L’OMBRE DU PERE COMEDIE DRAMATIQUE EN 4 TABLEAUX
Jacques BONCOMPAIN
PERSONNAGES
Les rôles peuvent être répartis entre quatre ou cinq comédiens, selon que le rôle de Marianne et d’Anne-Marie sont tenus par la même comédienne ou par des comédiennes différentes.
LE PERE
ALEXANDRE CHEVALIER CHEVALIER
LE PROFESSEUR L’HOMME MAITRE LECLERC
LOUIS XVI
LE FILS
FRANCOIS CHEVALIER CHEVALIER
MALESHERBES
LA MERE MARGUERITE
LA LOGEUSE
LA FILLE MARIANNE
ANNE-MARIE
ANNE-MARIE
Peut éventuellement être interprétée par LA FILLE
DECOR
Un seul décor. Intérieur bourgeois. Les meubles peuvent être disposés sur le pourtour, à distance de murs ou tentures, afin de mieux se détacher, d’avoir des ombres, d’apparaître comme des témoins muets.
Fond en forme d’accolade, avec au milieu le passage principal, les entrées et sorties ayant lieu exceptionnellement par les côtés, à l’avant-scène.
Côté jardin, armoire à glace, cheminée.
Côté cour, canapé-lit.
En outre, un ou deux fauteuils, petite table à écrire, vase, bibelots, tableaux…
L’action change de lieu mais se situe toujours pour les spectateurs, dans le même décor, l’idée étant que François transporte le décor de son enfance, où qu’il aille.
TABLEAU I
PLAN 1
Lumière sur le décor, François est étendu à terre, bras en croix, yeux fermés ; il porte des culottes courtes. Entre Marguerite, un vase de fleurs dans les mains, qui bute légèrement contre lui.
MARGUERITE
Oh ! Qu’est-ce que c’est ? François ? Tu es malade ? Qu’est-ce que tu fais par terre ! Lève-toi ! Il se lève à demi. Tu m’as fait peur. Elle se laisse tomber dans un fauteuil.-
Maman.
FRANCOIS, Faiblement. MARGUERITE
Si c’est un jeu, il n’est pas drôle. J’ai failli tomber.
FRANCOIS Maman, je ne veux plus aller à l’école.
MARGUERITE Allons bon. Pourquoi ça ?
FRANCOIS, à ses pieds.
J’en peux plus. Je suis trop malheureux, enfermé toute la journée, tous
ces problèmes auxquels je comprends rien, sur mon banc, avec le soleil qui brille dehors. C’est à hurler. J’étouffe. J’irai plus jamais. Maman promets-moi. Entendre les oiseaux qui chantent, voir des arbres, aller à la campagne, courir… ou rester avec toi.
MARGUERITE
Mon pauvre chéri, si ça dépendait de moi… y a pas le choix.
FRANCOIS Si. Tu peux. Parles-en à papa.
MARGUERITE
Ca ne dépend même pas de ton père. C’est la vie… Oh ! tu me rends
malade. Moi non plus, enfant, je n’aimais pas l’école. Une fois je me suis sauvée. Tu vois, je ne te cache rien. Eh bien, j’y suis retournée, comme tout le monde, et j’étais une fille. Toi, tu es un garçon. Plus tard, quand tu voudras trouver une situation, hein ? entretenir une famille, tu nous en voudras, tu nous reprocheras de ne pas avoir insisté.
FRANCOIS Maman, je t’assure, c’est pas supportable.
MARGUERITE
Ta soeur s’y plaît bien à l’école. Pourtant elle est plus jeune. Alors
prends exemple sur elle. Il faudra bien que tu t’habitues. D’ailleurs, il est temps. Prépare-toi.
FRANCOIS Maman, je voudrais être mort.
MARGUERITE
Dis pas de bêtises. L’embrassant. Va, tu es mon Tatoucha.
FRANCOIS, se lève lentement, l’embrasse.
Au revoir, maman.
Au revoir. Je vous préparerai des oeufs à la neige. A ce soir. Il sort, elle
reste songeuse.
PLAN 2
ALEXANDRE, entrant.
Ouh là ! Au labeur. Il s’étire. Le client rare m’attend. Surpris. Tu
pleures ?
MARGUERITE
MARGUERITE François m’a retournée.
ALEXANDRE
A propos de quoi ?
MARGUERITE Il a des idées noires. Il parle de mort.
ALEXANDRE
On a tous connu ça.
MARGUERITE A son âge, tout de même…
ALEXANDRE Ah ! les gosses… quel tintouin !
MARGUERITE Il me rendent malade.
ALEXANDRE
N’exagère pas. Tout rentrera dans l’ordre. Il l’embrasse sur le front. Au
revoir. Je rentrerai tard. J’ai mon comptable. Il sort. MARGUERITE
A ce soir.
PLAN 3
François, toujours habillé en enfant, entre sur la pointe des pieds, ferme la porte avec précaution, retire du placard, sous une pile de draps, un vieux sabre, monte sur un fauteuil face à la glace et fait mine de livrer un combat furieux.
FRANCOIS, à voix basse.
A mon commandement, sabre au clair ! En avant ! Chargez ! Il imite le
bruit de la trompette. Marguerite ouvre doucement la porte, le considère François une seconde, éclate.
MARGUERITE
Tu veux descendre ! Ah ! Je t’y prends ! Je t’avais défendu d’y toucher. Mais tu as le diable au corps ? François, décontenancé, sursaute, manque tomber, descend, rengaine le sabre et le donne à Marguerite qui le range..
FRANCOIS
Maman, ne te mets pas en colère. Je fais rien de mal.
MARGUERITE
Décidément, je ne sais plus où cacher les choses. François veut
l’embrasser.
MARGUERITE, le repoussant.
Laisse-moi ! Il sort. Elle soupire, tape le fauteuil du plat de la main,
souffle sur une miniature. Ah la la ! pas moyen de tenir cette maison en ordre. Elle s’assied, prend son ouvrage et tricote. Noir.
PLAN 4
Marguerite est assise dans un fauteuil, occupée à démailler un tricot. La porte s’ouvre doucement. Paraît François.
FRANCOIS J’aime pas te voir triste.
MARGUERITE
C’est rien, mon petit. François s’assied à ses pieds. Un temps. Qu’est-
ce que tu veux ?
FRANCOIS Que tu sois heureuse.
MARGUERITE. Il ne faut pas trop demander.
FRANCOIS
Trop, c’est pas assez pour toi. Si je te sens triste, je peux pas être gai.
MARGUERITE
Tu es gentil. Viens que je t’embrasse. François se jette dans ses bras,
veut l’embrasser sur la joue et, comme elle tourne brusquement la tête, l’embrasse sur les lèvres.
MARGUERITE, scandalisée
Oh ! Fais attention ! Tiens, au lieu de bavarder, aide-moi. Tends les
mains. François tend le mains, et Marguerite les entoure de laine. On entend dans les coulisses : Eh ! oh !
ALEXANDRE, passant la tête par la porte, entrant tout à fait : Dis donc, où est mon tricot bleu-marine ? Mais… le
voilà… Tu le défais ? En quel honneur ?
MARGUERITE Je l’ai assez vu sur toi.
Il est tout neuf !
Depuis cinq ans.
Quelle importance ? J’y suis bien.
ALEXANDRE MARGUERITE ALEXANDRE
MARGUERITE
Et notre regard ?
Je me moque des élégances… Il met dans un tiroir un couteau traînant
ALEXANDRE sur la table. Tu ne vas pas le jeter ?
MARGUERITE
Depuis la guerre, m’as-tu vue jeter quelque chose ? Je récupère la
laine et je tricoterai un autre pull pour François.
ALEXANDRE, sourire mi-figue mi-raisin.
Eh bien mon Tatou, on me prend mes affaires, maintenant ? Allez, je
file à la boutique.
Passe chez le tailleur. J’ai retenu un superbe tissu. Ca te changera de
MARGUERITE
ton vieux costume.
ALEXANDRE
Qu’est-ce qu’il a, mon costume ? Il est très bien.
MARGUERITE
Il n’a plus de forme. Il gode. Regarde-toi dans la glace. Les gens
doivent se dire : ce pauvre monsieur Chevalier, sa femme s’occupe bien mal de lui.
ALEXANDRE
Les gens…
MARGUERITE
Ca fait dix ans que tu le portes. Tu me fais honte !
ALEXANDRE
Moi je me porte depuis plus longtemps… Si je devais avoir honte.
L’embrassant. Au revoir. Il donne une tape à François. Au revoir, mon Tatou.
MARGUERITE
N’oublie pas de passer chez le tailleur !… Ton père est terrible…. à
François : Tiens, ferme la porte, la chaleur s’en va. Attends. elle lui libère les mains Voilà. . François va à la porte et s’apprête à sortir lui aussi. François, j’ai une surprise pour toi.
Laquelle ?
PLAN 5
FRANCOIS
MARGUERITE avec un pantalon long. Je pensais te le donner dimanche pour ton anniversaire.
FRANCOIS Mon pantalon long ?
Essaie-le.
MARGUERITE
FRANCOIS Oh ! merci, maman. Tout de suite ?
MARGUERITE
Oui. S’il doit être retouché, je le rapporterai au tailleur. François a l’air
gêné, regarde à gauche et à droite. Change-toi. Je ne te regarde pas. FRANCOIS se change maladroitement.
Ca y est.
MARGUERITE
Viens à la lumière. Il a l’air de bien tomber. Ca te change. Tu es un
homme, maintenant. Il te plaît ? Dis quelque chose. Tu as avalé ta langue ?
Je suis intimidé. Prends-en soin. Tu m’as gâté.
FRANCOIS MARGUERITE FRANCOIS
MARGUERITE
Le dimanche, tu seras habillé de neuf. J’aimerais bien repeindre ma
cuisine maintenant. Mais j’ai plus le sou. Enfin, petit à petit… ouh…, il se prépare un orage… Ca y est. Il tonne. Mon linge. Elle se lève pour sortir. Et Louise qui n’est pas là.
François demeuré seul se regarde dans la glace. Noir.
PLAN 6
Marguerite tricote une layette de bébé en laine noire et blanche. Alexandre lit. Entre François.
MARGUERITE François, appelle Marianne. On passe à table.
ALEXANDRE, dans sa lecture, enthousiaste.
Pouh ! Retenant François par le bras. Ecoute ça ! Marguerite, agacée, pose son tricot et sort, on l’entend appeler Marianne. «Je ne laissai pas de percer de mes regards chaque visage, d’y délecter ma curiosité, d’y nourrir les idées que je m’étais formées de chaque personnage.» A propos de la mort du grand dauphin. C’est tout Saint-Simon. Je t’embête ?
FRANCOIS
Non. Non.
MARGUERITE, de retour avec un plat. Venez. Ca va être froid.
ALEXANDRE
Des épinards.. Stendhal disait : «Saint-Simon et les épinards auront été
les deux grands amour de ma vie.»
MARGUERITE, à Marianne qui entre. Tu as pris ton temps !
MARIANNE Beh ! des épinards. J’en veux pas !
MARGUERITE la servant. Tu vas me faire le plaisir d’en manger un peu.
MARIANNE
Ca suffit !
ALEXANDRE
Si tu n’es pas contente, tu iras prendre pension ailleurs.
MARIANNE
J’en ai trop.
MARGUERITE Mange ce que tu as dans ton assiette.
MARIANNE Hier, j’ai fini mes haricots.
ALEXANDRE
Mange !
MARIANNE J’ai pas faim. Je suis barbouillée.
ALEXANDRE Mais tu vas obéir ? bon Dieu de bois !
MARIANNE, fuyant.
J’en ai assez. Dans cette maison, je me fais toujours attraper.
MARGUERITE Alexandre, tu n’aurais pas dû.
ALEXANDRE
Elle m’exaspère.
MARGUERITE
Ce n’est pas vraiment sa faute. En ce moment elle n’est pas dans son
assiette.
Quoi ?
ALEXANDRE
MARGUERITE coup d’oeil à François, puis comprends ?… elle est un peu… déréglée… Va la consoler. Elle croit
d’une voix mystérieuse. Elle devient une petite femme… Tu me
qu’on lui en veut. Je reviens. Il sort.
ALEXANDRE, résigné.
MARGUERITE
Ressers-toi. Tu as besoin de prendre des forces. Elle le sert. Tu es
sourd ?
Assez ! Merci.
ALEXANDRE poussant Marianne par les Voilà, c’est fini. Personne ne t’en veut, ma petite chatte, mais il faut
épaules.
FRANCOIS
apprendre à manger de tout.
MARGUERITE
Ca va pour cette fois. Laisse les épinards. Tu prendras de la viande et
beaucoup de jus. C’est bon pour ce que tu as. Un temps, à Alexandre : Tu as des ennuis ? Tu es bien sombre.
ALEXANDRE
J’ai reçu les impôts. C’est effarant ! Non seulement on donne la moitié
de ce qu’on gagne, mais ils nous écrasent de taxes. C’est fou !
MARGUERITE
Le tailleur t’a bien réussi ton costume. Il est superbe.
ALEXANDRE
Le prix aussi est superbe… il faut que je passe le payer… Alors, mon
Tatou, tu ne dis rien ?… François le taciturne.
MARIANNE
A la sortie de l’école, je l’ai aperçu. Il courait après les filles, sur le
champ de Mars, il leur jetait des pierres. MARGUERITE
François ! C’est du joli ! A Alexandre. Il a de qui tenir… FRANCOIS
Rapporteuse !
MARIANNE
Même qu’une amie à moi en a reçu une, de pierre.
FRANCOIS Je voulais lui parler…
MARGUERITE
Tu en as des manières… Tous mangent en silence, le nez dans leur
assiette.
FRANCOIS Voix off.
Simplement parler, mais parler aux filles, comment ? Elles sont si étrangères, et pourtant elles m’attirent. J’ai le coeur béant. L’une d’elle
doit pouvoir le remplir et moi, O moi je lui apporterai… tout ce qu’elle veut. Ici, que me voulez-vous ? voulez-vous seulement quelque chose ?
ALEXANDRE
Donne-moi le sel… Je te parle… Tu n’entends pas ?
FRANCOIS Si. Tout de suite, papa.
A quoi penses-tu ?
A rien.
Comment, à rien ? Tu te moques de nous.
FRANCOIS FRANCOIS MARGUERITE
FRANCOIS
A un camarade. Il demandait à sa mère pourquoi elle l’avait mis au
monde, sachant qu’il n’y serait pas toujours heureux.
ALEXANDRE Et qu’a-t-elle répondu ?
FRANCOIS
Rien.
Il l’apprendra en classe de philo.
MARGUERITE, signe d’intelligence à Alexandre. Bon. Allons-y. Rougissante. Mes enfants, nous avons quelque chose à
vous dire.
Quoi donc ?
MARIANNE MARGUERITE
ALEXANDRE, grimace
Ne cherchez pas. Vous ne trouverez jamais… Bientôt vous aurez un
petit frère ou une petite soeur. Marianne et François demeurent interdits un instant.
MARIANNE sautant au cou de Marguerite
Que je suis contente !
FRANCOIS Pardon ! La meilleure.
MARGUERITE
On avait compris.
ALEXANDRE, inclinant la tête, faussement Voilà. Un ange passe.
détaché.
MARGUERITE, se levant brusquement, à Tiens, aide-moi à desservir. Louise a son congé. Je l’ai aperçue avec un
Marianne.
militaire. Soupirant. Pourvu qu’il ne lui arrive rien.
ALEXANDRE, faisant mine d’aider à desservir. Que veux-tu qu’il lui arrive ?
MARGUERITE faisant la une moue
?… Lui prenant deux assiettes des mains. Laisse. J’aurai aussi vite fait.
Elle sort avec Marianne. Tu viendras prendre le café au salon. ALEXANDRE
Il y a quelque chose qui ne va pas ?
FRANCOIS
Ne…non… J’ai une version latine à rendre demain, un problème de
maths… j’en sors pas.
ALEXANDRE
Ca, les maths, je ne peux pas t’aider, mais la version, on la regardera
ensemble ce soir, si tu veux. FRANCOIS
Merci, papa.
FRANCOIS pétrifié. C’est la pire nouvelle que je
pouvais apprendre !
ALEXANDRE
Ne te fais pas trop de souci. Ne te décourage pas. Tu travailles pour toi.
L’essentiel est de former ton esprit. Encore un coup de collier.
Brusquement, avec maladresse, il le prend par les épaules et l’embrasse. Hein ? mon Tatou ? Il sort.
PLAN 7
A peine Alexandre sorti, François referme précautionneusement la porte, s’installe à la table à écrire, ouvre un tiroir avec une clef, en sort un cahier, dispose autour de lui quelques livres de classe. Il écrit tout en parlant.
FRANCOIS
Il fait soleil et rien d’autre n’importe
Personne
Maman coud dans la chambre
Père écrit au bureau…
On entend un bruit. François referme son cahier et prend un livre d’anglais, fait semblant de réciter une leçon :
Let me go ! Let him go, let her go…
MARIANNE, entre et l’observe avec curiosité. Tu n’as pas vu mon stylo ?
FRANCOIS
Non.
MARIANNE Tu apprends ta leçon d’anglais ?
FRANCOIS
Oui.
MARIANNE Tu veux que je t’aide à réciter ?
FRANCOIS
Pas maintenant. Tiens, prends le mien.
MARIANNE
FRANCOIS
MARIANNE
Je pensais l’avoir laissé ici. Il doit être dans ma chambre. Elle sort en
laissant la porte ouverte.
FRANCOIS
La porte ! Il ferme bruyamment la porte et reprend.
Je suis déjà hors des villes Et je cours sur la colline. Vite la porte l’escalier La dernière marche
Bruit.
Let us go ! Go ! Let them go.
MARIANNE Finalement, prête-le moi.
FRANCOIS
Voilà ! Elle sort. La porte ! Il ferme bruyamment la porte et reprend.
Il a suffi qu’un rayon m’appelle
Il a suffi que les filles soient belles Je tire par la main l’une d’elles bruit.
Let me go…. Encore ?
MARIANNE
J’ai retrouvé le mien. Elle lui rend son stylo.
FRANCOIS
Merci. Marianne sort. La porte ! Il la ferme et reprend.
Je cours sur la colline mais je n’y suis pas seul Je voudrais bien connaître
Je ne sais pas encore
bruit. Entre Marianne.
Ecoute ! cesse de me déranger. Je n’arrive pas à apprendre mes leçons. MARIANNE
J’en ai pas besoin. Alors, pourquoi ?…
T’occupe pas de moi. Elle va, vient, furète dans le placard. FRANCOIS
Let him go. Let her go. Let it go.
MARIANNE Vous n’en êtes que là ? Montre.
FRANCOIS Touche pas mes affaires !
MARIANNE
Tu es bien bizarre. Toi, mon petit vieux, tu caches quelque chose. Si tu
crois que je suis aveugle.
Noir.
PLAN 8
MARGUERITE entrant.
Marianne, laisse-moi avec ton frère… Allez, laisse-nous, j’ai à lui
parler… Marianne sort. A quelle heure es-tu convoqué au conseil de révision ?
FRANCOIS
A onze heures.
MARGUERITE, pose une enveloppe sur la table. Tiens, prends, tu vas passer la journée dehors. Troublée. C’est pour
aller avec tes camarades. J’espère qu’il y aura assez.
FRANCOIS, étonné et gêné. Maman, c’est inutile. Je rentrerai déjeuner à la maison.
MARGUERITE Prends donc, c’est de ton âge.
PLAN 9
A l’avant-scène, François et Alexandre.
ALEXANDRE
Il faut t’aérer un peu. Viens marcher dans le bois. Tu es là, enfermé, entre ta musique et tes livres…
FRANCOIS
C’est pas toi qui vas me reprocher de lire.
ALEXANDRE
Ecoute, c’est Stendhal, je crois, qui disait – marmonné – à moins que ce
ne soit Talleyrand, : «On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du caractère.» Il y a une façon de rêver tout à fait négative.
FRANCOIS, sourdement. Qu’est-ce que tu as d’autre à me proposer ?
ALEXANDRE
Ne sois pas hostile. Tu juges, comme je jugeais, la vie quotidienne bien
quotidienne. On s’imagine différent, avec des passions que d’autres n’ont pas connues… tout le monde se ressemble. Pas d’illusion. Il faut s’accommoder de ce que la vie nous donne.
FRANCOIS
Travaille, passe tes examens, marie-toi, travaille et meurs. Voilà ton
programme ! Calme-toi !
Autant ne pas être né !
ALEXANDRE FRANCOIS ALEXANDRE
Ouh, l’absolu…. Tu sais, les hauteurs, c’est dur comme climat. On s’en trouve mal sans une vie cadrée.
FRANCOIS
Tandis que la boutique matin et soir, voilà un bon cadre. Là, à
t’entendre, pas de mal. Eh bien moi, à t’observer, je n’en suis pas convaincu.
ALEXANDRE
Détrompe-toi, heureusement que je l’ai, ma boutique. Elle me tient.
En laisse !
FRANCOIS
ALEXANDRE
Elle me tient. Si je ne l’avais pas, peut-être qu’un matin je ne me
lèverais plus.
FRANCOIS Et tes livres, tes chères collections ?
ALEXANDRE
Oh, j’avoue, maintenant, si on les donnait, ça me serait égal, je me
détache de tout…
FRANCOIS
Tu me dis ça à moi… à moi qui t’aime, à moi qui voudrais être
transporté par quelque chose de grand. Mes élans retombent à plat.
ALEXANDRE Ne sois pas excessif…
FRANCOIS Que me propose-tu ?
ALEXANDRE
Passes tes examens, sors un peu, fais du sport. Ca t’évitera de t’isoler et
de te dessécher. Tu vois, je te donne encore des conseils. Ce n’était pas du tout ce que je voulais. J’aimerais te sentir libre.
FRANCOIS
Oh je suis libre ! Je suis libre d’être sur terre et de crever d’ennui.
ALEXANDRE
Ne prends pas les choses trop au sérieux. Apprends à te moquer un peu
de toi-même et des autres. Hein, c’est ce que j’appelle l’humour. Voilà ce que je te dirais si je n’étais pas ton père mais une espèce de camarade un peu vieux. Embrasse-moi.
Papa.
FRANCOIS l’embrasse tendrement. ALEXANDRE
Voilà un bon moment avec toi.
MARGUERITE entrant ou demeurée visible du
public pendant toute la promenade. Où étiez-vous passés ? ALEXANDRE
On a marché un peu dans le bois, entre hommes.
MARGUERITE
Pendant ce temps-là, mon jardin est à l’abandon.
ALEXANDRE
Je planterai les rosiers du marché aux fleurs, demain. François
m’aidera, pas vrai ? Ces rosiers ont un grand mérite. Une fois taillés, on ne s’en occupe plus. On ne les arrose même pas. Commode… Faut dire que les derniers, malgré tous les soins, se sont vite fané.
MARGUERITE à part.
Ils vont mourir, comme les autres. Tous s’effacent, le rideau se lève.
PLAN 10
Marianne, seule en scène, lit un cahier près d’une table.
MARIANNE Approchez vous de mon visage,
Masque blanchi entre le blanc des pages, Et venez avec moi voyager
Dans l’esquif fragile d’un baiser.
Bruit. Elle remet précipitamment le cahier dans le tiroir, va pour sortir.
MARGUERITE, entre avec un plat qu’elle pose sur la table du milieu. Va chercher ton frère et papa. Elle s’attable. Un temps. A table ! Un temps. Bon. Je me sers. Entre Alexandre, suivi de Marianne et François. Eh bien ! vous en mettez un temps. Ca va être
froid… Allume toutes les lampes, Marianne, s’il te plaît, c’est sinistre.
ALEXANDRE Au prix où est l’électricité… Hem…
MARGUERITE
Donne ton assiette.
ALEXANDRE
Des chaussons aux morilles ? Mâtin ! On ne se refuse rien. En quel
honneur ?
MARGUERITE
Des enfants. Ils ont réussi le bac tous les deux.
MARIANNE Accent anglais. ALEXANDRE
Moi avec «mention».
Comme le temps passe ! Ca ne nous rajeunit pas.
MARGUERITE Tiens-toi droite. Arrête de sucer ton pouce.
ALEXANDRE Tu seras immariable.
MARIANNE J’aime pas les morilles.
ALEXANDRE
Tu ne sais pas ce qui est bon… Attention à la nappe !
MARGUERITE Passe-moi le plat. A toi François.
FRANCOIS
Ne…non.
ALEXANDRE Tu ne les aimes pas, toi non plus ?
FRANCOIS
Si…
ALEXANDRE
A votre âge je ne risquais pas d’en manger, moi, des morilles, plutôt
des châtaignes…Regarde-moi ça, de la confiture aux pourceaux. Quel gaspillage !
MARGUERITE
Ecoute ! ça suffit, Alexandre, ou je rends mon tablier.
MARGUERITE Je n’ai rien dit. Ne dramatisons pas.
MARGUERITE
Si on parlait de leur avenir, ça vaudrait mieux.
ALEXANDRE
Il est tout tracé. François en optique, Marianne à l’école dentaire.
MARIANNE
Ah ça !
ALEXANDRE Pour une femme, il n’y a pas mieux.
Ca m’intéresse pas.
Tu n’en sais rien.
Je veux faire interprétariat.
MARIANNE ALEXANDRE MARIANNE
ALEXANDRE Quoi ? pas un métier.
MARIANNE
Ce sera le mien, et j’en aurai pas d’autre. Sort.
MARGUERITE
Tu es content ?
ALEXANDRE
Que veux-tu, je n’arriverai jamais à m’entendre avec elle. Faut toujours
qu’elle me tienne tête. MARGUERITE
Tu la prends de front.
ALEXANDRE
Oui, bon, après tout, hein, ça a pas d’importance. Elle fera ce qu’elle
voudra, c’est une fille. Elle finira toujours par se caser. Pour toi, mon Tatou, optique, ce sera parfait.
MARGUERITE Eh bien, François, dis ce que tu penses.
FRANCOIS
Je voudrais… passer… une licence de philo.
ALEXANDRE
Ca mène à rien.
Pour me sentir utile. Alors, tout sauf philo.
Laisse-le dire. Je voudrais…
FRANCOIS
ALEXANDRE
MARGUERITE
FRANCOIS
MARGUERITE
Et Marianne qui ne revient pas… Elle sort.
ALEXANDRE Qu’est-ce que tu voudrais tant ?
FRANCOIS
Savoir qui je suis, comprendre le monde…
Mon pauvre petit… Si, pour agir mieux.
ALEXANDRE
FRANCOIS
ALEXANDRE Et pour finir, tu seras prof.
FRANCOIS
Peut-être…si je peux élever l’esprit et le coeur de mes élèves.
ALEXANDRE
Sornettes ! Rien de plus décevant que les élèves. Quant aux profs, je les
connais. Tous des aigris.
FRANCOIS Alors, je sais pas… le barreau ?
ALEXANDRE Avocat ? T’en as pas la santé.
FRANCOIS, se levant Je parlerais au nom des plus déshérités.
ALEXANDRE, alors que Marguerite revient, suivie de Marianne, visage fermé. Assieds-toi ! Tu sais en quoi ça consiste ? Courir au palais, à la prison, plaider, recevoir des clients, manger à la hâte, les dossiers à instruire, tard dans la nuit, souvent le dimanche. Ou bien avocat sans cause, il n’y a pas de milieu. Tu crèves
de faim ou de surmenage. T’as pas la santé, je te l’répète ! MARGUERITE
Il peut pas essayer ?
Du temps perdu. Comment servir un idéal ?
ALEXANDRE Assieds-toi ! Déclamatoire :
«Cétait un homme doux, Baruch de Spinoza Qui tout en polissant des verres de lunettes, Mit l’essence divine en formules très nettes
Et fit ce qu’avant lui nul autre homme n’osa.»
ALEXANDRE
FRANCOIS
Je n’ai jamais oublié ces vers exécrables apppris au temps où je croyais que Sully Pruhomme était un grand poète. François, on peut être un type très bien, voire un grand bonhomme tout en s’occupant à des choses sans gloire. Gandhi filait le rouet. On peut aussi agiter de grands problèmes avec une pauvre cervelle. Je te l’ai déjà dit, tu es comme moi. Tu as besoin d’un cadre. Ton métier te donnera une certaine aisance matérielle. C’est énorme. On dit que l’argent fait pas le bonheur, c’est pas vrai. Quand il manque vingt sous pour faire un franc ta femme finit toujours par te le reprocher.
MARGUERITE
Oh ! Alexandre.
ALEXANDRE
Je parle pas de toi… Opticien, je te dis. Tu ouvres ta boutique de telle
heure à telle heure, tu reçois tes clients, tu calibres tes verres, tu actionnes le tiroir-caisse, et tu n’as de compte à rendre à personne. Rentré chez toi, tu fais ce que tu veux. Allez !
FRANCOIS, levé à demi, faiblement. Je voudrais être libre…
ALEXANDRE, le forçant à se rasseoir. Assieds-toi, et tout ira bien. Je te donnerai ma blouse blanche.
MARGUERITE
Ta blouse ? Tu n’y penses pas. Elle est pleine de trous. Non. J’irai lui
acheter une blouse neuve. Il y en a de très jolies qui se boutonnent sur le côté.
ALEXANDRE, prenant François par le bras.
Tu vois. Tu seras à la dernière mode. Tu vas tomber les filles. Ah !
étudiant. C’est le bon temps. De ma vie je n’ai été aussi heureux. MARGUERITE
Merci, Alexandre !
Noir.
***
TABLEAU II
PLAN I
Lumière violente. Anne-Marie est attablée devant un cahier et des livres. Brouhaha, bribes de conversation d’étudiants enregistrées : La règle à prismes…non…je te la prêterai…la physique me terrifie…tu vas être servie…écoute, c’est un métier propre…je n’ai rien compris au cours…tu te spécialiseras dans les appareils pour sourds…
Entre Alexandre vêtu d’une blouse démodée et défraîchie. Il pousse devant soi François, en blouse neuve. François gêné par la lumière cligne des yeux. Alexandre joue le rôle d’un professeur.
ALEXANDRE-PROFESSEUR
Voilà. Vous alliez dans la mauvaise direction. Choisissez une place. La
séance va commencer. François parait perdu. ANNE-MARIE
Mets-toi là. Tu t’appelles comment ? FRANCOIS
…François.
Moi, Anne-Marie.
ANNE-MARIE
Aussitôt les lumières s’éteignent, seule Anne-Marie se détache, au centre d’un projecteur. François la regarde, fasciné, on entend : Chut ! chut ! tout se tait, le Professeur s’approche de la cheminée, une règle à la main et commence son cours en montrant une projection sur la glace qui sert d’écran.
LE PROFESSEUR
L’oeil est un appareil photographique. La chambre obscure dans
laquelle vont pénétrer les rayons lumineux détermine la formation d’une image sur la rétine. La coupe de l’oeil…
Au moment où il prononce le mot : «la coupe de l’oeil…» L’image projetée change et représente François et Anne-Marie courant sur une colline, main dans la main. Pendant ce temps, Anne-Marie et le Professeur sortent. La lumière revient, éclairant seulement François attablé, plongé dans la lecture d’un livre de cours.
FRANCOIS, ton monocorde.
La cornée est un milieu transparent qui a la forme d’un dioptre sphérique d’une épaisseur d’un millimètre. L’humeur aqueuse : eau salée. L’eau des milieux biologiques n’est pas pure… Il pose son livre avec lassitude. L’air pensif, il considère une feuille, puis lit d’une voix
chaude :
Tu as seize ans.
Les garçons te regardent. Tu fais semblant
De n’y point prendre garde. Mais, dans ta chambre, Lorsque tu vas sortir,
La porte s’ouvre, paraît Anne-Marie.
Tes reins tu cambres
Elle se cambre.
Tes seins tu fais saillir. Elle va vers François, poitrine en avant.
Tes deux yeux noirs Leurs regards se rencontrent.
Ont vu les miens grandir Ils se donnent un baiser.
Et, chaque soir,
Anne-Marie s’enfuit au ralenti. François mime sur place une course vaine, également au ralenti.
Tu penses : il va venir.
Anne-Marie disparue, François paraît désespéré, bras ballants. J’en ai marre de moi. Lentement, il va s’allonger sur le canapé-lit et murmure en fermant les yeux : Au secours… au secours… La lumière décroît, on entend frapper à la porte. Voix de Marguerite (Marguerite peut apparaître brièvement aux yeux du public dans une qui la distingue de sa présentation comme mère de François) : Monsieur François, ça sent le gaz. Bruit de sirène d’ambulance qui croît et décroît.
PLAN 2
Marguerite entre portant une soupière fumante. Alexandre la suit et s’installe sans mot dire. Marguerite le sert, se sert. Ils mangent en silence, le nez dans leur assiette.
MARGUERITE Tu n’as vu personne ?
ALEXANDRE
Non.
MARGUERITE On va dîner chez les Dugazon, demain.
ALEXANDRE J’avais oublié. La barbe !
MARGUERITE
Je n’ai rien à ma mettre, et puis je n’aime pas me coucher tard.
ALEXANDRE
On va s’emmerder.
MARGUERITE Fais pas de bruit en mangeant..
ALEXANDRE
Ouais…
Tu en fais une tête.
Non.
François n’a pas écrit depuis plus d’une semaine.
MARGUERITE ALEXANDRE MARGUERITE ALEXANDRE
Qu’est-ce que tu veux qu’il dise ?
MARGUERITE
Qu’il est en bonne santé, qu’il a besoin de rien.
ALEXANDRE Il a la paix, il est libre.
MARGUERITE
La dernière fois,
je lui ai trouvé une petite mine.
ALEXANDRE
Il travaille trop, ou peut-être qu’il court les filles.
MARGUERITE Qu’est ce que tu racontes ?
ALEXANDRE
Moi, à son âge…
MARGUERITE Nous sommes en mai.
ALEXANDRE
Et alors ?
Ca ne te rappelle rien ?
MARGUERITE
Quoi ?
ALEXANDRE
MARGUERITE C’est notre anniversaire de mariage.
ALEXANDRE Le quatre mai… le temps passe…
MARGUERITE
A cette heure-ci, tu m’invitais à danser. Nous ouvrions le bal.
ALEXANDRE Combien d’années que je n’ai pas dansé ?
MARGUERITE
On s’en est donné.
Je crois que je ne saurais plus.
MARGUERITE, un temps. J’ai vu le bijoutier. Il dit que ce n’est pas cher.
ALEXANDRE, avec un haut-le-corps.
Quoi ?
MARGUERITE
Ma bague de fiançailles. Il peut me la remonter pour deux mille francs.
C’est les griffes qu’il faut changer. La pierre est intacte.
ALEXANDRE
Fais-le, mon petit. Ce sera ton cadeau d’anniversaire.
MARGUER Merci quand même.
ALEXANDRE, prenant conscience de l’émotion de Marguerite. Mon chou. Il se lève, l’embrasse sur le front. Je t’aime
bien.
ALEXANDRE
Tiens, c’est pour toi.
MARGUERITE
ALEXANDRE
L’original de «LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU» ? Moi qui n’osais
pas te l’offrir.
Eh bien, tu l’as.
MARGUERITE
ALEXANDRE
Merci. Il s’assied, ouvre un volume et lit : «…le souvenir d’une certaine
image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années.» Tandis qu’il lit, Marguerite le considère, prend la vaisselle, la soupière et sort en larmes, Alexandre, troublé, abandonne les livres et la suit prestement. François se lève.
Noir.
PLAN 3
La lumière revient sur François, debout, à la place où il se trouvait dans la scène précédante. Il regarde autour de lui, les yeux vides. Entre Alexandre.
FRANCOIS
Papa ?
ALEXANDRE
Ta logeuse m’a prévenu. Cette chambre est sinistre. Il fait mine
d’ouvrir la fenêtre. Il faut aérer. Laisse entrer le soleil. Il embrasse François, le prend par les épaules. Comment te sens-tu ?
FRANCOIS Malheureux. Profondément.
ALEXANDRE
Tu es jeune, bien portant, avec une mère parfaite et un père fantasque
mais indulgent. Qu’est-ce que tu veux de plus ? FRANCOIS
Vivre.
ALEXANDRE
Alors, cesse de rêver. Travaille. Fais comme moi.
FRANCOIS Un mort a plus de vie que toi.
Tais-toi !
Pardon, papa.
Allons, tu n’es pas bien malheureux.
ALEXANDRE FRANCOIS ALEXANDRE
FRANCOIS Je voudrais bien t’y voir.
ALEXANDRE
J’y suis passé… Ca ne m’amuse pas tous les jours, tu sais, d’aller à la
boutique. J’ai fait ça toute ma vie. FRANCOIS
Alors…
Ca occupe.
ALEXANDRE
FRANCOIS
Je ne cherche pas une occupation. Tu ne crois tout de même pas que je
vais passer mon existence à tailler des verres de lunettes ? On ne m’a jamais donné l’occasion d’être un homme, alors j’ai décidé de me former tout seul le caractère. Ma vocation, ce sera le barreau.
PLAN 4
Lumière sur François et Anne-Marie qui sont assis à l’avant-scène, à chaque extrémité, et se tournent le dos.
FRANCOIS
En ce moment, je travaille dans une ferme. Ne plus penser, agir, bêcher la terre, arracher des légumes à pleines mains. Ce matin, je suis allé en ville au marché. A quatre heures, je suis passé sous les fenêtres de la maison. Tout le monde dormait, et moi, j’étais debout. J’ai chargé le camion, déchargé, livré les clients. A huit heures, fourbu, le regard dans le vague, j’attendais que le camion me ramène. Il se lève, mains au hanches ; entre un homme qu’interprète Alexandre, le cheveu en désordre, vêtu d’un bleu de travail usagé, chemise douteuse ouverte, manches retroussées, pieds dans de mauvaises chaussures. Il regarde François de la tête aux pieds, détaille sa tenue, et scrute son visage marqué par la fatigue.
L’HOMME, gêné. Alors mon p’tit gars, on est au boulot ?
Oui. Français ? Oui.
FRANCOIS
L’HOMME
FRANCOIS
L’HOMME
Tiens, tu iras boire quelque chose à ma santé. Il sort.
FRANCOIS
Anne-Marie, cet homme simple a vu ma fatigue, ma solitude. Son geste
me bouleverse..
.
Anne-Marie prend une lettre, en regarde au dos l’adresse de l’expéditeur et la déchire sans la lire.
FRANCOIS
Pas de réponse à mes lettres… Demain commencent les cours de droit.
Je suis heureux. L’ai de la campagne m’a purifié. A nouveau souffle, nouvelle vie.
Anne-Marie prend un petit paquet, l’ouvre, après un instant d’hésitation, en retire un collier et une petite poupée habillée en moine.
ANNE-MARIE
François, tu sais que tu n’auras rien de moi. Alors, pourquoi tant me
gâter ? Quand j’ai reçu ton paquet, j’étais furieuse. J’ai voulu le renvoyer sans l’ouvrir. Mais comment résister ? Je ne suis pas héroïque.
FRANCOIS
Il y a une éternité que je ne t’ai pas écrit, au moins vingt-quatre heures.
Anne-Marie déchire lettre sur lettre. Tes silences me stimulent. Avec la même rage je dévore les cours et te mitraille de lettres.
ANNE-MARIE
Tu dois te dire : tiens, une revenante ! Je ne sais pas ce qui me pousse à
t’écrire ce soir…
FRANCOIS
Tu me voulais de l’ambition. Attrape ça ! Moi le rêveur, le bon à rien :
Je suis major !
PLAN 5
François et Marianne convergent vers la table au moment où Marguerite entre chargée d’un lourd cabas.
MARGUERITE
Ah, je n’en peux plus. Avec ces étages. François, apporte la viande,
qu’on mange tout de suite. Marianne, tu poseras ce papier dans le cabinet, au fond du couloir.
MARIANNE
Du papier gris ? Là, vraiment, maman, tu exagères.
MARGUERITE
Pourquoi ?
MARIANNE
Louise voit très bien qu’on lui réserve du papier ordinaire tandis que tu
te réserves du papier-éponge de couleur, et parfumé, par-dessus le marché.
MARGUERITE Mêle-toi de ce qui te regarde !
ALEXANDRE, entrant Qu’est-ce qu’il y a de si grave ?
MARGUERITE
Ta fille me reproche d’acheter du papier bon marché pour la bonne.
MARIANNE
C’est scandaleux !
ALEXANDRE Il n’y a pas de petites économies.
MARGUERITE
Je lui fais un cadeau pour son anniversaire.
MARIANNE Ca n’a rien à voir. Tu l’humilies !
ALEXANDRE Tout de suite les grands mots.
MARIANNE, suivant Marguerite qui sort.
C’est honteux !
ALEXANDRE, aidant François à mettre le Alors, mon Tatou ? Prêt pour une nouvelle année ?
FRANCOIS
Prêt.
ALEXANDRE
Mets-en un coup. Hier, Malzieux nous a fait visiter son usine. J’en suis
sorti avec un cafard… C’est le bagne. Et dire qu’il y a des gens qui font la grève pour conserver ces emplois là.
MARGUERITE, entrant avec un plat Vous savez, on fait un repas froid. Le gaz est coupé.
ALEXANDRE
Quel pays ! Les ouvriers pensent qu’à rien foutre !
couvert
Marianne entre, tous s’attablent et mangent sans mot dire, un temps, François se lève.
FRANCOIS, embrassant Marguerite ALEXANDRE
FRANCOIS
MARGUERITE
Au revoir, Maman.
Tu t’en vas déjà ?
J’ai mon train.
Au revoir mon petit. Pense à prendre ton pot de confiture.
FRANCOIS
Oui, merci. Il embrasse Marianne. Au revoir, Marianne.
Au revoir.
Au revoir, papa.
MARIANNE
FRANCOIS
ALEXANDRE
Attends, je t’accompagne jusqu’à la porte. Changeant de ton. Bon,
alors, travaille bien, mais pas trop, quand même. Sors un peu. Amuse- toi. Trouve-toi une petite amie.
FRANCOIS
Je suis pas contre, mais, pour ça, il faut quelqu’argent.
ALEXANDRE, piquant du nez
Très juste. Il hésite, sort son portefeuille, y prend un billet, puis un
second, les tend à François d’un geste bref. Tiens. Voilà pour tes plaisirs.
Merci, papa.
Ils s’embrassent.
FRANCOIS
ALEXANDRE Profites-en. Si j’avais ton âge…
PLAN 6
François et Anne-Marie reprennent leur place à l’avant-scène, dos au public. A mesure que leur correspondance devient plus tendre, ils pivotent sur leur siège pour se retrouver progressivement face au public. Pendant ce temps, Marguerite et Alexandre vont et viennent. Alexandre empile des livres et Marguerite rapporte des coulisses un nouveau plat ou une nouvelle marmite.
FRANCOIS
Papa dit : Dans notre famille, on est lent à mûrir. A vingt ans, en fac, il
était idiot, complètement paralysé. Il a mis du temps à devenir lui- même.
ANNE-MARIE
Depuis le début de la soirée je résiste à l’envie de t’écrire. C’est
ridicule. Je ne vois pas que t’apprendre.
FRANCOIS
L’humour de papa ? Parlons-en. C’est la forme la plus terrible du
désespoir.
MARIANNE
Je commence à m’habituer à cette avalanche de lettres. Je les feuillette
tous les jours. Tu es malin, mon François. Tu m’obliges à penser à toi.
FRANCOIS
Papa se moque de mes lectures, mais je remarque que, peu à peu, mes
livres disparaissent.
PLAN 7
ALEXANDRE
« Mais le vert paradis des amours enfantines?
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, Les violons vibrant derrière les collines,
Avec le brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
– Mais le vert paradis de amours enfantines,
L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ? »
PLAN 8
ANNE-MARIE
Tu sais que c’est terrible d’avoir été mal habituée ? Maintenant,
pendant toute la semaine, j’attends avec une espèce d’impatience étonnée ton feuilleton littéraire.
FRANCOIS
J’ai des flambées d’amour, de joie. Ca ne dure parfois que le temps
d’écouter la face d’un disque de mes disques préférés, mais je brûle. ANNE-MARIE, se levant
François ! Anne-Marie…
FRANCOIS
PLAN 9
Marianne apostrophe François tandis que Marguerite sort.
Tu es bien bronzé !
MARIANNE FRANCOIS
Moi ? Rougissant. Première nouvelle. MARIANNE
Regarde-toi.
Un peu. Oui. On a eu de belles éclaircies. J’ai pris le soleil à la fenêtre.
MARIANNE, tandis que Marguerite revient avec une marmite. Elle est exposée au midi ?
FRANCOIS, devant la glace
MARGUERITE Qu’est-ce que vous dites ?
MARIANNE Rien, je me comprends.
MARGUERITE Toujours des mystères.
MARIANNE, s’adressant à Marguerite et Alors ? Qu’est-ce que vous devenez ?
ALEXANDRE
Vieux.
MARIANNE
On ne peut pas dire que vous ayez beaucoup répondu à mes lettres…
MARGUERITE
Que tu veux-tu, nous avons un printemps froid et pluvieux. Pas bon
pour mes rhumatismes.
ALEXANDRE
François, tu devrais apprendre à taper à la machine. Ton écriture
s’arrange pas.
MARIANNE T’as une jolie robe, tu es bien coiffée.
MARGUERITE Tu trouves ?… pourtant…
MARIANNE
Ca te va bien.
MARGUERITE Ton père s’en est pas aperçu.
Alexandre
De quoi ?
ALEXANDRE
MARGUERITE
Rien. Il y a longtemps que j’ai renoncé… Ta matinée ?
ALEXANDRE
Zéro ! Le client est rare, et le personnel nombreux et désoeuvré. Quel
temps de cochon !
MARIANNE Et votre dîner chez les Moineaux ?
MARGUERITE Martine a eu une fille.
ALEXANDRE Qui a hérité du blair de sa mère.
MARGUERITE Ils l’ont appelée Patricia.
ALEXANDRE
Au Moyen Age on donnait aux enfants des prénoms des principaux
personnages des Evangiles : Marie, Jean, les apôtres, Paul. A présent on donne des noms sans rapport avec les saints protecteurs. Patricia n’a pas de sainte protectrice. Patrick est un boscur évangélisateur de l’Irlande.
MARIANNE Vouos avez passé une bonne soirée ?
MARGUERITE Elle nous avait préparé un repas froid.
MARIANNE
Froid ?
MARGUERITE Sa cuisinière venait de la quitter.
ALEXANDRE Le personnel, aujourd’hui…
MARGUERITE
J’ai une nouvelle bonne, à propos. Dix-sept ans. Bien mignonne.
ALEXANDRE
Il lui manque trois dents à la mâchoire supérieure mais, enfin, elle est
gentille.
MARGUERITE
On ne lui demande pas de parler à la télévision. Elle commence lundi.
MARIANNE
Et vous avez passé une bonne soirée ?
ALEXANDRE
Tu sais, Hubert n’est pas marrant. Je me suis penché sur le
châteauneuf.
MARGUERITE J’en étais gênée. Tu parlais fort.
ALEXANDRE
Ca a mis un peu d’animation. Je ne supporte plus le vin. Oh, j’ai eu une
de ces migraines.
MARGUERITE Moi j’ai eu le foie barbouillé.
ALEXANDRE
Je ne veux pas te faire de reproches, mais…
MARGUERITE Ecoute ! laisse-moi vivre ma vie, un peu.
ALEXANDRE Alors, te plains pas, après.
MARIANNE, voulant éviter un incident Vous avez tiré les rois ?
ALEXANDRE Ouh la, la, parle-pas de ça…
MARIANNE
Pourquoi ?
Ta mère a eu la fève…, mais le roi ne s’est pas manifesté. Irritée,
MARIANNE, sortant
Petite mère.
ALEXANDRE, prend un livre
Le 18, c’est l’anniversaire de Maman… Je ne sais plus lequel…
Marianne sera là pour y penser… Long silence. On n’entend aucun bruit. Même les chiens n’aboient pas…
ALEXANDRE
Marguerite sort. Ils avaient oublié le traditionnel cadeau à la reine.
forte.
Tu as une lettre ! Merci.
Tu ne la lis pas ? Plus tard.
MARIANNE, entrant brusquement. D’une voix
FRANCOIS MARIANNE FRANCOIS MARIANNE
Il n’y a rien de changé dans ta vie ? FRANCOIS
Rien.
Rien, avec qui ?
MARIANNE
***
TABLEAU III
PLAN 1
Marianne et François ont repris leur place à l’avant-scène. Ils vont continuer à pivoter pour se retrouver face à face. Pendant ce temps, Marguerite et Alexandre accumulent d’autres marmites, d’autres livres.
FRANCOIS, habillé en Arlequin.
C’est parti ! Octave vous salue. A moi la fac et la scène. Qui vous a dit que j’étais sinistre ? Je suis un drôle, madame. Un pitre ! Si j’ai pleuré,
c’est de manquer de rire.
ANNE-MARIE
Mais où vais-je trouver les mots ? J’ai repris connaissance ans ma
chambre, les bras chargés de fleurs.
FRANCOIS
Un bain, une séance de yoga. Me voilà bien dans ma peau.
ANNE-MARIE
Ce matin tombaient les premiers pétales. J’ai enguirlandé le fleuriste.
Tu te prives de manger pour m’offrir des cadeaux et je ne supporte pas l’idée qu’on te vole ton argent.
FRANCOIS
J’ai plein d’idées de jeux de scène. L’entrée d’Octave sera l’un des
meilleurs moments de la pièce. Enfin, quoi, ça bouge ! ça vit ! ça flambe ! A la colle de droit civil, je suis premier. Bonsoir, cousine !
PLAN 2
Projecteur au centre. Marguerite tourne une cuillère dans une marmite tandis qu’Alexandre lit un livre après l’autre.
MARGUERITE Sauce à l’aigre-doux.
ALEXANDRE Oh ! oui, la vie est une chose affreuse…
MARGUERITE Prendre de petits oignons confits au vinaigre.
ALEXANDRE Elle est une demoiselle Legrandin.
MARGUERITE Petits raisins à l’armagnac.
ALEXANDRE
La flamme rose et blanche des chrysanthèmes dans le crépuscule de
novembre…
Petits champignons de Paris.
MARGUERITE
ALEXANDRE L’audace d’un Vinteuil.
MARGUERITE
Verjus de raisin.
ALEXANDRE Swann palpait les bronzes par politesse.
MARGUERITE Fond de fraise de gibier.
ALEXANDRE
Lauzun la fit danser.
MARGUERITE Trois cuillerées de sauce tomates fraîches.
ALEXANDRE Je ne demande pas à aller à cent ans.
MARGUERITE
Marinade !
ALEXANDRE Oriane, ne vous fâchez pas.
MARGUERITE Gousses d’ail écrasées.
ALEXANDRE Du côté de Guermantes.
MARGUERITE
Un brin d’hysope.
ALEXANDRE
Ce fut pour mon père un coup de tonnerre.
Un peu de romarin.
MARGUERITE
ALEXANDRE
L’insulte, le mépris, le dédain, le triomphe lui furent lancés de mes
yeux jusqu’en ses moelles.
MARGUERITE, lui arrachant le livre Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que vous n’êtes pas gai.
ALEXANDRE, reprenant le livre Cet étrange propos retentit bien loin au-delà de Marly.
PLAN 3
Lumières à l’avant-scène. Marguerite et Alexandre continuent d’accumuler livres et marmites.
ANNE-MARIE
Vendredi, je vais être malade d’excitation : la première ! Quel
événement ! et je ne serai pas là.
FRANCOIS
J’avais la fièvre. Je suis entré, une bouteille à la main. Songeant à toi,
je l’ai vidée à grandes goulées. Quelle mascarade ! La critique a conclu : François Chevalier, dynamique et élégant !
ANNE-MARIE
J’aimerais avoir un enfant qui remue dans mon ventre.
FRANCOIS, avance vers Anne-Marie, tel un funambule marchant sur un fil invisible.
Etre étendu sur la plage, ne plus penser.
ANNE-MARIE
Tu m’as donné la manie des fleurs. Prends garde de ne pas finir
derrière mon oreille.
FRANCOIS
Anne-Marie… François…
ANNE-MARIE
Ils s’embrassent et se séparent lentement. Anne-Marie perd ses vêtements et se retrouve en bikini. Ils échangent un dernier regard amoureux. Anne-Marie disparaît dans les coulisses. François gagne la table centrale.
PLAN 4
Tandis qu’à petits pas François approche des pyramides de casseroles et de livres, on entend les voix off de Marguerite et Alexandre.
ALEXANDRE
Je me suis rapproché pour voir de quoi c’était fait.
MARGUERITE J’ai mis le nez dessus.
ALEXANDRE
Ah bien, ouiche, on peut pas dire si c’est fait avec de la colle.
Avec du rubis. Avec du savon. Avec du caca. Ah ! ah !
MARGUERITE ALEXANDRE MARGUERITE ALEXANDRE MARGUERITE FRANCOIS, pétrifiéALEXANDRE
FRANCOIS
Ah ! ah !
Papa !
Encore une échéance.
Maman.
Mon chouchouka.
Factures. Escomptes. Livres de comptes. Bilans. Polyvalents.
MARGUERITE ALEXANDRE MARGUERITE
Mon mien. Ton tien. Provisions. Recommandations.
FRANCOIS Je voudrais vous parler.
ALEXANDRE MARGUERITE ALEXANDRE FRANCOIS
Complexion. Déjection. Récapitulation.
J’ai rencontré une fille.
Bas de soie très fins. Ananas en gondole. Je l’aime.
Jarretières galantes. Melon surprise.
ALEXANDRE MARGUERITE FRANCOIS ALEXANDRE MARGUERITE ALEXANDRE
L’abricot de la jardinière.
FRANCOIS Elle est toute simple.
ALEXANDRE Hélène de Caraman Chimay.
MARGUERITE
Salmigondis.
J’ai décidé de l’épouser.
Suspensoir ! s’enfuit. marmites.
Pissaladière !
PLAN 5
FRANCOIS Maman… maman, tu m’entends ? J’aime.
MARGUERITE, revenant à elle Qu’est-ce que tu racontes ?
FRANCOIS Me voici enfin heureux.
MARGUERITE
Tu ne l’étais pas ? Avec tout ce que nos avons fait…?
FRANCOIS
Ne te fâche pas. C’est une question de mots.
Sois un peu simple.
FRANCOIS
ALEXANDRE, renversant la pyramide de livres MARGUERITE, renversant la pyramide de
MARGUERITE
FRANCOIS
Quand j’étais petit, je te parlais, tu m’entendais. Ca venait tout seul. Et
puis je me suis tu. Juste : bonjour, bonsoir. Mais, rien ne m’a échappé : ton inquiétude, ta fatigue, tes rides une à une… Quand tu étais triste, j’avais envie de te consoler, comme avant. Mais je restais dans mon coin. J’étais gêné. J’avais peur que tu le prennes mal.
MARGUERITE
Mon petit.
FRANCOIS Tu t’es sacrifiée pour nous.
MARGUERITE
Oh !…
Pour moi, tu es radieuse.
MARGUERITE, Tout prenant et examinant la main de François. Je comprends surtout les bébés. Avec les grands, ce qui me gène, c’est de parler, alors je cuisine. François l’embrasse.
Alors, comme ça, tu aimes une jeune fille.
FRANCOIS Ca ne m’empêche pas de t’aimer.
MARGUERITE Tu as bien caché ton jeu.
FRANCOIS J’avais hâte de vous la montrer.
MARGUERITE
Je m’en doutais. C’est Marianne qui m’a mis la puce à l’oreille. Elle
s’appelle comment ? FRANCOIS
FRANCOIS
Anne-Marie.
Marianne, Anne-Marie, ça va être commode !
MARGUERITE
PLAN 6
MARIANNE, entrant, suivie d’Alexandre C’est la pire nouvelle que je pouvais apprendre !
MARGUERITE Tu veux dire la meilleure.
MARIANNE Evidemment, qu’est-ce que j’ai dit ?
ALEXANDRE
Rien.
MARGUERITE, avec un petit air Elle s’appelle Anne-Marie.
ALEXANDRE MARIANNE ALEXANDRE
Non !
Tu l’as fait exprès. Que font ses parents ?
Commerçants.
FRANCOIS
ALEXANDRE
Avec des commerçants, on s’entendra toujours.
FRANCOIS J’aimerais vous la présenter.
MARIANNE Une Anne-Marie à la maison ?
ALEXANDRE
Il ne faut rien précipiter. Tu as tes études.
FRANCOIS Je ne vois pas le rapport ?
ALEXANDRE
Ecoute. Sans être formalistes, ménageons les formes. Pour nous, elle
sera comme une amie de ta soeur. MARIANNE
Et allez donc !
Noir.
PLAN 7
Entre Anne-Marie habillée de façon non conformiste, elle écarquille les yeux et sourit à François, habillé, lui, de façon classique, se jette dans ses bras.
FRANCOIS Qu’est ce qu’ils vont penser ?
Que tu me violes !
Arrête !
ANNE-MARIE FRANCOIS ANNE-MARIE
Quoi ? Tu n’aimerais pas me violer ?
on entend la voix d’Alexandre.
FRANCOIS, se dégageant subitement
Attention.
ALEXANDRE, entrant en robe de chambre, pas rasé, les cheveux en désordre. Tiens, ils sont là.
Papa.
FRANCOIS ALEXANDRE
Bonjour ma petite. Bonjour.
ANNE-MARIE
ALEXANDRE
Permettez que je vous embrasse… Ah, je suis bien content de vous
connaître.
MARGUERITE, paraissant en peignoir, clignant de yeux, l’air renfrogné. Moins fort !… Mais ce sont eux.
FRANCOIS
Laissez. Laissez.
Vous avez les pieds nus ? Il gèle.
ANNE-MARIE
J’arrive du Midi. Je croyais qu’il y avait du beau temps partout.
MARGUERITE Vous avez rencontré la soeur de François ?
ANNE-MARIE Pas encore. Je suis très déçue.
MARGUERITE
Eh oui. Elle a eu cet engagement au dernier moment. Impossible de se
dégager. Enfin, grâce à vous nous avons toujours une Marianne.
ALEXANDRE
Marianne, Anne-Marie, ça nous change pas. Il prend un livre qui
traîne, l’ouvre et s’absorbe dans sa lecture.
ANNE-MARIE
Voici Anne-Marie.
Je vais peut-être passer une autre tenue.
MARGUERITE, petit rire gêné ANNE-MARIE, s’empressant de l’embrasser. MARGUERITE
Vous ne m’en voulez pas trop de vous prendre votre François ?
MARGUERITE
Il fallait bien que ça arrive. Et puis, il y aura toujours les petits-enfants.
ALEXANDRE, qui a entendu, se lève et repose son livre : Prenez tout votre temps.
PLAN 8
Projecteur au centre. Alors que la radio hurle, Marguerite va vers Alexandre, remue les lèvres sans qu’on entende son appel, Alexandre continue de se raser, il remue également les lèvres et grimace. Marguerite appuie sur le bouton d’arrêt du poste de radio. Alexandre se retourne vers elle brusquement.
MARGUERITE
On ne s’entend plus.
ALEXANDRE Tu me coupes mon émission
MARGUERITE Accorde-moi une minute.
ALEXANDRE Mais je t’écoute. Je ne fais que ça.
MARGUERITE As-tu répondu aux parents d’Anne-Marie ?
Non.
Pas croyable !
Mais j’écrirai. Y a pas l’feu !
ALEXANDRE MARGUERITE ALEXANDRE
MARGUERITE
Enfin. Je dois lancer les invitations. Comment partager les frais ? ALEXANDRE
Par moitié.
MARGUERITE Nous avons le double d’invités.
ALEXANDRE
Et alors ? Pour marier l’trouffion ! Ne comptez pas sur moi pour
m’habiller en hanneton. J’aimerais qu’on se retrouve en famille à la campagne. On marie les deux gosses. On se tape le sauce dans une auberge. On boit un coup de rouquin du pays. On borde les enfants dans leur lit. Le curé bénit les draps, et tout est dit.
MARGUERITE
Tu n’y penses pas. C’est l’occasion de rendre d’un coup trois ans
d’invitations. Comme on reçoit personne. ALEXANDRE
La corvée !
PLAN 9
Marianne range, entre François.
FRANCOIS
Prête ?
ANNE-MARIE
C’est drôle. Avec ces meubles anciens, cette tapisserie sans fantaisie,
j’ai l’impression d’habiter chez tes parents. FRANCOIS, bruit de sonnette
Les voici.
ANNE-MARIE J’espère que non. Mon repas n’est pas arrivé.
FRANCOIS
Qu’est-ce que tu veux dire ? Nouveau bruit de sonnette. Il sort puis
revient, la mine déconfite. C’était le traiteur. Tu as tout commandé ? MARIANNE
La gazinière est en panne.
FRANCOIS
Bravo ! Je comptais montrer une parfaite maîtresse de maison : jambon
en croûte, bouchées à la reine, tarte. Croûte sur croûte ! C’est réussi ! ANNE-MARIE, éclatant de rire
Ah ça. Sonnerie
Cette fois…, va ouvrir.
Bonjour, Mamie.
FRANCOIS ANNE-MARIE MARGUERITE
Ouh ! ça sent bon. Qu’est-ce que vous nous avez préparé ? FRANCOIS
Des croûtes ! Quoi ?
MARGUERITE
ANNE-MARIE
J’ai eu des petits ennuis avec mon four, alors, j’ai tout commandé chez
le rôtisseur.
MARGUERITE Nous venons surtout pour vous voir.
FRANCOIS
Et papa ?
MARGUERITE
Il arrive. Tu sais, avec notre vieille voiture…
FRANCOIS Comment trouves-tu notre installation ?
MARGUERITE
Bien…bien. Tiens, je reconnais l’assiette que je t’ai donnée pour ton
anniversaire… Il est joli, ce papier… Eh, eh, je me sens un peu comme à la maison.
ANNE-MARIE, pincée François a tout arrangé.
MARGUERITE
Ah, je suis contente d’être avec vous. A la maison, c’était plus vivable.
Papa a eu la grippe. Les événements aidant, rien n’allait plus. Il était vieux, fichu, comme il disait. J’ai eu droit à un plat de gueule à chaque repas.
FRANCOIS Son défaitisme m’exaspère.
ANNE-MARIE
François !
MARGUERITE
Tu es dur. L’âge venant, tu verras comme c’est facile de créer une
famille. On sonne. Tiens, c’est lui Francois va ouvrir. A voix basse. C’est un sensible. Je vous le confie.
ALEXANDRE, raide, une valise à la main.
Mon dos ! posant la valise avec précaution. Bonjourrrr.. Excusez-moa.
MARGUERITE
Oh ! d’où sors-tu cette vieille valise ? Je l’avais cachée. Elle me
rappelle la maternité. Quel mauvais souvenir !
ALEXANDRE C’est une valise. Autant s’en servir.
MARGUERITE
Bon…, et ta voiture ?
ALEXANDRE
Une tringle quelconque a sauté ou c’est la boite à vitesse qui est
fusillée. On saura bientôt.
FRANCOIS
Si tu te décidais à en acheter une neuve …
ALEXANDRE
Tu rigoles ! au prix où elles sont. Je refuse de souffrir pour une
éraflure. Avec ma vieille, au moins… Prenant un couteau qui traîne sur la table. Tiens, range. Faut pas laisser traîner les couteaux. C’est pas prudent. Ca donne des idées… Ouh là ! Je m’assieds. J’ai bêché toute la journée. Je suis puni par là où j’ai bêché : un mal de reins terrible.
ANNE-MARIE
De toute manière, vous couchez à la maison.
ALEXANDRE
Tu as mon oreiller ? Sans mon oreiller, je peux pas dormir.
MARGUERITE
Oui, oui, t’inquiète.
ALEXANDRE
Je prendrais bien un verre de quelque chose.
FRANCOIS
J’ai plus de Picon.
MARGUERITE
La prochaine fois, j’apporterai de quoi équiper votre cave.
ALEXANDRE
Que veux-tu qu’ils fassent d’une cave ? Encore que si. Faudra que tu
aies de la répandance. L’avocat doit recevoir. ANNE-MARIE
C’est ma terreur.
MARGUERITE
Anne-Marie est comme moi. Elle n’aime pas les mondanités.
ALEXANDRE
Elle s’habituera. Dis plutôt, tu leur as annoncé la nouvelle ?
Quelle nouvelle ?
La nouvelle.
MARGUERITE ALEXANDRE MARGUERITE
Tu en fais, des mystères.
ALEXANDRE
Je suis allé chercher le tric-trac et la commode.
MARGUERITE
Oh ! deux pièces magnifiques. François, je ne serais pas étonnée que la
commode soit signée.
ALEXANDRE
Le cadre de vie, c’est bien. Mais faut pas en être esclave. Avoir une
boîte en or et pas de vie, ou un écrin banal avec une vie précieuse dedans… J’ai pas fini de méditer ça.
FRANCOIS L’un n’empêche pas l’autre.
ANNE-MARIE
Et, nous aussi, nous avons une bonne nouvelle.
MARGUERITE Oh ! je sais c’que c’est : un enfant !
ALEXANDRE
Tiens. Ma caissière aussi est enceinte. Hier, elle est pas venue.
ANNE-MARIE
Mamie dit vrai.
ALEXANDRE Ca m’fiche un coup de vieux !
MARGUERITE Alexandre ! Il n’en rate pas une.
FRANCOIS
Quand je lui ai appris que je voulais t’épouser, il s’est assis sur le
bidet…
Non, sans blague ?
Le bidet ! c’est vrai. Vous étiez bien beaux.
MARGUERITE ALEXANDRE
FRANCOIS ANNE-MARIE, sort en hâte ALEXANDRE, fort
Ca sent le brûlé.
Décidément. ..
Ne vous dérangez pas. On vient juste casser la croûte en famille.
Là, tu seras servi.
FRANCOIS
ALEXANDRE
Dites-moi, vous êtes bien là. A votre âge, j’habitais une chambre de la
taille d’un placard, sans chauffage, et je cassais la glace le matin afin de me laver.
MARGUERITE
Aujourd’hui, tu as de l’eau chaude, et je dois me gendarmer pour que
tu prennes un bains.
ALEXANDRE
Oh, l’hygiène est une convention. Chaque époque a la sienne. Saint-
Simon rapporte que le roi, sur sa chaise percée… ANNE-MARIE
A table.
C’est ça, à table.
MARGUERITE ALEXANDRE
On passe son temps à bouffer…
Les lumières baissent, chacun fait mine de sortir et reprend sa place. Eclairage du soir
Plan 11
FRANCOIS, apparaît en robe d’avocat. Monsieur le Procureur, bonsoir !
ANNE-MARIE se lève, éblouie
Chéri !
ALEXANDRE
Mâtin ! tu es beau comme un litre. Mieux vaut pas savoir combien ça a
coûté.
MARGUERITE
C’est mon secret. Je tenais à offrir sa première robe à mon fils.
ALEXANDRE Bétassou, tu as mis l’épitoge à l’envers.
ANNE-MARIE Alors, qu’est-ce que tu nous plaides?
ALEXANDRE, bâillant De grâce, pas maintenant.
FRANCOIS Mon modèle, c’est Malesherbes.
ALEXANDRE
Il a mal fini.
FRANCOIS Je défendrai des causes justes.
ALEXANDRE Tu gagneras pas un rond.
MARGUERITE Alexandre, tu es contrariant.
ALEXANDRE
Moi ? pas du tout. On est en famille. Je parle. Maintenant… Il prend un
journal.
Dans une affaire, comment savoir où est la vérité ?
ALEXANDRE, rabattant son journal
L’avocat n’a pas à connaître la vérité. Ce qui me frappe c’est que n’existe que ce que nous connaissons. D’où des interrogations sans fin. Ainsi, devons-nous apprendre ce qui nous fera souffrir ? Un temps
Moi, dans les ménages, j’suis partisan du maximum d’hypocrisie.
MARGUERITE Bon ! parlons d’autre chose.
ALEXANDRE
Tiens, pour détendre l’atmosphère, je vais vous raconter une histoire. Il
y a huit jours, le président du tribunal, que je connais bien, demande à une bonne femme : «Quel est votre régime matrimonial ?» Réponse : «Deux fois par semaine, Monsieur le Président.»
MARGUERITE
FRANCOIS
Il est terrible…
Papie, vous n’avez pas un début de cataracte ?
ALEXANDRE, bâillant.
Hélas…oui. Tu vois, François, elle a l’oeil. Si tu avais continué optique,
vous auriez tous deux ouvert un magasin… Le tiroir-caisse, y a qu’ça d’vrai !
FRANCOIS
Tu parles d’un idéal, tailler des verres. Je préfère les idées.
ALEXANDRE
Erreur ! erreur ! Il fait bon de tripoter le réel…
ANNE-MARIE
Je suis sans bonne.
MARGUERITE
ALEXANDRE, baîllant.
Il faut bien se dire que les bonnes, bientôt, il n’y en aura plus. Personne
ne veut plus servir personne. Notre société, plus tard, apparaîtra aussi incompréhensible que la cour de Louis XIV.
MARGUERITE
Bon. Si tu n’as que des choses aussi agréables à dire, je vais me
coucher.
ALEXANDRE
T’inquiète pas, je finirai bien par t’en dénicher une, de bonne, le genre
gourde ardéchoise. Ca laisse l’espoir de la garder le temps qu’elle se dégourdisse.
MARGUERITE Il reste à faire le jardin.
ALEXANDRE
J’ai commencé…, et puis mes reins… Notre vie est semée de projets que
nous abandonnons au bord des routes. Nous menons notre petite vie de vieux ménage.
MARGUERITE
Parle pour toi !
ALEXANDRE, baîllant. Allons nous pieuter. Demain est un autre jour.
MARGUERITE Bonsoir, Anne-Marie, vous nous avez gâtés.
ANNE-MARIE
Oh non ! je suis honteuse. Bonsoir, Mamie.
MARGUERITE François, viens m’aider à ouvrir les valises.
ALEXANDRE
Vous voyez le clan Chevalier. Faut s’y faire. C’est un peu bruyant,
discuteur, mais ça s’aime, même à travers les criailleries.
ANNE-MARIE Ca, les criailleries, il n’en manque pas.
ALEXANDRE
Eh! eh ! pauvre chou… Une chose et sûre, j’ai l’impression que vous
êtes de la famille depuis toujours.
Noir.
PLAN 12
Anne-Marie va se mettre en chemise de nuit
FRANCOIS, bondissant à la fenêtre
Tu pourrais fermer les rideaux ! ANNE-MARIE
J’ai ma culotte ! Pour une fois !
FRANCOIS
ANNE-MARIE
Et puis, le type d’en face, je l’ai déjà vu prendre son bain. Ce serait
justice !
FRANCOIS, ouvrant le canapé-lit Aide-moi, au lieu de dire des bêtises.
ANNE-MARIE
Ce que tu peux être bonnet de nuit ! Avec tes parents, je ne te reconnais
plus. Tu n’ouvres la bouche que pour des banalités.
FRANCOIS
J’arrive pas à l’ouvrir souvent. D’ailleurs, le terrain est miné. Un mot
de trop? et tout explosSE. On dirait qu’un rapace plane au-dessus des têtes. Je préfère qu’on m’oublie.
ANNE-MARIE Prends pas cet air coupable.
FRANCOIS
Coupable, tu as dit le mot juste. Comme si un ou plusieurs crimes avaient été commis.
ANNE-MARIE
Lequel ?
FRANCOIS
Je sais pas. Tout le monde feint de l’ignorer. Mais, moins on en parle,
plus il est là. Il pue, il empoisonne l’atmosphère. Il est derrière le moindre geste, le plus petit regard, une phrase banale. Etrange situation, où tout le monde est au courant de ce qu’il ne conçoit peut- être même pas.
ANNE-MARIE
Quelle famille ! ne compte-pas sur moi pour faire pareil. Viens…
Embrasse-moi… Mieux qu’ça.
FRANCOIS Arrête. Les parents sont à côté.
ANNE-MARIE
Et alors ? ils savent bien que tu couches avec moi.
FRANCOIS Parle pas comme ça.
ANNE-MARIE
Quel ennui ! Ouvre la fenêtre. Je manque d’air.
PLAN 13
François se lève, fait mine d’ouvrir la fenêtre. A ce moment, Alexandre paraît à l’avant-scène, avec une poussette. Marguerite, enceinte jusqu’au cou, le suit. François contemple la scène.
MARGUERITE
Pas si vite. Je n’arrive pas à te suivre… Attention ! Tu vas le renverser.
ALEXANDRE
Pardon. J’étais distrait. Vagissement d’enfant.
MARGUERITE
Tu vois, tu l’as réveillé. Les vagissements redoublent
Il n’a déjà pas
dormi, cette nuit.
Moi non plus.
C’est de ma faute, peut-être ?
ALEXANDRE MARGUERITE ALEXANDRE
De la mienne. Tiens. Occupe-t’en.
MARGUERITE
Là, là. Dors mon petit Tatoucha. Maman veille sur toi.
PLAN 14
Le couple disparaît. François se recouche et s’endort. Respiration des dormeurs. Bruits de forêt tropicale. Animaux en chaleur. Un arbre, mystérieusement, descend des cintres. Des bandes de papier blanc vont de branche en branche. François et Marianne se retrouvent près du tronc. Climat onirique. Anne-Marie chantonne.
FRANCOIS, détaillant les bandes de papier Anne-Marie… Mon amour… ma passion… mon adorée… Non ! Non ! ce n’est pas possible. Papa ! papa ! On voit bouger les branches. Pourquoi
as-tu fais ça ? Anne-Marie Chantonne plus fort.
ALEXANDRE, descendant de l’arbre
Misère ! misère ! Une fois à terre, il ne sait où aller, cherche à s’enfuir. François court sur place à sa poursuite. Alexandre sort un petit pistolet
d’une poche, le met contre sa poitrine, et fait mine par deux fois de tirer, sans que le coup parte. Oh ! Oh ! nom de Dieu de nom de Dieu !
FRANCOIS Papa, arrête ! Te tue pas !
Le coup part enfin. Alexandre s’effondre. A cet instant, l’appareil de radio s’allume. On entend très fort la voix de Marguerite.
LA RADIO Alexandre ! qu’as-tu fait ?
Anne-Marie rit de façon diabolique. Noir.
***
TABLEAU IV
PLAN I
Anne-Marie et François déplacent la table de manière à l’orienter, par rapport à la porte, comme pour faire face à des clients, dans un bureau. Coup de sonnette.
Qui ça peut-être ?…
Un client…
Déjà ?
ANNE-MARIE FRANCOIS ANNE-MARIE
FRANCOIS Suis-moi. Ils sortent. Brouhaha.
ALEXANDRE-LECLERC, entrant
Maître Leclerc, du conseil de l’ordre des avocats. Le bâtonnier m’envoie pour la visite traditionnelle.
J’ai mis ma plaque sur la porte d’entrée. Nouveau coup de sonnette.
FRANCOIS, respectueux Asseyez-vous, maître…
LECLERC
Merci, cher confrère… Juste une formalité. Comme votre nom a été
inscrit au petit tableau, on doit s’assurer que vous exercez notre profession dans des conditions honorables…. C’est le cas, je vois. Nous sommes dans une maison bourgeoise. Pas de mauvais voisinage… Aujourd’hui, les maisons de tolérance sont fermées, enfin, officiellement. Quand j’avais votre âge, eh bien, après le banquet de fin d’année, nous sommes tous allés au bordel, bâtonnier en tête… nous pourrions dire : en corps. Ah ! ah ! ah ! Nous avons été fort bien reçus. Pour la plupart, il s’agissait de clientes… ah ! ah ! ah !
FRANCOIS
Maître, pardonnez-moi, prendrez-vous un raffraichissement ?
LECLERC
Je ne dis pas non. D’ici au palais, il y a une trotte, et je suis venu à
pied.
FRANCOIS Que voulez-vous boire ?
LECLERC
Ce que vous avez. Un vin cuit quelconque.
FRANCOIS, va à la porte, marmonne et revient Pardon. Je vous ai coupé.
LECLERC
Question. Puis-je vous demander pourquoi vous avez choisi cette
profession ?
FRANCOIS
Plutôt la défense de la veuve et de l’orphelin. La parole, aussi, le fait de
s’exprimer…
LECLERC
Je vois. Vous risquez d’être déçu. Les veuves, méfiez-vous-en. Elles
prennent le portefeuille des autres en criant : au voleur !… Quant à la parole, l’éloquence judiciaire a changé. On procède surtout par échange
de mémoires… Madame Chevalier travaille ?
FRANCOIS
Oui… Entre Anne-Marie avec un plateau et de l’apéritif. Ma chérie, je
te présente maître Leclerc, du conseil d l’ordre.
LECLERC
Mes hommages, Madame. J’accomplis une visite professionnelle. Je
suis heureux de m’entretenir avec un jeune confrère plein d’avenir… ANNE-MARIE, posant le plateau
Dynamique et élégant… Sourire malicieux. Je vous laisse.
LECLERC
Charmante… Ainsi donc, vous avez un autre revenu… Regardant le
mobilier … et puis de la famille… Tant mieux. Je ne vous le cache pas, la profession est encombrée. Beaucoup ont un piano dans leur salon pour impressionner le client. Ils n’ont pas de quoi le réaccorder et se nourrissent de fausses notes.
FRANCOIS
Renseignez-moi, je vous prie, les magistrats, le barreau…
LECLERC
Oh les magistrats… Les anciens étaient des hommes comme nous. Je
veux dire des propriétaires soutenant la propriété, des bourgeois servis soutenant le maître contre le valet. Aujourd’hui, on a des fils de gendarmes, de petits fonctionnaires… Au barreau, c’est différent… Pour commencer, vous le savez, on ne reçoit pas de salaire, et il faut bien vivre… Vous avez une minute ?
FRANCOIS
Je ne veux pas abuser de votre temps.
LECLERC
Au contraire ! du moment que je tiens votre oreille… Rendez-vous
compte, notre civilisation est la première sans religion. Jusque-là pas de cité sans temple. Les Grecs, fils de la raison, la soumettaient à Dieu. Dans nos palais de justice, on prêtait serment devant la croix. Aujourd’hui, au contraire : négation de toute hiérarchie ; familiale : autorité du père supprimée ; sociale : untel, soumis à untel qui obéit à untel parce que c’est l’ordre humain… Sinon, pourquoi obéir ?
Hiérarchie religieuse, enfin : c’est l’essence du catholicisme, et c’est là qu’il est le plus blessé. J’ai en main une lettre de l’évêque de Nanterre. L’en-tête est : le père évêque de Nanterre. Cet évêque veut être l’égal de n’importe qui et réciproquement.
FRANCOIS Je crois entendre mon père.
LECLERC
C’est un compliment, j’espère ? Vous avez un patron ?
FRANCOIS
Pas encore.
LECLERC, se levant
Passez à mon cabinet. Vous m’êtes sympathique. Je suis débordé. Vous
me traiterez quelques affaires. Le pénal vous intéresse ? FRANCOIS
Beaucoup !
LECLERC
J’ai en ce moment une grosse affaire tragi-comique : un parricide. Le
père alcoolique qui veut battre sa femme et qui tue son fils accouru les séparer. J’assistais ce matin à la reconstitution. Dès que le prévenu est entré, sa femme a hurlé comme une folle. Il a fallu l’emporter. Seule est restée la fille, comme témoin. Elle aussi s’est mise à pleurer. Tantôt elle l’invectivait : «Assassin ! tu as tué mon frère C’est affreux !» Tantôt elle lui demandait : «Tu n’as pas soif ? Ils te donnent assez à manger en prison ?» Un vrai cirque. .. Les assises se tiendront dans quelques mois. Préparez-vous. J’en parlerai au bâtonnier. Qu’il vous commette. Vous déblaierez un peu le terrain avant mon intervention. En attendant, acceptez tout ce qui se présente : pensions, loyers…
FRANCOIS
Merci vivement. Je serai très honoré de travailler sous votre direction,
Maître Leclerc.
LECLERC
Cessez de m’appeler maître. Au barreau nous sommes tous égaux. Vous
êtes mon pair, comme je suis le vôtre. Il n’y a qu’une seule différence… vous, les jeunes, vous bandez mieux que nous. A propos, enlevez ce
canapé. Si je ne m’abuse, c’est un canapé-lit ?
FRANCOIS Quelle importance ?
LECLERC
Interdit par le règlement ! Les clientes s’épanchent facilement, et nous
savons si bien écouter… Enfin, votre plaque, rentrez-la. Vous la ressortirez à la fin du stage, quand vous serez inscrit au grand tableau. D’ici là, elle aura perdu de son importance. Vous serez déjà connu… A moins que vous ne préfériez carrément vous installer à mon cabinet. Ca réglerait tout. J’ai un bureau attenant au mien. Madame Chevalier ne bouleverserait pas son intérieur.
FRANCOIS
PLAN 2
Vous me comblez.
Noir.
François, seul, en robe, prend le public à témoin, une brochure à la main.
FRANCOIS
«Citoyens, je vous parlerai avec la franchise d’un homme libre : je
cherche parmi vous des juges, et je n’y vois que des accusateurs. Vous voulez prononcer sur le sort de Louis ; et c’est vous qui l’accusez !… Vous lui reprochez le sang répandu. Vous voulez que le sang crie vengeance contre lui !… Contre lui qui, de sa vie, n’a donné un ordre sanguinaire ! Français, entendez d’avance l’histoire qui redira à la renommée…»
ANNE-MARIE, entrant, un cabas à la main Tais-toi ! On t’entend d’en bas. Tu vas réveiller Paul.
FRANCOIS Tu as coupé mon élan.
C’est pour demain ?
ANNE-MARIE
FRANCOIS ANNE-MARIE FRANCOIS
ANNE-MARIE Et ta robe, pourquoi ici ? maintenant ?
FRANCOIS
Question d’ambiance. Elle me protège… Tu m’as pardonné ?
ANNE-MARIE
Quand je pense que tu as lu mon courrier. Oh, j’aurais dû le brûler plus
tôt… Tu m’as privée de mes souvenirs avec tous mes amis.
FRANCOIS Je n’en demandais pas tant.
ANNE-MARIE
Que je suis malheureuse ! Pour deux ou trois garçons avec lesquels je
suis sortie dans ma vie… François l’embrasse sur le front. Dis, tu ne me respectes pas, j’espère ? J’suis pas ta mère ! N’importe quoi, la main aux fesses, mais pas ça. Elle l’embrasse goulûment sur la bouche. Cris d’enfant.
Noir.
PLAN 3
ALEXANDRE, entrant en scène, suivi d’Anne- J’ai réussi à me libérer. J’ai sauté dans ma voiture. Je m’suis dit que
j’pouvais pas manquer se première plaidoirie d’assises.
ANNE-MARIE
Il m’a interdit d’y aller. «Si tu viens, tu me distrairas. Je penserai à toi.
Toujours.
T’as le trac ? Ecoute… les assises…
Marie
Je perdrai mes moyens.»
ALEXANDRE Il avait raison. J’aurais dû vous imiter.
ANNE-MARIE
Je suis morte d’inquiétude. Comme ça s’est passé ?
ALEXANDRE
Mal.
ANNE-MARIE Mon Dieu ! Quelle catastrophe !
ALEXANDRE
Non ! il a été excellent, merveilleux, mais…
ANNE-MARIE
Mais quoi ?
ALEXANDRE
Mon esprit se brouille… l’émotion….Voilà… On m’a introduit au
moment où il allait porter la parole. J’ai décliné mon identité. Un gendarme m’a ouvert la porte du prétoire. Sans ça, j’aurais dû rester dehors. La salle était comble. D’abord je me suis félicité. J’étais aux premières loges, tout contre le box de l’accusé… Il s’est approché de la barre, pâle. Mon coeur battait à rompre. J’ai cru qu’il ne pourrait pas parler. Et puis, il a redressé la tête, dans cette attitude de défi que je connais bien. Plus d’une fois, j’en ai été l’objet. Vous savez comme il peut être cassant. J’ai d’abord craint le pire, mais sa voix, très vite, est devenue moins aiguë, elle a pris de l’ampleur et conquis l’auditoire.
ANNE-MARIE
Ah… et alors ?
ALEXANDRE
L’homme qu’on jugeait était un homme ordinaire. J’entends un homme
comme il y en a tant, avec ses humeurs, mais bon père, bon époux, dévoué, travailleur ; ce pourrait être moi. Et puis, il y a eu ce drame, un soir. Il s’était mis à boire, sans raison aucune. Tout allait bien…
ANNE-MARIE
Je sais. François m’a raconté.
ALEXANDRE
Attendez. Laissez-moi prendre depuis le début, sinon je n’y arriverai
pas…. Il vivait sa petite vie tranquille, trop tranquille peut-être. Il devait bien agiter quelque rêve. Qui n’en a pas ? Il rentre donc, ivre. Sa femme le sermonne. Pas plus fort que d’habitude. Il l’adore. Elle est le grand amour de sa vie. Voilà qu’il ne supporte plus ses reproches. Et c’est là qu’on ne sait plus. Un couteau à découper traîne sur la table. Il le prend, le brandit. Son, fils se précipite. S’ensuit une bousculade. Tous deux tombent. Le fils ne se relève pas. Il est mort. Le couteau lui a percé le coeur. Question : le mari a-t-il voulu se suicider ? C’est la thèse de la défense. A-t-il voulu tuer sa femme ? C’est la thèse de l’accusation. François devait se borner à quelques observations. Mais il a étudié le dossier à fond. Et puis il a rencontré souvent l’accusé en prison. Il a donc débordé, naturellement. Maître Leclerc m’a avoué ne pas être intervenu plus tôt, car ce que François disait portait à plein sur les jurés…
ANNE-MARIE
Mon François…
ALEXANDRE
Il a eu plusieurs formules heureuses sur la difficulté d’être, le silence
qui sépare les personnes vivant sous un même toit. Il a montré le travail d’érosion du quotidien, comment cet homme, un beau jour, a rejeté son image, sa tenue, ses manières, jusqu’à ses opinions. Comment, dès lors survivre, en étant opposé à soi ? Il est saisi d’une envie folle de se détruire, mais il se doit à sa famille, une famille à laquelle il n’a rien à reprocher sinon, précisément, qu’il se sent de jour en jour moins digne d’elle. Sa femme s’effraie de son attitude, elle lui demande de réagir. Lui ironise… Et sa femme est là, dans la salle, elle pleure, elle se dresse, elle l’appelle par son petit nom…
ANNE-MARIE Quelle horreur ! Plutôt mourir…
ALEXANDRE
A ce moment, François a gagné. Il se tourne vers l’accusé et me voit. Il
me regarde, incrédule. ANNE-MARIE
La gaffe !
ALEXANDRE
Elle vient. Une première fois. Pas grand’chose, mais significative. Au
lieu de dire le jour de l’accident, il dit : le jour du crime ! ANNE-MARIE
Il s’est troublé.
ALEXANDRE
Pas longtemps. Simple lapsus, mais regrettable.
ANNE-MARIE
Alors ?
ALEXANDRE
Encore un bon moment. Il décrit l’accusé en rupture de travail, perdu
dans la ville, cherchant en vain à qui parler, marchant sans but, et s’arrêtant, pour finir, dans un café pour boire, boire encore et sombrer dans l’oubli. Puis je vois mon François qui s’arrête. Il prend son souffle, bombe le torse, désigne l’accusé, me fixe et s’écrie : MON CLIENT EST COUPABLE ! MON CLIENT EST COUPABLE ! COUPABLE !
ANNE-MARIE
Mais c’est pas vrai ! c’est pas vrai ! «Mon client est coupable !» Il le
disait souvent, par jeu. Et je riais comme une folle. Et maintenant, qu’est-ce qui va se passer ?
ALEXANDRE
Je ne sais pas. Maître Leclerc a plaidé avec l’autorité que lui confèrent
son âge et une brochette de décorations. Il a fait de son mieux pour gommer une erreur de langage due à l’émotion. La mécanique de François était parfaite. Il l’a reprise. Mais si l’accusé s’en tire, ce sera miracle…
ANNE-MARIE
Oh ! non ! c’est trop pour moi. A ce régime, j’serai vieille à trente ans !
ALEXANDRE
Que voulez-vous ?…femme d’avocat… Je lui avais proposé optique.
Cris d’enfant. Noir.
PLAN 4
Pénombre. François dort au côté d’Anne-Marie. Voix off de François
Vous voulez prononcer sur le sort de Louis ; et c’est vous qui l’accusez ! Louis sera donc le seul Français pour lequel il n’existe aucune loi, aucune forme. Il n’aura ni les droits du citoyen, ni les prérogatives du roi. Quelle étrange et inconcevable destinée… Pendant ce temps entre Alexandre, en gilet, coiffé d’une perruque Louis XVI. François sursaute, va au-devant de lui. Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.
ALEXANDRE
Mon bon Malesherbes ! Vous avez été au-devant de mes voeux.
FRANCOIS, étouffe d’émotion, presse et baise le mains d’Alexandre. «Sire, deux fois vous m’avez appelé au conseil. Dans le temps, cette fonction était ambitionnée par tout le monde. Je vous dois le même service lorsque c’est une fonction que bien des gens
trouvent malheureuse.»
ALEXANDRE
«Je n’ai que des chaînes que vous rendez plus légères en les
soulevant.»
Nous les briserons !
FRANCOIS
ALEXANDRE
«Mon cher Malesherbes. Je sais à qui j’ai affaire : je m’attends à la
mort ; je suis prêt à la recevoir ; et ce qui vous étonnera peut-être, c’est que ma famille aussi est préparée pour cette dernière catastrophe. Vous me voyez tranquille ; j’irai à l’échafaud avec cette même tranquillité.»
FRANCOIS
Le temps, les forces me manquent. S’il ne s’agissait que de rapporter
des faits à des hommes justes…
ALEXANDRE
«Je souscris aveuglément à tout ce que vous ferez.»
On entend le tumulte d’une vaste assemblée. Bruit de clochette.
FRANCOIS, d’une voix forte, au public Introduisez l’accusé ! Bruits d’ordres. Roulements de tambours. Silence total. Face à Alexandre, debout dans une attitude digne,
François, plein de morgue, s’assied. «Louis, le peuple français vous accuse d’avoir commis une multitude de crimes pour établir votre tyrannie en détruisant la liberté. Vous avez le… brouhaha suivi d’un grand silence
ALEXANDRE, au public, voix paisible
«On vient de vous exposer mes moyens de défense : je ne les renouvellerai point. En vous parlant peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien, et que mes
défenseurs ne vous ont dit que la vérité…
Je n’ai jamais craint que ma conduite fût examinée publiquement ; mais mon coeur est déchiré de trouver, dans l’acte d’accusation, l’imputation d’avoir voulu faire répandre le sang du peuple.
J’avoue que les preuves multipliées que j’ai données, dans tous les temps, de mon amour pour le peuple, me paraissaient devoir prouver que je craignais peu de m’exposer pour épargner son sang, et éloigner de moi une pareille imputation.»
Brouhaha, silence, Alexandre et François se font face et se saluent.
ALEXANDRE
«Monsieur de Malesherbes, on m’a conté dans mon enfance que,
lorsque devait mourir un roi de la maison de Bourbon, on voyait à minuit une grande femme vêtue de blanc se promener dans la galerie de Versailles. N’auriez-vous point par hasard rencontré cette ombre ?»
FRANCOIS, brisé d’émotion
«Sire, vous êtes courageux… votre fatal jugement est porté.»
ALEXANDRE, toujours tranquille
«Tant mieux, tant mieux, cela me tire d’incertitude. Au nom de Dieu, Malesherbes, ne pleurez pas ; nous nous reverrons dans un monde plus heureux. Puisse le sacrifice de ma vie faire le bonheur de mon peuple. Et maintenant, adieu. Je dois me préparer. En partant, dites à Cléry
d’entrer dans ma chambre à cinq heures.» Ils s’embrassent. François se retourne, comme pour sortir. «Attendez !… la dernière fois, vous avez oublié votre chapeau.»
Alexandre se met à genoux et se recueille. François entreprend de voiler le miroir. Anne-Marie, en chemise blanche, se lève, hésite devant le miroir et, à l’instant où il est voilé, sort par la fenêtre, face au public.
ALEXANDRE
«Au nom de la Très Sainte Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
mon Dieu, je vous recommande mon fils. S’il a le malheur de devenir roi, qu’il songe qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens ; qu’il oublie toutes haines et tous ressentiments et nommément tout ce qui se rapporte aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve.»
Noir
PLAN 5
Aménagement du décor. Intérieur plus cossu avec les particularités suivantes : un côté classique avec deux portraits d’époque Louis XVI représentant Alexandre et Marguerite. Une corbeille de pommes se trouve à la hauteur du décolleté de Marguerite. Un côté non conformiste, avec des dessins d’enfant, des photographies, une affiche. A la place du canapé-lit, un pouf.
ANNE-MARIE Finalement, je ne t’aurai pas beaucoup changé.
FRANCOIS
Ouvre un peu les yeux. Regarde ces affiches, ces photos. Tu as installé
un vautroir en plein salon.
ANNE-MARIE
Heureusement J’en ai assez, des sièges anciens. On est assis sur des
noyaux de pèche. Y a qu’à te voir : raide comme la justice !
FRANCOIS
Et Maman qui ne vient pas. Pourvu que papa n’ait pas eu de
complication…
ANNE-MARIE Maman, Papa… quinte de toux
FRANCOIS
Ca te reprend ?
ANNE-MARIE
Ca ne m’a jamais quittée. Pour mon malheur, je trompe mon monde.
J’ai beau être au trente-sixième dessous, on me dit : «Cette Anne- Marie, toujours gaie, toujours le mot pour rire…»
FRANCOIS
Mais moi, je sais ce que tu penses. Des années que je lutte… Si je
délaisse les enfants… Bruit.. C’est elle. Il sort.
MARGUERITE, entre, chargée de paquets, et suivie de François. Bonjour, ma petite Anne-Marie. Oh ! vous avez des couleurs. Ca me fait plaisir. La dernière fois, vous étiez blême. Elles
s’embrassent
Et Papie ?
ANNE-MARIE
FRANCOIS
Vraiment, c’est pas de chance. Je voulais être près de lui. Ca tombe au
plus mauvais moment. J’ai les assises.
MARGUERITE
Il ne t’en veut pas. L’opération s’est bien passée. On lui a enlevé la
prostate. Il a encore un peu mal. Au réveil, il a déliré, il a dit… de tout ! Heureusement qu’on sait qu’on a affaire à un malade, parce que pardon… Voilà… Marianne m’a remplacée à son chevet. Je suis contente d’assister à votre anniversaire de mariage, un lustre… non, deux lustres, je ne sais plus compter.. et de voir les enfants, après tout ce temps… Quoi, François ?
FRANCOIS, à Anne-Marie
Attends un peu…A Marguerite. Elle est impatiente de voir les cadeaux.
MARGUERITE
Tenez Marianne, oh, pardon… Anne-Marie ! bon. Je vous confondrai
toujours. Elle défait son collier de perles et le passe autour du cou d’Anne-Marie
ANNE-MARIE Mon Dieu ! Mamie ! C’est trop !
MARGUERITE
D’habitude, on a le collier quand on n’a plus le cou.
ANNE-MARIE, se regardant dans la glace
Oh ! j’suis contente ! J’aime pas les bijoux. Je donnerais volontiers ma
bague de fiançailles, mais… FRANCOIS
C’est gentil !
ANNE-MARIE Un collier de perles, c’est pas pareil.
MARGUERITE
Pour toi, Comme Anne-Marie ne veut plus de ta collection d’armes
dans la maison, à cause des petits, je t’ai trouvé… FRANCOIS
Dis…
Regarde… j’espère que tu apprécieras.
FRANCOIS, sort trois livres d’un paquet
«Histoire Impartiale du Procès de Louis XVI, ci-devant Roi des Français.»
Formidable !
MARGUERITE Regarde bien la page de garde.
FRANCOIS
«Bibliothèque de Valençay» Valençay… le château de Talleyrand ?
Oui, oui.
MARGUERITE
MARGUERITE, petit rire satisfait
FRANCOIS
Tu m’as offerrt l’exemplaire de Talleyrand du procès de Louis XVI ?
Un régicide ? Tu te rends compte, chérie : une folie !
MARGUERITE
Rien n’est trop beau pour mes enfants. Pourvu qu’ils s’entendent bien,
qu’ils soient heureux, en bonne santé…
FRANCOIS, prenant un paquet rectangulaire et
plat
Il y a une incroyable rencontre des esprits. Pour nos dix ans de mariage….
MARGUERITE
Parce que ?
François Le testament de Marie-Antoinette ! montre le document
encadré
Oh ! quelle idée ?
MARGUERITE
ANNE-MARIE, prenant le paquet des mains de
ANNE-MARIE
Si prête à vivre et si malheureuse, elle est une soeur pour moi.
MARGUERITE
Je ne savais pas que vous vous intéressiez à elle à ce point. Cris
d’enfants Qu’est-ce qu’ils veulent ? FRANCOIS
Je reviens.
Je voudrais bien les voir, ces petits.
FRANCOIS, de retour
N’y va pas. Je les ai enfermés dans leur chambre. Qu’on ait la paix.
L’un a toujours soif, l’autre veut manger.
MARGUERITE
Pauvres petits. Laisse-moi… je viens si rarement. Avant de sortir elle
MARGUERITE
prend la corbeille de pommes.
ANNE-MARIE, lisant le testament
«Que ma fille sente qu’à l’âge qu’elle a elle doit toujours aider son frère par les conseils que l’expérience qu’elle aura de plus que lui et son amitié pourront lui inspirer ; que mon fils, à son tour, rende à sa soeur tous les soins et services que l’amitié peut inspirer ; qu’ils sentent enfin tous deux que, dans quelque position où ils pourront se trouver,
ils ne seront vraiment heureux que par leur union….»
MARGUERITE, rentrant
Ils sont bien beaux. Et alors, quel appétit !Ils se sont jetés sur les
pommes. François, en veux-tu une ?
FRANCOIS Merci. Non. Pas maintenant.
ANNE-MARIE
Tu as tort. Ca te ferait plus de bien que toutes tes sucreries. Moi, je les
adore. Fait mine de se servir. FRANCOIS
Mais nous passons à table.
MARGUERITE
Alors, te voici membre du conseil de l’ordre des avocats ?
FRANCOIS Oui, j’ai été élu par mes pairs.
MARGUERITE
A ton âge, c’est magnifique. Tu finiras bâtonnier.
ANNE-MARIE Mamie, asseyez-vous là.
MARGUERITE Il y a un couvert de trop.
FRANCOIS C’est la place du pauvre.
A ce moment précis, le portrait d’ancêtre ressemblant à Alexandre tombe avec bruit.
MARGUERITE FRANCOIS ANNE-MARIE Qu’est-ce que c’est ?
Ils se figent, les lumières déclinent, tous les costumes jusque-là utilisés, une layette noire en plus, descendent des cintres et dansent dans l’air derrière les comédiens. L’assiette de l’absent est éclairée, tandis que l’ombre d’Alexandre, immense, se détache sur toute la scène.
FIN
.
0 commentaires