont parfois le même homme, indépendant à ses heures, façonnier à d’autres.
Voilà bien des réflexions. D’une loge j’ai fait défiler sous les yeux du lecteur, sur fond de toiles peintes de batailles, de lambris de ministères et de tribunaux, quelques scènes de la SACD dont j’espère ne pas avoir trop travesti l’histoire. Les acteurs sont autant des fonctions (commissaire, délégué-général, contrôleur, agent), que des articles (forfait, pourcentage, nantissement) ; ils changent de visage, de numéro, mais ils n’en constituent pas moins, après deux siècles, une famille, un langage ; ils sont les caractères et le vocabulaire d’une commédia dell’arte, la comédie des auteurs, dont j’ai voulu, l’espace de cette étude, remonter la généalogie des caractères et dérouler le rôle. Beaumarchais sera un éternel arlequin, un bordereau dans une main, une batte dans l’autre appelée « pourcentage. »
Paul Hervieu prononcera le mot de la fin. Lors de l’assemblée générale du 12 juin 19O8, où avait été débattue l’unification des agences et leur exploitation directe, il avait observé, après les échanges de pour et de contre : « Qu’en conclure, sinon que le désir des âmes, la loi du monde est le changement, sans que jamais l’on puisse se trouver tout à fait bien dans aucune position. »
***
Métamorphoses :
XII) LIVRE D’HERALDIQUE PIECES A CONVICTION
TABLE
Chronologie et adresses de la SACD 4 Dynasties :
Liste des Présidents 5
Durer sans viellir :
Introduction 12 -240
L’aigle à deux tête :
Commission et administration 13
Les petits plats ou les grands ?
Le train de vie de la SACD 28
Le droit du seigneur :
Taux de perception et traités 38
La communauté des auteurs :
Le domaine public payant 74
Le droit des pauvres :
Caisse de secours et pensions 97
La statue du commandeur :
0Beaumarchais en buste 102
Panthéon ou sclérose en plauqes ?
Le monument aux morts 103
Quand la SACD déménage :
La SACD rue Ballu 107
L’homme de Valladolid :
Conclusion 109
Livre d’héraldique :
Pièces à conviction
0 commentaires