Comédie en 3 actes
La guerre en dentelles entre les auteurs dramatiques et la Comédie-Française. Adaptation dramatique d’AUTEURS ET COMEDIENS AU XVIII° siècle sur la recommandation d’Alain Feydeau et Georges Neveux.
LA MONNAIE DE LA PIECE
Comédie en trois actes Jacques Boncompain
Texte déposé à la SACD.
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PERSONNAGES
BEAUMARCHAIS (1732 – 17 99)
Au moment où l’action commence, il est surtout célèbres par les Mémoires qu’il a publiés pour se défendre des accusations portées contre lui par le juge Goezman, juge rapporteur dans le procès qui l‘oppose au comte de La Blache. Agent secret de Louis XV, il reprend du service pour Louis XVI, d’abord pour assure la destruction de pamphlets contre le roi et, surtout, Marie-Antoinette, ensuite comme coordinateur de l’aide apportée secrètement par la France aux Américains. Il est déjà riche et loue l’un des beaux Hôtels particuliers de la capitale, l’Hôtel de Hollande, vieille rue du Temple, paroisse Saint-Paul.
CHAMFORT 1740-1794
Nicolas Sébastien Roch, né à Chamfort, en Auvergne. Célère par son esprit et sa beauté. Un Éloge de Molière lui a valu un prix de l’Académie-française. Il donnera à la Comédie-Française, en 1777, une tragédie, Mustapha et Zélangire.
Gouges 1755-1793
Marie Olympe de Gouges est une curieuse figure de la moitié du XVIII°. Elle apparaît comme une des premières féministes. Sa pièce, Molière chez Ninon, ayant été refusée à la Comédie- Française , à la suite d’une lecture particulièrement animée, elle entreprit de conter ses déboires dans un factum intitulé : Les Comédiens démasqués ou Mme de Gouges ruinée par la Comédie. Bien que cette lecture soit postérieure à la création de la Société des £Auteurs, nous nous y sommes référés en raison de son caractère théâtral. Sous la Révolution, Mme de Gouges se fera remarquer par ses prises de position en faveur du duc d’Orléans, ce qui lui vaudra d’être exécutée le 4 novembre 1794.
GUDIN DE LA BRENELLERIE 1738 -1812
Fils d’horloger. Ayant fait le pèlerinage de Ferney, Voltaire le dissuada d’entrer dans la carrière des lettres ; en vain. A vingt-deux ans, il donna à la Comédie-Française sa première tragédie, Clytemnestre, mais elle ne fut pas représentée, en raison du départ de Mlle Clairon. Sa deuxième tragédie, Lothaire et Valrade, fut condamnée aux flammes par l’inquisition romaine. Philosophe, il était cependant admirateur de Louis XV qu’il célébra dans Aux Mânes de Louis XV. Il fut l’ami intime de Beaumarchais et son caissier.
LA HARPE 1739-1803
L’un des auteurs les plus moqués du XVIII° siècle. Célèbre par son mauvais caractère et sa prétention comme en témoigne cette épigramme :
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« Si vous voulez faire bientôt
Une fortune immense autant que légitime, Il vous faut acheter La Harpe ce qu’il vaut Et le vendre ce qu’il s’estime.
Il se fit connaître par une tragédie : Warwick. Sa culture était profonde, il affectionnait les auteurs latins. Ne brillant pas par la bienveillance, il disait de Sedaine, son confère, ancien tailleur de pierres : « Je ne sais s’il est en état de bâtir une maison, mais je suis sûr qu’il est incapable de construire une phrase. » Son Mémoire pour la suppression des critiques dramatiques figure dans les archives de la Comédie-Française.
LONVAY DE LA SAUSSAYE
Auteur sur lequel on ne sait rien, sinon qu’il fit représenter La Journée Lacédémonienne, ou Alcidonis, le samedi 13 mars 1773. (Molé interprétait le rôle d’Alcidonis.) Ses démêlés avec les comédiens sont authentiques. Il publia un Mémoire contre eux. Selon les registres de la Comédie-Française, l’affaire fut évoquée au Conseil du roi, le 24 juillet 1773. Le déni de justice dont il fut victime suscité l’indignation de Beaumarchais.
SAURIN 1706-1781
Parisien, fils d’un membre de l’Académie des Sciences. Avocat au Parlement, il quitta le barreau pour se consacrer à l’art dramatique. Il est l’auteur de plusieurs tragédies : Spartacus, Blanche et Guiscard, mais aussi de comédies comme L’Anglomane, pièce charmante qui tourne en dérision les gens du monde aveuglément entichés de la mode anglaise (déjà !). De caractère emporté, il s’est adouci avec l’âge. Les papier de Beaumarchais contiennent sa lettre de démission du poste de commissaire des auteurs, pour cause de vieillesse.
COMEDIENS
DESESSARTS 1737-1793
Fils de Nicolas Déchanet, musicien à la cathédrale de Langres. Il fut d’abord procureur dans cette ville, puis comédien à Marseille, lorsqu’il fut appelé à la Comédie-Française en 1773, pour y remplacer Bonneval. Il avait de la bonhomie, de la gaieté mais aussi du mordant. Son embonpoint énorme lui valait bien des quolibets. Il sera l’interprète de Bartholo dans Le Barbier de Séville.
D’OLIGY (Mlle) 1746-1823
Née à Paris, elle était fille d’un joailler de la reine. Molé lui donna ses premières leçons de comédie. Elle fut reçue sociétaire à demi-part à la Comédie-Française, le 10 avril 1764. De stature moyenne, la taille élégante et bien prise, elle charmait davantage par la grâce de ses expressions que par sa beauté. En 1795 elle finira par épouser le marquis Dudoyer de Gastels,
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membre fondateur de la Société de Auteurs, qui éprouvait pour elle depuis des années une vive passion.
DUGAZON 1746-1809
Gpourgaud, dit Dugazon, est né à Marseille. Il joua d’abord en province avant d’entrer à la Comédie-Française grâce à l’influence de sa sœur, Mme Vestris. Il avait une propension à la charge et manquait de goût. Les rôles de franche caricature lui convenaient particulièrement. Il était capable de repartie. Dans les salons, il obtenait un certain succès en faisant rire au détriment d’une personne désignée à l’avance. Mlle Lefèvre, de la Comédie-Française, consentit à l’épouser parce qu’il la faisait rire. Elle se repentit vite de ce mariage en raison de la jalousie maladive de son mari. Exalté, il sera cause, avec quelques camarades, de la dislocation de la Comédie-Française.
MOLÉ 1734-1802
Son père était peintre et sculpteur. Il débuta le 7 octobre 1754 à la Comédie-Française, dans le rôle de Britannicus. Moins d’une année après sa réception il était à part entière. Il était excellent dans les rôles tragiques comme dans les rôles comiques. De caractère affable et enjoué se succès lui montèrent à la tête et le rendirent quelques peu fat. Pendant la R2volution, à la différence de nombre de ses camarades, il échappa à l’emprisonnement pour cause de « civisme. » Ce futur citoyen avait des manières d’homme de cour et les petits marquis prenaient modèle sur lui.
MONVEL
1745-1812
Fils d’un musicien ordinaire du roi de Pologne, nommé Boutet. Grâce à la protection du roi il obtint une éducation supérieure à celle des gens de sa condition. Il parut à la Comédie- Française pour la première fois le 28 avril 1770, dans le rôle d’Egiste de Mérope. Disgracié par la nature, il était petit, d’une maigreur pitoyable, avait un large front et le menton en galoche. Mais son jeu plein de feu transformait sa personne. Il fut un rival dangereux pour Molé, dans la comédie comme dans la tragédie. Le Kain lui reprochait de multiplier les gestes et de trop détailler les phrases. Auteur, il réussit dans tous les genres : le drame, Mathilde, l’opéra- comique, Blaise et Babet, la comédie héroïque, Les Amours de Bayard.
PREVILLE 1721-1799
Pierre-Louis Dubus, fils d’un marchand tapissier, fut élevé par les Pères Chartreux, qui le placèrent, à l’âge de dix-sept ans, chez un procureur au Châtelet. Il prit secrètement des leçons de comédie et partit jouer dans les troupes de province, sous le nom de Préville. Vite célèbre, il fut appelé en 1753 à la Comédie-Française pour y remplacer Arnould Poisson. Sa réputation ne cessa de croître. Il sera Figaro dans Le Barbier de Séville. Sa diction était exemplaire.
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Honnête, bon, mari exemplaire, ami de Beaumarchais, il ne s’associera aux mauvais procédés de ses camarades envers le auteurs, que par esprit de solidarité avec eux.
SAINVAL (aînée) 1743-1830
Sa mère avait été attachée à la reine Marie Lesczinska. D’une intelligence précoce, elle reçut une excellent éducation. Ayant commencé à jouer la tragédie à Lyon, elle fut appelée à Paris, à la Comédie-Française, afin de remplacer Mlle Clairon. D’une extrême laideur, elle hérité des quelques rôles qu’avait conservés Mlle Dumesnil jusqu’à sa retraite. Sa querelle avec Mme Vestris faillit provoquer l’éclatement de la Comédie-Française. Moins heureuse que sa rivale, son jeu se distinguait toute fois par de transitions inattendues qui poquaient l’enthousiasme et faisaient oublier « les disgrâces de sa figure et de son organe. Voltaire la trouva supérieur, comme tragédienne, à Mlle Dumesnil. Elle avait une sœur, Mlle Saint-Val cadette, qui demeura à la Comédie quand son aînée en fut chassée.
AUTRES
CHAMAPAGNE
Nom véridique d’un domestique de Beaumarchais.
GERBIER 1725-1788
Fils d’un avocat de Rennes, il fut avec Target, l’avocat le plus célèbre de son temps. Il a été mêlé aux affaires les plus connues d’alors ; dont le procès des frères Lionci contre les pères jésuites, qui eut un retentissement inouï. Il préside le conseil de la Comédie qui comprend en outre Me Jabineau de la Voute, un avocat au conseil, Brunet, un notaire, Mme Boutet successeur de Me Trutat, un Procureur au Parlement, M. Formé, et un Procureur au Châtelet, M. Yvon. Pour des raisons évidentes de distribution, i l n’a pas été possible de les retenir tous. De même, les réunions contradictoires n’eurent jamais lieu à la Comédie, mais chez Me Gerbier et chez le Maréchal de Richelieu. Un peu plus grand que la moyenne, Me Gerbier a le nez aquilin, la bouche agréable, une physionomie vive et mobile. Il joue avec un art consommé de son organe à la fois, sonore, enchanteur et flexible. Son principal ami n’est autre que Suard, homme de lettres et censeur, et ce n’est peut-être pas un hasard si la préface calomnieuse de Nadir a été autorisée par ce censeur.
GODEVILLE
Née Marie-Madeleine de La Touche, Mme de Godeville était d’une grande beauté. Aventurière, elle eut maille à partir avec la police. Les Mémoires secrets la présentent comme « une femme perdue d’honneur et de débauche ». Elle éprouva pour Beaumarchais, dont elle fit, semble-t-il, la connaissance en Angleterre, une vive passion. Mais elle ne cessa de couvrir de sarcasmes son amant qui, dévoré d’affaires, ne pouvait lui consacrer que de brefs instants. « Conservez-moi des bontés furtives » lui écrivit-il. Les lettres que Beaumarchais lui adessa de 1777 à 1779 ont été partiellement conservées. Il est parfaitement exact que Gudin, poursuivi
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pour outrage à magistrat, se réfugia en l’enclos du Temple, où il retrouva la Godeville qui avait fui ses créanciers.
RICHELIEU 1696-1788
Ce grand seigneur, l’une des figures les plus célèbres du XVIII° siècle, aura traversé trois règnes et se sera marié trois fois. On ne peut plus libertin, libertin, n’hésitant pas à détourner de leur objet des contributions de guerres, se faisant verser des pots de vin grands comme des foudres, lors de la construction du théâtre de Borde aux, homme de cour jusqu’au bout des ongles, ayant de la repartie – sans orthographe – il sait, à l’occasion, se comporter en grand capitaine et aire preuve d’un réel sens politique. Doté d’une sexualité peu commune, il aura des maîtresses jusqu’à sa mort. Avec les trois autres gentilshommes de la Chambre, il assure la haute administration de la Comédie-Française et du Théâtre-Italien. Dans l’affaire des auteurs, il œuvre surtout aux côtés du maréchal de Duras qui, lui, est un maréchal d’opérette. Ne pouvant multiplier le rôles à l’infini, j’ai été contraint d’attribuer au maréchal de Richelieu certains faits et gestes du maréchal de Duras. L’obligation faite aux comédiens de se ranger par ordre d’ancienneté, en sa présence, a été imposée par le maréchal de Duras, comme en témoignent les registres de la Comédie. De même, Duras fut l’amant de Mme Vestris et cause de l’exil de Mlle Sainval aînée. Maris Richelieu en procès, demanda effectivement à Beaumarchais de lui composer des mémoire ; il lui imposa la signature d’une déclaration destinée à engager sa responsabilité, en cas de mensonge. Cette scène du troisième acte est conforme à celle qui s’est déroulée.
-THERESE 1751-1816
Beaumarchais se maria trois fois : la première, avec une veuve, Mme Francquet, en 1756, la seconde avec Mme Lévesque, en 1768, la troisième avec Thérèse-Amélie Willermaula, en 1786, à l’église Saint-Paul. Dés 1777, Beuamarchais vit avec Thérèse, qu’il appelle sa « ménagère ». Elle représente déjà pour lui, l’épouse, et c’est avec les sentiments d’un époux infidèle qu’il rencontre Madame Godeville. Elle était ravissante, avec de longs cils, des yeuxvifs, de lèvres attirantes, des cheveux châtains. Elle était plutôt grande.
ACTE I
Scène 1 SAINVAL-VESTRIS
On entend tout de suite un brouhaha de dispute, Mlle Vestris entre rapidement, devant le rideau, suivie de Mlle Sainval
SAINVAL, dans le mouvement.
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Vous entendrez quand même ce que j’ai à vous dire, Mademoiselle Vestris ! Épargnez-vous au moins le ridicule de fuir.
VESTRIS s’arrête soudain
Et pourquoi fuirais-je, Mademoiselle Sainval ? Vous n’êtes tout de même pas laide à faire
peur !
SAINVAL, sourire froid
N’est-ce pas ? On s’y habitue très vite ! C’est exactement ce qu’un de vos anciens amants
s’est évertué à me démontrer pendant des heures ! VESTRIS
Vraiment ? Quand cela ?
Cette nuit même !
La nuit, vous savez… Est-ce tout ce que vous aviez à me dire ?
SAINVAL
Non. J’avais encore à vous dire que vous êtes une voleuse !
VESTRIS, brusque colère
Vous répèteriez ce mot devant témoins ?
SAINVAL
J’aimerais pouvoir le répéter devant de juges ! Le rôle d’Arsenie dans Menzikoff me revenait de droit et vous me l’avez volé.
VESTRIS
ON me l’a donné ! Ce n’est pas moi qui distribue les rôles dans cette maison !
SAINVAL
Pas officiellement, non, mais cela revient au même ! Qui, à la Comédie-Française, oserait
s’opposer à la belle Vestris ?
VESTRIS
Beaucoup plus de gens que vous ne croyez ! Vous, par exemple ! Quelle querelle venez-vous
encore me chercher ? Si vous avez vraiment envie d’arracher les yeux de quelqu’un dans cette affaire, allez donc arracher ceux de l’auteur ! Il m’a semblé qu’il manifestait beaucoup plus de plaisir que de déplaisir à l’idée que j’allais jouer sa pièce.
SAINVAL
Il la destinait à la seule publication ! C’est moi qui l’ai détourné de ce projet et qui l’ai
conduit à l’apporter à la Comédie-Française ! Osez dire encore maintenant que je n’ai aucun droit sur le rôle !
VESTRIS
SAINVAL
VESTRIS, bref haussement d’épaules
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Un droit d’entremetteuse, peut-^tre, mais pas de comédienne ! Voulez-vous que nous soumettions nos deux points de vue à nos camarades comédiens ? Ils choisiront !
SAINVAL
Ils choisiront le vôtre ! Vous êtes la grande Vestris, je ne suis que la petite Sainval !
VESTRIS
Alors faisons appel au maréchal de Richelieu ! Il est le protecteur et en quelque sorte le
régent de la Comédie !
SAINVAL
Le duc de Richelieu a toutes les raisons du monde, plus une, d’être pendu à vos lèvres plutôt
qu’aux miennes !
VESTRIS, souriant
Dans ces conditions je ne vois pas d’autre conseil à vous donner que de prendre votre mal
en patience ! Attendez que nous soyons devenue, vous la grande Sainval et moi la vieille Vestris !
SAINVAL
Décidément l’injustice et la méchanceté auront été de loin vos deux meilleur rôles ! Profitez-
en ! Peut-être y-a-t-il actuellement dans Paris un homme de cœur qui fera rendre gorge aux quarante voleurs de cette caverne !
VESTRIS
D’abord nous ne sommes que vingt-trois ! Et puis cette « caverne » est aussi bien votre
maison que la mienne ! Ne salissez pas l’assiette dans laquelle vous mangez !
SAINVAL
Dans la quelle je mangue quoi ? Vos restes ! ce que vous voulez bien me laisser de rôles et
d’argent ! Vous me traitez comme on ne traite pas les auteurs ! VESTRIS, riant
Ah ! les auteurs…
SAINVAL
Oui, ces auteurs que nous jouons aussi bien et mieux encore en coulisses qu’en scène !
Nous leur donnons la gloire !
Mais pas leur argent !
Nous ne faisons qu’appliquer nos règlements !
VESTRIS SAINVAL VESTRIS
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SAINVAL
Que nous avons faits nous-mêmes.
VESTRIS Plaignez-vous, ils vous permettent de rouler carrosse !
SAINVAL Je souhaite, un jour, vous voir aller à pied !
VESTRIS
Qui m’y obligerait ? Les auteurs ?
SAINVAL
A force de tondre les moutons trop près on les écorche, Mademoiselle Vestris, et après, ils
mordent !
VESTRIS
Ils font semblant ! La Comédie n’a rien à redouter des auteurs. Depuis un siècle, nous avons
fait d’eux ce que nous avons voulu.
SAINVAL
Il suffirait qu’ils se trouvent un chef, un homme qui ait les épaules assez larges pour ébranler
les colonnes pourries de ce Temple !
VESTRIS Par ma foi, vous avez l’air de le souhaiter !
SAINVAL
De toute mes forces ! Vous y perdrez cent fois plus que moi et au moins c’en sera fini de
votre règle !
VESTRIS
Vous n’aurez pas cette joie. L’homme que vous cherchez n’est pas de ce monde ! A moins
que ce ne soit une femme ! Mme de Gouge donne lecture de sa pièce Molière cher Ninon. Nous nous disposons à la fêter. Venez me dire si c’est à elle que vous pensez.
SAINVAL Non. Je dois me rendre chez mon médecin.
Scène 2
SAINVAL – VESTRIS – LONVAY DE LA SAUSSAYE
LONVAY
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10 Mesdames. Madame Vestris, puis-je rencontrer votre frère, Monsieur Dugazon ? Il doit me
remettre ma part d’auteur sur les représentations d’Alcidonis.
VESTRIS
Mais certainement, Monsieur Lonvay de la Saussaye. Il vous recevra sitôt la lecture fi nie.
Entrez et patientez dans l’antichambre.
LONVAY
J’ai tout mon temps. Ah ! vous brillez de trop de feu : beauté, bijoux, talents. Sur scène, j’eusse aimé vous voir sans bijoux. La vérité historique, Madame Vestris, la vertu d’économie… vous
ne m’avez pas obéi. L’action était à Sparte. Vous l’avez placée à Babylone !
VESTRIS
De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez connu le succès.
En or, à ce qu’on m’a dit.
LONVAY
Il sort
Scène 3 SAINVAL -VESTRIS
SAINVAL
Votre dernier mouton ?
VESTRIS
Prêt à mordre, comme vous voyez. Prenez des forces chez votre médecin, et soyez de retour
pour le sacrifice.
Vous n’avez pas le droit !
J’ai tous les droits car j’ai tous les pouvoirs !
Scène 4
OLYMPE DE GOUGES – DUGAZON – MOLÉ – VESTRIS – DESESSARTS – MONVEL – D’OLIGNY
SAINVAL
VESTRIS
elles sortent chacune du côté opposé.
Le rideau se lève sur le foyer de la Comédie- Française Les entrées se font par les côtés ainsi que par une porte centrale que les acteurs s’ingénient en vain à fermer. Ils font cercle autour de Mme de Gouges qui lit sa pièce. Le
semainier est installé à une table.
OLYMPE DE GOUGES
Ninon. « Monsieur, je ne veux point être leur mère dans le monde…
VESTRIS, à part
Ni dans l’autre…
OLYMPE DE GOUGES Molière. « Rapportez-vous-en, Monsieur, à sa pénétration. »
Répétez !
A sa pénétration…
Madame. Pénétration manque à la décence !
DESESSARTS OLYMPE DE GOUGES DUGZON
OLYMPE DE GOUGES, troublée
M. de Châteauroux. « Eh bien, soit, il faut faire ce que vous voulez, adorable Ninon. »
DUGAZON
Avec la pénétration ?
OLYMPE DE GOUGES, au bord de l’évanouissement Molière. « Elle vient de faire le bonheur de ses enfants. »
VESTRIS, à part
Et le nôtre !
remettent par écrit leurs observations au semainier, Dugazon
Quand le comédiens réalisent que la pièce est finie, ils applaudissent. Puis ils
DUGAZON, sourire ambigu Madame, nous avons pris à vous entendre le plus grand déplaisir.
D’OLIGNY
Il faut être femme pour peindre le cœur de Ninon avec autant de délicatesse.
C’est d’un insoutenable talent !
DESESSARTS MOLÉ
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On trouve dans votre pièce, Madame, toutes le qualités de l’auteur. Je ne puis demeurer plu
longtemps. Je suis attendu. Mais au moins vous dois-je un rare plaisir. bas
Vous avez ma voix et… ce n’est qu’un commencement.
Olympe de Gouge sourit ; elle reprend confiance.
PREVILLE, dans le sillage de Molé qui sort
Molé, toujours aussi bien en cour !
DUGAZON, solennel
En tant que semainier je vais procéder à la lecture des bulletins de vote.
Premier bulletin : « Cet ouvrage est charmant ; il fait honneur au cœur, à l’âme et à l’esprit de l’auteur. Je le reçois. »
Je reconnais là
Second bulletin : « Cet ouvrage retrancher… »
Toute la pièce !
« Je reçois à correction. Troisième bulletin.
OLYMPE DE GOUGES
le bon ton
DUGAZON
est rempli de mérites ; mais il y
D’OLIGNY, à part
de Molé. a des longueurs à
DUGAZON
mine un peu dépitée d’Olympe
gardant avec son sérieux
« J’aime les jolies femmes ; je les aime encore plus quand elles sont galantes ; mais je n’aime
à les voir que chez elles, et non sur le théâtre. Je refuse cette pièce. »
les Comédiens reconnaissant dans Dugazon l’auteur du billet
OLYMPE DE GOUGES Quel front ! Manquer ainsi d’égard à mon sexe !
DUGAZON
Quatrième bulletin : « O lecteur ! O lecteur ! je vous demande de la patience pour entendre ceci de sang-froid. L’auteur a pis vingt-neuf acteurs, tandis qu’il n’y en a que vingt-trois à la
Comédie ; ainsi je ne puis recevoir cette pièce… »
OLYMPE DE GOUGES
En doublant certains rôles on verra que l’on peut jouer cette pièce avec quinze ou seize.
DUGAZON
Cinquième bulletin : « Cette pièce est sans goût, sans talent ; je suis indigné de voir que l’auteur ait pu s’oublier jusqu’à faire du grand Molière le confident des amours de Ninon. Si
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j’ai un conseil à lui donner, c’est de renoncer à cette pièce et de ne la montrer à personne, car je la refuse. »
OLYMPE DE GOUGES, état de crispation nerveuse
Le misérable !
DUGAZON
Sixième bulletin : « Voici une pièce dont on ne voudrait pas à la Foire… »
OLYMPES DE GOUGES, éclatant
Non ! Il suffit ! Je ne resterai pas un instant de plus en ce lieu ! Je suis dans un tripot ! ricanant
Un tripot comique !
Madame, vous avez des procédés…
DUGAZON
OLYMPE DE GOUGES
Je connais assez la valeur des procédés pour croire pouvoir me dispenser les apprendre de
vous.
elle sort côté cour
VESTRIS, criant après elle
Allez, Madame, si vous avez du talent, vous nous reviendrez.
elle entre dans les coulisses pour revenir peu après
Mes chers camarades, quelle journée ! Devinez qui attend ? Monsieur Lonvay de la Saussaye.
DUGAZON
Ah ! je l’avais oublié celui-là ! Laissez-nous seuls !
les Comédiens s’éclipsent. Mme Vestris et Mlle d’Oligny,
hilares, prennent position derrière la porte du fond qu’elles entrebâillent.
Scène 5
DUGAZON – LONVAY DE LA SAUSSAYE
DUGAZON, va chercher l’auteur, revient avec lui, la mine Monsieur Lonvay de la Saussaye… enfin… quel plaisir !
LONVAY
Tout le plaisir est pour moi.
DUGAZON
La vie de semainier est impossible ! Non seulement je répète, je joue comme mes camarades,
mais encore j’administre la Comédie chaque trois semaines.
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épanouie.
Comme je vous plains ! table
Voyons votre affaire… Al…ci… do… nis.
Un spectacle admirable… dans des décors… de costumes !
Invraisemblable à force d’être précieux !
LONAY, agacé DUGAZON
Ah ! Nous ne nous sommes pas moqués de vous ! Alcidonis, voici. LONVAY, l’air de n’y pas toucher
Cela fait-il beaucoup d’argent ?
DUGAZON, faussement triste J’ai l’âme percée de vous l’annoncer, beaucoup.
Tant mieux !
Hélas…
Ce n’est que justice !
Ravi de vous l’entendre dire… 201 livres, 8 sous, 6 deniers… et 3 pites.
Seulement ?
201 livres que vous devez à la Comédie. Que je… quoi.. quoi ?
LONVAY, incrédule DUGAZON, pesant ses mots
LONVAY, abasourdi
LONVAY
DUGAZON, ouvrant le registre des comptes, sur la
vivement
LONVAY, respirant profondément DUGAZON
LONVAY
DUGAZON, plissant de l’œil
DUGAZON, détaché Que vous devez à la Comédie.
LONVAY
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Je crains de ne pas comprendre…
Oui.
Après déduction des frais ordinaires…
Oui.
… et extraordinaires…
… Extraordinaires… extraordinaires ?
LONVAY DUGAZON LONVAY DUGAZON LONVAY
DUGAZON
DUGAZON, plein de bonne volonté Vos droits sont bien calculés sur la recette nette…
Tenez, d’après le mémoire que voici, vous pouvez constater que les frais de tous ordres, en
particulier de galons… Galons…
… de broderies…
… broderie…
LONVAY DUGAZON LONVAY DUGAZON
… de fourniture de décors, de marbre, de rubis et autres pierreries… LONVAY, frappé de stupeur
… et autres pierreries…
DUGAZON
… l’ont emporté sur la recette. Sur la différence, vous nous devez votre part, 201 livres, six
deniers et trois pites.
LONVAY, explosant 201 livres, mais c’est énorme ! Au voleur !
DUGAZON
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Monsieur, calmez-vous…
LONVAY
Avec 12.000 livres de recettes, la Comédie me demande de lui payer lus de 200 livres ! 200
livres que je n’ai pas ! Mais ce sont 1000 livres que je devrais recevoir !
DUGAZON
Monsieur, laissez-moi achever ! La Comédie, pénétrée de vos talents, vous fait grâce de cette
somme.
LONVAY
Elle me fait grâce… je m’étrangle ! Peut-on pousser la fourberie plus loin ! énergique
Il y a des lois, Monsieur ! Il y a une justice ! Je me charge de le rappeler à la Comédie ! De ce pas je m’en vais saisir le Parlement !
DUGAZON, ironique
Nous avons assez de crédit pur faire évoquer l’affaire au Conseil du roi ; elle y rentera dix ans
accrochée !
Alors j’en appellerai à l’opinion !
L’opinion n’ a pas de nom, Monsieur.
Elle en a un : Beaumarchais !
LONVAY
DUGAZON, haussant les épaules
LONVAY
DUGAZON, un instant interdit, puis souriant
Il est notre mai et vous le haïssez. Il vous lait vous passez sur le corps avec son Barbier de
Séville.
LONVAY, décidé
L’incident est clos. Beaumarchais ne supporte pas une grave injustice. Si je vais le voir, il me
recevra, et je préfère une petite humiliations à une grande !
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Il sort
Scène 6
DUGAZON -VESTRIS – SAINVAL
La porte centrale s’ouvra d’un coup laissant échapper riant aux éclats, Mme Vestris et Mlle d’Oligny qui pirouettent au milieu de la scène.
VESTREIS, à Dugazon, l’air mi- plaisant, mi- courroucé
J’avais commandé que l’on ne mît ni or ni argent dans tout ce qui appartenait au spectacle !
D’OLIGNY
J’avais expressément recommandé, par écrit, que l’on se servît de la décoration ordinaire des
scènes villageoises !
VESTRIS
L’action était à Sparte, vous l’avez placée à Babylone !… Oh ! mon amie, d’où vous est venue
cette bague ?
D’OLIGNY
Mais je vous vois des boucles d’oreille pour la première fois. Et cette agrafe en rubis, garnie
de perles fines, d’une belle eau…
VESTRIS Le tout fort net, sans paille ni gain de sable…
Quel généreux mécène ?…
Quel galant empressé ?… Monsieur Lonvay de la Saussaye !
D’OLIGNY VESTRIS VESTRIS D’OLIGNY
Scène 7
LES MEMES – DESESSARTS
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DESESSARTS Plus le mot, voici Monsieur le maréchal de Richelieu.
DUGAZON, à Vestris et d’Oligny
Parlez-lui des poursuites de Lonvay de la Saussaye. Nous sommes allés peut-^tre un peu loin.
VESTRIS Tranquillise-toi, mon frère. J’assumerai mes responsabilités.
à d’Oligny
Quoi ! vous m’abandonnez ?
D’OLIGNY Je n’écouterai pas les sornettes antiques du maréchal.
VESTRIS
Écouter ? Ce n’est rien… avec moi, il a la parole… touchante.
Profère la Comédie !
Nous sommes tous derrière-vous.
DUGAZON DESESSARTS – D’OLIGNY VESTRIS
Je suis seule devant.
qu’ils entrebâillent afin de ne rien perdre de la scène
Votre servante, Monseigneur.
Desessarts, d’Oligny, Dugazon sortent par la porte centrale
Scène 8 VESTRIS – RICHELIEU
RICHELIEU, entrant côté cour VESTRIS
18
RICHELIEU
Je gage que vous venez de faire une mauvaise action, vous êtes trop gaie.
VESTRIS
Gaie ? moi ? Monseigneur, votre vue seule m’arrache à la tristesse.
Qu’y-a-t-il qui vous afflige ?
Une déception qui me laisse sans voix. Sans quoi ?
Sans voix.
Qui vous déçoit ? Ce ne peut être moi ?
RICHELIEU VESTRIS RICHELIEU VESTRIS RICHELIEU
VESTRIS RICHELIEU
VESTRIS
Non, un auteur.
Lequel ?
Ses talons sont trop hauts d’un demi-pouce. Il frise le ton quand il parle. Il mange sûrement
des pommes crues le soir, et prend des lavements aussi crus le matin. C’est une tête à perruque.
RICHELIEU C’est Monsieur de La Harpe que vous me peignez là !
Marmontel ?
VESTRIS
Cela lui ressemble mais ce n’et pas lui.
RICHELIEU
VESTRIS
Je vois bien, monseigneur, que vous connaissez les auteurs. Prétention, suffisance, gaucherie,
c’est là leur air de famille. Non, l’auteur d’aujourd’hui se nomme Lonvay de la Saussaye. RICHELIEU
Et qu’a-t-il fait ? Il s’est plaint ! Vraiment ?
VESTRIS RICHELIEU, distrait
19
Quelle jolie main !
Quel bras !
VESTRIS
Nous nous sommes ruinés en bijoux, brocards, et pour toute réponse…
RICHELIEU
Quelle taille déliée !
VESTRIS, léger mouvement de pudeur Ah ! pour toute récompense, il nous traîne en Parlement.
RICHELIEU, malicieux Je vous voir venir.
regardant sa gorge Bon Dieu ! la belle chose ! L’ingrat !
Le butor !
VESTRIS, se dégageant
RICHELIEU
La chose est pressante… Venez dès ce soir, en mon hôtel… nous aviserons…
VESTRIS RICHELIEU
VESTRIS, résignée RICHELIEU
VESTRIS RICHELIEU
Ce soir ?
Sans faute, n’est-ce pas ?
En femme d’honneur.
Pas d’arrière-pensée ?
Pas plus que vous, je pense.
Je vous écouterai de toutes mes oreilles.
lui prenant la main.
VESTRIS
Nous avons dépensé sans compter, pour satisfaire à sa gloire…
RICHELIEU, pressant
20
Alor, c’est arrangé ?
D’OLIGNY, chuchotant VESTRIS, dans un soupir
Scène 9
VESTRIS – RICHELIEU – D’OLIGNY – DESESSARTS – DUGAZON
Attention, le maréchal a l’oreille basse !
Et vous, le verbe haut.
Il est l’heure du Comité. Voulez-vous appeler vos camarades ?
DESESSARTS, à part D’OLIGNY
RICHELIEU
Vestris va à la
porte
centrale.
Ah ! mon amie, voilà une nuit qui va me rendre malheureuse pour longtemps.
RICHELIEU
Mais c’est Mademoiselle d’Oligny que j’aperçois, et monsieur Dugazon, le semainier.
DUGAZON Je suis à votre disposition, monsieur le maréchal.
RICHELIEU
Mes compliments sur votre sœur ; elle et moi nous nous entendons très bien pour veiller à la
renommée de
cette
maison.
21
C’est là toute la société ?
Scène 10
LES MÊMES – PREVILLE – MONVEL
RICHELIEU PREVILLE
Nombre de nos camarades sont retenus par le service de la Cour. Les autres sont souffrants. RICHELIEU, air malin
Et mademoiselle Sainval ?
Quand elle n’est pas chez son médecin, elle y va ou s’en revient.
Scène 11
LES MEMES – SAINVAL
SAINVAL Pardonnez mon retard. Je reviens de chez mon médecin.
Rien de
grave, j’espère.
VESTRIS
RICHELIEU
SAINVAL
Rien. Avec un peu de justice, quelques bontés, tout devrait se réparer.
RICHELIEU, finement
Le difficile sera de trouver l’apothicaire… Me amis, je vous laisse à vos travaux. Nous recevons
à l’Académie un auteur sérieux qui va nous faire beaucoup rire. VESTRIS
Monsieur de la Harpe.
RICHELIEU, complice
Parce qu’on ne peut rien vous cacher, j’ai décidé de tous vous montrer… Il n’y a guère qu’une place pur traverser entre la Comédie et l’Académie. Peut-être serai-je parmi vous avant que vous ne leviez la toile.
Monseigneur.
TOUS
Scène 12
LES MEMES SANS RICHELIEU
22
MONVEL
Je demande que, désormais, l’on ne reçoive plus de tragédie de Monsieur de la Harpe s’il n’y
a quatre bons vers au moins à chaque acte. VESTRIS
Vous lui fermez la carrière dramatique.
DESESSARTS
Venons-en aux choses sérieuses. Comment se portent nos recettes ?
DUGAZON
Elles sont grosses du Barbier de Séville. Le public se presse à nos guichets. Pas une petite loge
qui ne soit louée.
DESESSARTS
Sur ce chapitre, c’est cent pour cent de bénéfices puisque nous en avons exclu messieurs les
auteurs.
D’OLIGNY
Le bénéfice reste entier sur les autres. Monsieur de Beaumarchais m’a confessé qu’il ne voulait pas un sou pur lui.
PREVILLE, à d’Oligny D’amour mourir, belle Rosine, vos beaux yeux me font.
DESESSARTS
En écrivant, il se délasse, et de ses pièces il nous fait grâce.
DUGAZON
Après Eugénie et Les deux Amis, il nous abandonnera bien son Barbier.
PREVILLE
C’est le meilleur médecin contre l’ennui. Méfiez-vous du lion qui rit.
Sa pièce est attendue comme l’enfant Jésus !
DESESSARTS
Nous voici riches ! A combien monte la valeur de nos parts ?
DUGAZON Pour qui est à part entière, à 20.000 livres.
VESTRIS
VESTRIS, regardant Sainval SAINVAL
23
20.000 livres ! Je double mes rentrées, je triplerai mes dettes !
PREVILLE
Mes chers camarades, le moment me paraît choisi pour parler es ouvreuses. Nous les avons un peu oubliées… Depuis 85 ans, à ce qu’elles m’ont dit, leurs gages sont restés à 250 livres par an. Or, tout n’a cessé d’augmenter…
DESESSARTS
Quel rapport à cela ?
PREVILLE
Avec 20.000 livres, nous sommes contents ; avec 300 livres,
Elles seraient satisfaites. De l’aisance nous passons à la fortune, de la misère elles ne seraient plus que dans la gêne.
DUGAZON
C’est oublier nos frais. Ils augmentent dans des proportions alarmantes. Quand ce ne serait
que la cire qui est augmentée de 4 sous la livre ! DESESSARTS
Quatre sous !
Mettons aux voix.
Riches pour une fois, nous n’allons pas retomber dans l’aisance.
DESESSARTS
Passe pour la cire, contre laquelle nous ne pouvons rien, mais les ouvreuses feront comme
nous ; elles attendront des jours meilleurs. DUGAZON
Préville ?
Je m’en rapporte à vous.
Bien.
Demande rejetée à l’unanimité. Affaire suivante.
MONVEL
MONVEL D’OLIGNY
z DUGAZON
écrivant
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Lors du centenaire de sa mort, nous avions envisagé de commander à Caffieri, une buste de Molière.
DESESSARTS Nous y avions renoncé en raison de la dépense.
PREVILLE
Sedaine m’a écrit à ce sujet. Il est prêt à abandonner ses droits d’auteur lors de la reprise de
La Gageure imprévue, comme contribution à la dépense du buste. DUGAZON
Bravo ! Que Messieurs les auteurs paient !
VESTRIS
Depuis cent ans qu’ils pillent Molière, c’est bien le moins qu’ils lui rendent hommage.
D’OLIGNY
Pour nous, nous le jouons. Pouvons-nous faire davantage ?
DESESSARTS Affaire Lonvay de la Saussaye. Quelles nouvelles ?
SAINVAL
A trop abreuver les auteurs dégoûts, ils pourraient renoncer à écrie de nouvelles pièces.
VESTRIS
Pour que leur pauvre nom apparaisse sur l’affiche, ils sont prêts à tout.
SAINVAL
Moonsieur Lonvay de la Saussaye ne semble pas s’en contenter>.
D’OLIGNY
Ne soyez pas inquiète. Nos intérêts sont entre les mains de Madame Vestris. Elle s’en occupe
dès ce soir. Mais elle joue !
MONVEL
VESTRIS
Une brusque raideur dans la nuque m’indispose… Je suis trop heureuse de céder la place à
Mademoiselle Sainval aînée.
SAINVAL
Mais nous jouons dans deux heures. Je ne suis pas prête !
Mais si, mais si.
VESTRIS
25
SAINVAL
Quand vous me laissez paraître, c’est toujours au moment de lever la toile. Ne pouvant revoir
mon texte, mon jeu s’en ressent.
Je ne vois pas la différence, je vous jure.
VESTRIS, sourire tranquille
SAINVAL, explosant
Vous réunissez plus de cent rôles de reines et de princesses, toutes jeunes et belles ; je n’en
ai que vingt, de femmes laides !
A chacune son emploi.
Je ne puis supporter plus longtemps te vexations !
VESTRIS, sourire tranquille
SAINVAL
Elle sort avec précipitation.
Scène 13
LES MEMES sans SAINVAL
VESTRIS
Comme il est difficile de faire le bien… Je jouerai donc ce soir… deux fois.
DESESSARTS, à part Au mépris des usages, la comédie suivra la tragédie…
DUGAZON
Allons, ma sœur, un peu de tenue ! Nous devons veiller à notre considération.
PREVILLE
La publicité de nos désordres l’emporte de beaucoup sur celle de nos actions vertueuses.
MONVEL
La demoiselle Raucourt est hors d’état de paraître avec décence en public.
DESESSARTS, goguenard Sa ceinture, d’un coup, et devenue trop courte…
D’OLIGNY
Que disent nos règlements dans ce cas ? C’est toujours bon à savoir…
26
DUGAZON
Ils portant que les demoiselles qui se trouvent grosses, seront privées de leur part, six
semaines avant l’accouchement et six semaines après.
DESESSARTS
Monsieur le semainier, prévenez le caissier au sujet de Mlle Raucourt.
DUGAZON
Pour protéger notre réputation je prose que, désormais, nous chassions purement et
simplement les femmes enceintes.
VESTRIS
Mon frère, les arts n’aiment point la gêne et les menaces.
D’OLIGNY
Une femme sans cesse obligée de veiller sur son cœur et ses sens, et à en réprimer tous les mouvements, éteindrait bientôt en elle ce feu sacré qui provoque sur scène l’abandon et le
délire des passions.
DUGAZON, brusquement
Mes camarades, il est quatre heures un quart. Le public va bientôt envahir le foyer. Voici vos
jetons de présence.
VESTRIS
Celui d Mlle Sainval revient à la masse. Elle s’et enfuie avant l’heure.
DUGAZON
Exact. Je vous rappelle que sont mis à l’amende, Brizard, pour avoir manqué une répétition des Lois de Minos, Préville, pour être venu en retard à la répétition du Tuteur dupé, et … le sieur Dugazon pour avoir manqué sa réplique à la dernière répétition d’Alcidonis. Chacun verra
son compte débité d’une livre.
Ils sortent.
Seul reste Dugazon, à la table du semainier.
Scène 14 DUGAZON – CHAMFORT
DUGAZON, écrivant
27
Nous, Comédiens français ordinaires du roi…
à Chamfort qui entre
Monsieur de Chamfort.
CHAMFORT
Le secrétait du prince de Condé a l’honneur de saluer monsieur Dugazon.
DUGAZON
Vous venez encore assister à une pièce d’autrui. Pourquoi ne donnez-vous plus rien aqu
public ?
Parce que le public ne s’intéresse qu’aux succès qu’il n’estime pas.
Scène 15
LES MEMES – SEDAINE
SEDAINE
Alors, cette réception de Monsieur de La Harpe, vous qui y étiez ?
SAURIN
Monsieur de La Harpe est un homme sans façons. Il s’est reçu lui-même, a fait son propre éloge et s’est applaudi que nous soyons tous égaux, ce qui lui épargnera, désormais, de se
sentir supérieur…
Nous avons reçu une lettre.
va à Dugazon, et Chamfort à Sedaine. DUGAZON
CHAMFORT
28
SAURIN
Ce n’et pas par motif d’intérêt, Monsieur, que j’ai souhaité que L’Anglomane fut redonné.
Mon intention n’est point de profiter du droit de reprise… CHAMFORT
Vous parliez de l’Académie ?
SEDAINE
Oui, elle s’est enrichie d’un Immortel et d’un pré. Le pré fera plus d’heureux.
CHAMFORT J’ai lu la nouvelle dans L’Espion anglais :
Des favoris de la muse française Dangevillé tient le sort assuré ; Devant leur porte il a fait mettre un pré, Où désormais ils pourront paître à l’aise.
SAURIN
Je prie la Comédie de regarder l’ouvrage comme lui appartenant.
DUGAZON
Nous acceptons le sacrifice de vos droits d’auteur par pure complaisance. Pour vous être
agréable, nous ferons aller la pièce plus loin.
Scène 16
LES MEMES – LA HARPE
CHAMFORT, bas à Sedaine
SEDAINE Mon prestigieux collègue, vous avez été admirable !
LA HARPE, mine contrite
Quelle épreuve ! Comme dit Voltaire, notre maître à tous, « la littérature est le premier des
beaux-arts, mais elle est le dernier des métiers. »
Scène 17
LES MEMES – RICHELIEU
RICHELIEU
Les armes sont le premier. Je tiens mieux une épée qu’une plume. Pourtant, j’aime à me
retrouver parmi vous.
CHAMFORT
C’est que, Monseigneur, l’Académie est le temple de l’esprit avant d’être celui de
29
Monsieur de La Harpe.
l’orthographe.
Scène 18
LES MEMES – BEAUMARCHAIS – GUDIN
BEAUMARCHAIS, bas
Je leur destine deux cents canons qui partiront par les voies les plus prochaines.
Deux cent canons !
Tout doux !
Je ravale ma langue !
Tenez, voici Beaumarchais. On dit qu’il et un bourreau d’argent.
GUDIN BEAUMARCHAIS GUDIN
SEDAINE, bas
LA HARPE, bas
Vous ne le saviez pas ? En littérature, en affaires, il vit d’emprunts.
BEAUMARCHAIS, avenant
Comment se porte ma Rosine ?
DUGAZON Mademoiselle d’Oligny et toujours votre première amoureuse.
BEAUMARCHAIS
Et moi, je suis le plus cher de ses amis, et le vôtre. Je vous abandonne mon Barbier andalou à
condition qu’il rase le public de frais, sans l’écorcher !
RICHELIEU, bas
Il est inconséquent, léger, mais je le crois incapable d’une action malhonnête.
BEAUMARCHAIS
Cette noble assemblée e ferait-elle l’honneur de parler de moi ?
RICHELIEU
D’aucuns hésitent sur le nombre de filles que vous entretenez.
BEAUMARCHAIS
Les fille que j’entretiens depuis vint ans, Messieurs, sont vos humbles servantes. Elles étaient cinq, dont quatre sœurs et une nièce. Depuis plusieurs années, deux de ces filles entretenues
sont mortes, à mon grand regret. Je n’en entretiens plus que trois, deux soues et sa nièce.
RICHELIEU Tant de sagesse dans un homme comme vous ?
BEAUMARCHAIS
Oh ! J’ai poussé le scandale jusqu’à entretenir des hommes…
30
Eh ! Eh !
TOUS
BEAUMARCHAIS
Deux neveux, fort jeunes, assez jolis, et même le trop malheureux père qui a mis au monde
un aussi scandaleux entreteneur.
SAURIN Vos ennemis n’arrêtent pas là la liste de vos protégés.
BEAUMARCHAIS
J’entends partout que j’ai des ennemis ! Je les mets au pire ! Ce sont les plus méchants des
hommes.
Et pourquoi donc ?
LA HARPE
BEAUMARCHAIS
Jugez-en. Je passe ma vie au sein de ma famille dont je suis le père et le soutien. Je me délasse
de mes affaire avec les belles lettres, la belle musique et, parfois, je vous le concède, les belles femmes.
RICHELIEU Le dernier chapitre fait l’homme civilisé.
SEDAINE
Inconstant ! infidèle !
BEAUMARCHAIS L’inconstant est une changement d’état.
L’infidélité est une variété de plaisir.
Votre Barbier de Séville…
Est déjà si peu sage qu’à peine né je songe à le marier.
LA HARPE BEAUMARCHAIS CHAMFORT
Prenez le temps de rédiger le contrat.
Je suis atteint d’incontinence dramatique. Je me lève la nuit pour écrire des répliques !
BEAUMARCHAIS
31
Scène 19
LES MEMES – LA GODEVILLE
RICHELIEU
En fait de lettres, j’aime surtout celles de ma maîtresse !
BEAUMARCHAIS, regardant la Godeville
C’est que dans ses lettres, une maîtresse se déshabille à chaque ligne. En disant « Je t’aime »
à la première, elle ôte son épingle à la seconde, détache un ruban à la troisième, c asse tous ses cordons à la dixième et, sentant son amant impatient, jette la chemise au feu à la seconde page.
CHAMFORT
Les femmes n’ont de bon que ce qu’elles ont de meilleur.
SAURIN En vérité, Monsieur, vous êtes libertin !
BEAUMARCHAIS
Libertin ? Fort exactement je suis libertin : partisan de la liberté !
CHAMFORT
Vous parlez comme un Anglais.
BEAUMARCHAIS
Certes non. Ils nous méprisent et nous traitent d’esclaves, parce que nous obéissons volontairement. Je commence à croire que les gouvernements si vantés pour la liberté sont
bien plus ombrageux que le nôtres.
LA HARPE L’Amérique échappe aux Anglais en dépit de leur efforts.
Je vous croyais à Londres.
Je vous savais à Paris.
Il faut bien que je vous aime puisque je sens que je vous désire.
Vous avez mon amitié.
BEAUMARCHAIS, à part à La Godeville LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
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BEAUMARCHAIS
Seulement ! L’amitié et le commerce de esprits, l’amour le commerce des corps.
LA GODEVILLE Chut ! Sauvez ma réputation et la vôtre.
BEAUMARCHAIS
Quand on s’est fait une mauvaise réputation, que reste-t-il que d’en jouir.
rapproche du groupe principal.
CHAMFORT
La guerre est plus vivement allumées à Londres qu’à Boston.
BEAUMARHCAIS La fin de cette crise amènera la guerre avec les Français.
RICHELIEU Il nous faut d’abord rétablir notre marine.
LA GODEVILLE, bas à Beaumarchais
Cela se passera sans bruit ?
BEAUMARCHAIS Sans prêter à conséquence pour les autres…
Ils
sortent
On entend la cloche du spectacle. Beaumarchais se
33
RIDEAU
Scène 20
Le rideau se lève sur le somptueux cabinet de Beaumarchais, Hôtel de Hollande. Bureau,
divan, tapisserie, armoire. Au fond, une fenêtre. BEAUMARCHAIS – GUDIN
BEAUMARCHAIS Les 18.000 arobes de vin… je ne mélange pas les genres.
GUDIN
Font 142.941 réaux… vous avez tort.
BEAUMARCHAIS J’écris pour mon plaisir et mon plaisir n’a pas de prix.
GUDIN
Il en a un pour les comédiens qui l’empochent.
BEAUMARCHAIS
Je leur dois bine ça. Ils me jouent avec d’autant plus de flemme… Le 8.000 arobes d’huile…
GUDIN
78.000 réaux.
Voilà un bénéfice net de 25%… qui se permet ?
BEAUMARCHAIS
34
Pierre ! Julie !
Scène 21
LES MEMES – JULIE
JULIE BEAUMARCHAIS, l’embrassant
JULIE Je n’ai pas jeté un rire depuis que tu es parti.
Il y a mille ans que je ne t’ai vue ! Voulez-vous nous laisser.
Mais il est urgent…
BEAUMARCHAIS
BEAUMARCHAIS à Gudin
GUDIN
Une sœur aimée a tous les droits, même de nuire aux affaires de son frère chéri ! Gudin sort
Scène 22 BEAUMARCHAIS – JULIE
JULIE
A la bonne heure ! Et ce voyage ?
BEAUMARCHAIS
Embarqué à Boulogne par une vent u sud-ouest très violent, nous avons eu de tourmentes.
De ma vie je n’ai été si malade… j’ai cru périr. Je bois du vulnéraire.
JULIE
Tu es insatiable. Quelle carrière que la tienne, dans le bien et dans le mal !
BEAUMARCHAIS
Si le temps se mesure par les évènements qui le remplissent, j’ai vécu deux cents ans. Ce matin
mon cabinet n’a pas désempli… il y a encore vingt fâcheux qui attendent.
JULIE
Ils ne sont pas près d’entrer. Ton valet menace de mordre le premier qui bouge. Es-tu content
de lui ?
BEAUMARCHAIS
Comme de moi-même si j’étais paysan. Il m’enchante ! C’est Figaro jouant de la vielle. Pour
lui donner un air de légèreté, je l’ai nommé Champagne !
JULIE
Il parle Gascon.
Ah ! Quelle est sa dernière perle ?
JULIE
De la plus éclatante blancheur. « Si Mademoiselle reste pour le coucher, je lui mettrai les plus
beaux linceuls. »
Alors, tu ne restes sûrement pas. Hélas ! non.
Ne perdons pas une minute. Ouvre-moi ton cabinet… secret.
Gaie ?
BEAUMARCHAIS JULIE BEAUMARCHAIS JULIE BEAUMARCHAIS
Je te propose une chanson. JULIE
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Je ne sais pas en écrire d’autre. Mets-toi à la harpe. Voici l’air Prête ?
BEAUMARCHAIS
Prend une feuille sur le bureau Il chantonne
Marceline
Chacun sait la tendre mère, Dont il a reçu le jour ; Tout le reste est un mystère, C’est le secret de l’amour.
Figaro
Ce secret met en lumière Comment le fis d’un butor Vaut souvent son pesant d’or…
Par le sort de la naissance, L’un est roi l’autre berger ; Le hasard fit leur distance ; L’esprit seul peut tout changer. De vingt rois que l’on encense, Le trépas brise l’autel ;
Et Voltaire est immortel…
JULIE Et Voltaire est immortel ! Qu’est-ce que ceci ?
BEAUMARCHAIS Le Vaudeville du Mariage de Figaro. Ca te plaît ?
JULIE
Tu as comme cela des idées croustilleuses qui ne vont bien qu’à toi.
Seul ?
Ah ! Pierre tu causes mon malheur !
Moi qui t’aime ?
Monstre ! Je n’ai d’yeux que pour toi !
BEAUMARCHAIS JULIE
BEAUMARCHAIS JULIE
36
BEAUMARCHAIS
Eh ! eh ! que vont dire mes ennemis !
JULIE Moqueur ! je suis fille, là ! Et par ta faute !
BEAUMARCHAIS
Doux péché !
JULIE
Je suis folle ! Le plus beau, le plus intelligent des hommes, c’set on frère !
BEAUMARCHAIS Mon Dieu ! Il arrive tant de choses dans le monde !
JULIE
Gavatcho ! M’aimes-tu ?
BEAUMARCHAIS Eh ! plus qu’une sœur ; pas comme une maîtresse !
JULIE
Ah ! tu penses encore à cette Godeville ! Elle a déjà fait le bonheur de plus d’un !
BEAUMARCHAIS JULIE BEAUMARCHAIS
Elle fera le mien !
Dis-moi son roman ! Les yeux !
Petits, mais ils en valent de plus grands.
Ses cheveux ?
D’un blond argenté.
Son teint ?
De la plus éclatante blancheur. Le cou ?
JULIE BEAUMARCHAIS JULIE BEAUMARCHAIS JULIE
37
Fin et élancé.
Le pied ?
Le plus joli du monde.
La…
Les pommes du jardin des Hespérides !
BEAUMARCHAIS JULIE BEAUMARCHAIS JULIE BEAUMARCHAIS
JULIE Tu es le plus malin diable que je connaisse !
Scène 23
LES MEMES – CHAMPAGNE
On entend du brouhaha, la porte s’ouvre.
BEAUMARCHAIS Eh bien, Champagne, qui m’importune ?
CHAMPAGNE
Des auteurs dramatiques, Monsieur, il y en a quatre ou cinq. J’ai voulu les faire attendre, mais
ils commencent à se capricer.
Qui sont-ils ?
Monsieur Lonvay de la Saussaye, Sedaine, Surin, Chantefort et Madame Olympe de Bouge.
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BEAUMARCHAIS CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS
Il faudra, mon ami, que je te dégasconise. CHAMPAGNE
J’en aurai beaucoup de la joie.
BEAUMARCHAIS
Julie, vois combien de gens sont après moi, gens d’épée, gens de robe, gens d’affaires, gens
de lettres, gens d’Avignon, gens de nouvelles : cela ne finit pas. Baste ! place à la littérature.
JULIE
Adieu, Pierre. Quand pourrai-je te revoir ? Je me déplais au cœur en ton absence.
Elle sort avec Champagne
Scène 24
BEAUMARCHAIS -LONVAY DE LA SAUSSAYE – SAURIN – SEDAINE – CHAMFORT – OLYMPE DE
GOUGES
BEAUMARCHAIS
Messieurs, Madame, je suis devenu marchand de temps. Cette marchandise est précieuse,
j’en perds le moins que je puis.
OLYMPE DE GOIUGES Quelques instants de votre vie suffiront à changer la nôtre.
BEAUMARCHAIS
Asseyez-vous et dites-moi vos peines.
OLYMPE DE GOUGES
A la place des acteurs célèbres qui firent autrefois les délices de la Nation, nous n’avons plus
que des automates vains et présomptueux. CHAMFORT
Un fat sans intelligence, Dugazon.
Un pesant disséqueur de vers, un squelette parodiant les héros : Molé.
OLYMPE DE GOUGES
Un actrice absolument médiocre, mais protégée : Madame Vestris.
SEDAINE
Un gros ventriloque : Désessarts.
SAURIN
Ces comédiens ne se contentent pas de vous glacer l’âme par un jeu faux ; ils se sont érigés
en tribunal.
A leur gré ils ouvrent ou ferment la carrière dramatique.
LONVAY
OLYMPE DE GOUGES
39
LONVAY
Ils me demandaient mille livres, ils men ont réclamé deux cents ! La justice n’a pas prise sur eux. J’ai plaidé. Mon affaire est devant le Grand Conseil depuis des mois. Je n’entends plus
parler de rien.
CHAMFORT
Les pièces ont à qui les joue, non à qui le écrit ! La postérité du grand Corneille en est réduite
à mendier des secours !
OLYMPE DE GOUGE
Cette affaire présente différentes faces de ridicule et d’infamie. Accommodez-la ! Triomphez des répugnances du maréchal de Richelieu à notre égard ! Remettez les comédiens à leur vraie
place !
BEAUMARCHAIS
En France, il est très difficile de faire le bien et très aisé de faire le mal. La nation aime le théâtre, les productions littéraires, et elle ne ait rien pour les auteurs dramatiques et les autres
écrivains.
Vous l’y déciderez.
Pourquoi moi ? Le plus modeste des gens de lettres.
OLYMPE DE GOUGES BEAUMARCHAIS OLYMPE DE GOUGES
Eh ! qui ne voudrait être l’auteur du Barbier de Séville !
LONVAY
J’ai pleuré. Vous ferez rire. Un juge qui rit est à moitié conquis.
CHAMFORT
Figaro déjouera le ruses de Bartholo.
BEAUMARCHAIS
Je sors d’un labyrinthe d’affaires, j’entre dans une deuxième, vous me jetez dans un troisième.
Comment suffire à tout !
Mais je ne puis ignorer votre appel. Monsieur Lonvay de la Saussaye, il faut que vous ayez été singulièrement maltraité pour venir me prier de vous prêter main fort.
LONVAY
J’ai plus souffert des manières des comédiens que des vôtres. Faites que je me loue de votre
cœur !
Je me rends.
BEAUMARCHAIS, un temps
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A la bonne heure ! Bravo ! Comment vous y prendrez-vous ?
TOUS LONVAY
BEAUMARCHAIS
En douceur. Les comédiens sont mes amis. Vous le dirai-je ? Leurs faiblesses mêmes
m’attendrissent. Comment leur chercher querelle ?
LONVAY Demandez-leur vos droits, pour commencer.
BEAUMARCHAIS
Je comptais les leur abandonner. C’est ce qu’ils espèrent. Ils ont joué ma pièce avec un tel
entrain.
LONVAY Ils se sont moqués de moi aussi allègrement !
OLYMPE DE GOUGES
Et de moi !
SAURIN Je suis dégoûté de cette chère troupe royale.
De tous ces gens-là J’en ai jusque-là !
BEAUMARCHAIS
Soit ! Mes intérêts sont donc les vôtres, et je les défendrai. Je vais faire valoir mes droits sur le Barbier de Séville. La Comédie me doit un compte exact des frais et des profits. J’ai quelque
notion de calcul et de procédure… j’en ferai usage… à l’occasion.
Scène 25
LES MEMES – CHAMPAGNE
CHAMPAGNE
Monsieur, Monsieur Francy arrive des Amériques. Il veut vous rendre compte de sa mission
41
sur-le-champ.
BEAUMARCHAIS
Quand je devrais crever d’impolitesse, je vois mettre là un point final à notre entretien.
LONVAY Jusqu’au revoir, Monsieur. Rendez-moi mon honneur !
OLYMPES DE GOUGES Ouvrez-moi la carrière dramatique !
CHAMFORT
Vous voici à la tête d’une « insurgens » des auteurs dramatique contre le comédiens.
SEDAINE
Je vous salue et vous embrasse.
Si vous ne réussissez pas, nous pouvons renoncer hardiment à l’espérance d’une réforme.
Scène 25
BEAUMARCHAIS
La sensibilité m’expose à être perpétuellement tourmenté par l’infortune de mes amis.
Scène 26
BEAUMARHAIS – GUDIN DE LA BRENELLERIE Six mois plus tard, dans le cabinet de Beaumarchais
BEAUMARCHAIS
Je sens mon cœur tiraillé des deux parts en sens contraire. Thérèse vit sous mon toit et pourrait être ma femme, si je songeais jamais à me marier une troisième fois. La Godeville
triomphe de mes sens et je ne puis m’en passer…
GUDIN
Dites comme le philosophe : ici je suis garçon, là je suis marié.
BEAUMARCHAIS
Ah ! Gudin, vous êtes l’homme le plus cher à mon cœur, le plus analogue à mes goûts ; plein
d’esprit, de philosophie, d’érudition, de science et de poésie.
GUDIN, riant
Vous n’imaginez pas à quel point vos goûts sont les miens. En m’envoyant chaque jour chez Madame de Godeville, vous me mettez au supplice. Toute la philosophie du monde n’y peut rien changer, votre Mercure devient galant.
SAURIN
42
BEAUMARCHAIS
Allons, vous êtes incapable d’une mauvaise action. Portez-lui ceci, tantôt.
GUDIN
Vous l’aurez voulu.
BEAUMARCHAIS
Une fois de plus, par la cause des auteurs, je suis en retard dans mes plaisirs.
GUDIN
Alor , votre visite hier à la Comédie ?
BEAUMARCHAIS
Après dix lettres sans réponse, j’ai décidé d’aller dire de vive voix ce que je pensais. J’arrive, le comité était sur la fin. Un profond silence m’accueille. Décidé à briser la glace, je dis : Messieurs, vous devez être plus fatigués de mes lettres que je ne le suis de vos réponses.
Pourtant, je fais autant cas de votre amitié que j’estime vos talents.
- – Nous aussi, répondent-ils en chœur.
- – J’ajoute : Le public souffre e no éternelles divisions ; il est temps qu’elles finissent, etc’est l’affaire d’une bonne explication… GUDINDont ils ne veulent pas.
BEAUMARCHAIS J’y viens. Désessarts dont vous connaissez la rapacité…
GUDIN Il joue le financier et c’est un ancien procureur.
BEAUMARCHAIS
Il me demande avec des airs si mon intention est de donner aux Comédiens mon Barbier deSéville, tour comme je leur avais offert en plaine propriété Eugénie et Les deux amis. GUDIN
Homme sans pudeur !
BEAUMARCHAIS
Je répondis en riant, comme Sganarelle : Je la donnerai si je veux la donner, et je ne la donnerai pas si je ne veux pas la donner ; ce qui n’empêche point qu’on m’en remette le décompte : unprésent n’a de mérite que lorsque celui qui le fait en connaît la valeur. GUDIN
Bravo !
BEAUMARCHAIS
43
C’est maintenant au tour de Dugazon de m’interroger. GUDIN
Encore un autre, celui-là…
BEAUMARCHAIS
Si vous ne la donnez pas, me dit-il, combien de fois désirez -vous qu’on la joue encore à votre
profit ? Après quoi elle nous appartiendra.
– Quelle nécessité, Messieurs, qu’elle vous appartienne ?
– – Beaucoup de Messieurs les auteurs font cet arrangement avec nous.
GUDIN
Ce sont des auteurs inimitables !
BEAUMARCHAIS
– Ils s’en trouvent très bien, Monsieur ; car s’ils ne partagent plus dans le produit de
leurs ouvrages, au moins ont-ils le plaisir de la voire représenter plus souvent : la Comédie répond toujours aux procédés qu’on a pour elle.
Bel échange de procédés !
GUDIN
BEAUMARCHAIS
Désessarts revient à la charge avec ses gros
sabots
– Voulez-vous qu’on la joue encore à votre profit six fois ? huit fois ? même dix ? parlez !
GUDIN L’impudence et vraiment reine de la Comédie.
BEAUMARCHAIS
Je trouvai la question si gaie que je répondis sur le même ton : puisque vous le permettez, je
demande qu’on la joue mille et une fois.
Et Molé d’observer : Monsieur, vous êtes bien modeste.
– Modeste, Messieurs, comme vous êtes justes ! Quelle manie avez-vous d’hériter de gens qui ne sont pas morts !
Je saluai en riant l’assemblée, qui souriait aussi, de son côté, parce que Désessarts avait un peu rougi.
GUDIN Vous avez ri, mais vous voici guère avancé.
BEAUMARCHAIS
Ce n’est que trop vrai ! Hier quelqu’un me disait : pour réussir en cette affaire, il faut mettre
les femmes dans votre parti.
Vous réussirez de même en mettant votre parti dans les femmes !
GUDIN
44
Quel et ce fracas !
BEAUMARCHAIS
GUDIN, allant à la fenêtre
Une voiture entre dans la cour. C’est un carrosse en velours jonquille, tiré par six chevaux
noirs d’Italie, avec des plumes…
BEAUMARCHAIS Seul le maréchal de Richelieu a un tel équipage !
GUDIN
Le maréchal ? Le corrupteur de louis XV ? Je ne suis pas homme à m’incliner devant lui. Vous
me trouverez dans le bureau de votre commis.
Scène 27
BEAUMARCHAIS – RICHELIEU -CHAMPAGNE
CHAMPAGNE
Monsieur le maréchal de Riches-lieux.
Monsieur le maréchal ? Chez moi ? C’est trop d’honneur !
Scène 28 BEAUMARCHAIS – RICHELIEU
RICHELIEU
Quand je suis en campagne, je tiens à reconnaître le terrain. Vous voici retranché dans le camp
du Drap d’or. L’âme du citoyen se trempe-t-elle au milieu des richesses ?
BEAUMARCHAIS
Sénèque prônait la pauvreté en écrivant sur une table en or. Pour être au-dessus de quelque
BEAUMARCHAIS
45
chose, il faut d’abord l’enjamber.
RICHELIEU
Eh ! eh ! il en va des richesses comme des femmes, si je comprends bien. Faites-moi le tableau de vos plaisirs !
BEAUMARCHAIS
Ce sont des tableaux qu’il vaut mieux voir que de chercher à décrire. Et puis, je ne suis qu’un
petit maître qui aurait avantage à suivre vos leçons.
RICHELIEU
Les petits marquis, il est vrai, viennent me voir comme le Nestor de la galanterie ; mais leurs maîtresses pourraient leur dire que j’en suis de temps en temps l’Achille. L’âge venant, ma
main tremble, mes jambes fléchissent… et je n’ai guère que l’oreille qui durcit.
BEAUMARCHAIS
Pourtant le bruit de votre mariage imminent avec Madame de Roth suscite l’admiration dans
tout Paris.
RICHELIEU
En 1713 j’épousai Mademoiselle de Noailles, en 1734 la princesse de Guise-Lorraine, aujourd’hui je prends la main de Madame de Roth. C’est ma façon à moi de rester jeuner et de saluer chaque nouveau règne d’une nouvelle épouse. Mais, vous devez marcher sur mes
traces…
BEAUMARCHAIS
J’ai reçu des propositions sérieuses de mariage. Mais je ne m’y suis pas arrêté. La femme qui
me plaît le plus est celle qui me donne le plus de plaisir. Elle change sans cesse.
RICHELIEU
Le duc de Chaulnes m’a fait ses plaintes. Il vous trouve trop empressé de courtiser
Mademoiselle Ménard, du Théâtre italien.
BEAUMARCHAIS
Monsieur le maréchal, j’ai conscience de mon insignifiance. Vous n’^te pas venu chez moi à
seule fin de vous assurer du nom e ma maîtresse.
RICHELIEU
Pour tout vous dire, il m’t revenu que vous cherchiez querelle à ces chers comédiens français
dont je suis le supérieur. Moi ?
BEAUMARCHAIS
RICHELIEU
Vous avez discuté le montant de vos droits d’auteur, sous divers prétextes, afin de traîner la
Comédie en Parlement.
BEAUMARCHAIS
46
Nullement !
RICHELEIEU
J’ai commandé à des armées. Vous commandez à votre plume. Vous sentez combien, en ce
nouveau combat, la lutte est inégale.
BEAUMARCHAIS
Mes intentions sont pacifiques. Croyez-vous qu’un petit procès doive me délasser d’un grand, ainsi que Patelin détend l’âme de Polyeucte ? Il n’en est pas des tracas de la vie comme des
plaisirs du spectacle.
Qu’en est-il au juste ?
RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
Il y eut, comme on sait, des tracasseries entre les anges ; il y en eut à la cour du diable… nous
ne devons pas nous étonner qu’il y en ait entre personnes aussi recommandables que el auteurs et les comédiens.
RICHELIEU
Quel genre de tracas ?
BEAUMARCHAIS
Un exemple entre mille : Madame Vestris s’et permis les plus graves impertinences avec
Madame de Gouges.
Que puis-je lui dire ? Elle est si jolie !
RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
Monsieur Lonvay de la Saussaye s’est vu réclamer 200 livres par le comédiens, quand sa pièce
en a produit 12.000.
RICHELIEU
Il ne les a pas payées. Et puis, c’est une affaire classée…
BEAUMARCHAIS
Tous les auteurs assurent que la Comédie les trompe de plus de moitié dans le compte qui
leur est rendu.
RICHELIEU
De moitié ? C’est effectivement beaucoup. Et comment s’y prennent les comédiens ?
BEAUMARCHAIS
Ils ne tiennent compte que de la recette à la porte. Ainsi les auteurs ne participent point au
produit des petits loges, dont le montant et un secret bien gardé.
47
RICHELIEU Je vous croyais au-dessus de ces questions d’intérêt.
BEAUMARCHAIS
C’est mal me connaître, monsieur le maréchal. Rien n’est plus important que l’intérêt !
L’intérêt de l’État est de faire fleurir une art à qui la langue française a l’obligation d’être devenue celle de toute l’Europe. L’intérêt du public est d’entendre et e voir commodément de bonnes pièces bien représentées. L’intérêt des auteurs est de recueillir la gloire et le fruit que leurs travaux méritent. Enfin, l’intérêt commun est de diminuer la dépense et d’augmenter la recette. Mais pour mettre de justes bornes à ces objets, la satisfaction du public est la boussole qu’il faut toujours consulter.
RICHELIEU
Et votre intérêt est de toucher davantage de droits d’auteur.
BEAUMARCHAIS, piqué
Eh ! mon intention est de donner au pauvres tout ce qui m’t dû au théâtre. Je n’ai d’intérêt
que l’intérêt commun ! Si nécessaire je ferai poser judiciairement des bornes au déni de justice des comédiens. Mes droits, sévèrement liquidés dans les tribunaux en faveur des pauvres, serviront de modèle au compte que chaque homme de lettres a droit de demander aux comédiens.
RICHELIEU
Pourquoi en venir d’abord à un éclat qui ne peut aller qu’au détriment de la Comédie ?Elle n’est déjà que trop en désordre ! N’y a-t-il pas un moyen de régler cette affaire sans procès ?
BEAUMARCHAIS C’est le vœu le plus ardent de mon cœur !
RICHELIEU
Établissez vos droits ; les comédiens vous répondront après les avoir examinés. Si vous êtes
content de leur réponse, il n’y aura pas de procès.
BEAUMARCHAIS
Je ne suis pas seul en jeu. Les auteurs ont été écrasés attendu qu’ils ne font point corps. Mettre
une terme à leurs difficultés suppose de les entendre tous.
RICHELIEU
Entendez, Monsieur, entendez, assemblez qui doit l’être et transmettez-moi promptement le
fruit de vos réflexions communes.
BEAUMARCHAIS Monseigneur, vous êtes digne des héros dont vous sortez !
Qu’il est facile à la grandeur D’imposer des lois à notre âme ! Un coup d’œil soumet notre cœur, Une politesse l’enflamme.
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RICHELIEU
N’applaudissez pas trop vite. Je ne serais point étonné que cette affaire fût longue. Depuis des années, je n’en ai vu finir aucune, ce genre surtout. Mais parlons d’autre chose… vos affaires ?
BEAUMARCHAIS
Monsieur le maréchal, ayant reçue de vous une preuve*de confiance et d’amitié, je vais vous
en donner une particulière en vous révélant quelques chose que je n’ai avoué à personne. RICHELIEU
Ah ! ah !
BEAUMARCHAIS
J’ai l’honneur de vous informer que j’ai depuis quelques temps conçu le projet d’aider les
braves Américains à secouer le joug de l’Angleterre. RICHELIEU
Il y a quelque chose à gagner ?
BEAUMARCHAIS
Cette affaire politico commerciale va devenir immense. Je prends des aides. Les un voyageront, les autres résideront aux ports, aux manufactures. J’ai promis du tabac à la Ferme
générale et j’en demande aux Américains… leurs chanvres me seront d’un assez bon débit… RICHELIEU
Ne puis-je être associé à vos affaires ?
BEAUMARCHAIS Je pense à une spéculation sur les piastres, à Londres…
RICHELIEU
Intéressante ?
BEAUMARCHAIS Belle, grande, lucrative et point risquable ?
RICHELIEU
Comme je les aime ! Pour quand ?
BEAUMARCHAIS
Bientôt ! Je partirai comme une truite pour en aller jaser avec vous, avec autant de vitesse
que de secret. Quel travail !
RICHELIEU BEAUMARCHAIS
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La peine ne me compte plus rien dès qu’il s’agit de faire de la bonne besogne.
RICHELIEU, regardant au-dessus du public
Vos pendules aussi étaient de la bonne besogne. Je vous achetai la même il y a vingt ans. Elle
trotte comme au premier jour.
BEAUMARCHAIS
Mes entreprises défient le temps. Quant à moi, je suis sur la trappe. J’ai toujours peur qu’elle
ne s’ouvre.
RICHELIEU Vous ne tomberez pas encore. Vous êtes trop léger.
BEAUMARCHAIS Léger par principe, et pour être le plus heureux possible.
RICHELIEU
Malgré le procès ? Je suis en procès, moi aussi. Il faudra que vous me rédigiez quelques
mémoire…
BEAUMARCHAIS Quand il s’agit de justice, ma plume court toute seule !
RICHELIEU
La justice n’est qu’un vain nom, l’homme l’a sans cesse à la bouche, jamais dans le cœur.
BEAUMARCHAIS L’homme, pas le maréchal de Richelieu.
RICHELIEU
C’est ce que nous verrons. Allez. Savez-vous ce que j’ai dit il y a peu à une belle ?
BEAUMARCHAIS
Je suis curieux de savoir.
RICHELIEU
Elle était séduisante mais bigote. Je la pressais depuis longtemps. Enfin, elle se rend : « Vous voyez comme je vous aime ! Je me damne pour vous ! » me dit-elle en m’ouvrant les bras.
Prenant la porte en courant, je lui criai : « Et moi je me sauve ! » Au revoir, Monsieur de Beaumarchais.
Je suis votre serviteur.
BEAUMARCHAIS
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Scène 29 BEAUMARCHAIS
J’ai plis que je ne le voulais ! Pas une seconde à perdre ! Haut
Gudin !
Bas
Je pressens dans le monde des astres une révolution dont on parlera encore avec stupeur dans
deux cents ans…
Scène 30
BEAUMARCHAIS – GUDIN DE LA BRENELLERIE
BEAUMARCHAIS
Gudin, le maréchal m’a engagé, je dis bien engagé à réunir chez moi les auteurs dramatiques !
GUDIN
La belle affaire !
BEAUMARCHAIS Une affaire, la plus belle de toutes celles que j’ai traitées !
GUDIN
Sa beauté m’échappe !
BEAUMARCHAIS
Réunir à ma table, Sedaine, Dorat, Chamfort, La Harpe, Saurin, toute la république des lettres !
GUDIN
Voilà donc votre république ! C’est la nef des fous ! Je ne donne pas cher de votre vaisselle.
Avez-vous vu trois hommes de lettres ne pas se déchirer sitôt les politesses échangées ?
BEAUMARCHAIS
A l’heure où les fauves vont boire, la paix règne entre les animaux. Elle règnera entre les
51
auteurs.
Votre fin est excellent, il est vrai. Je leur en verserai un meilleur.
GUDIN BEAUMARCHAIS GUDIN
Lequel ?
L’intérêt ! Appelez-moi Champagne, voulez-vous ?
Scène 31
BEAUMARCHAIS
Je répèterai ma thèse jusqu’au tronçon de ma dernière plume ! J’y mettrai l’encrier à sec !
Quand je n’aurai plus de papier, j’irai disputer sur les places publiques !
Scène 32
BEAUMARCHAIS – GUDIN DE LA BRENELLERIE – CHAMPAGNE
CHAMPAGNE
Vous m’avez demandé, Monsieur ?
BEAUMARCHAIS
Il me faut pur jeudi prochain une repas pour trente… nous serons peut-être vingt… disons
trente personés. Du monde difficile chez soi, mais prompt à la critique chez les autres. GUDIN
BEAUMARCHAIS
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Qui dois-je convoquer, finalement ? Les auteurs de la Comédie-Française.
BEAUMARCHAIS
CHAMPAGNE
Des hommes de lettres majuscules et d’argent minuscule. Ils encombrent déjà votre
antichambre.
BEAUMARCHAIS Eh bien ! désormais tu leur serviras la soupe !
CHAMPAGNE
Bon, bon.
L’œil brillant
Un grand potage de chapons vieux et de perdrix, un moyen potage de bisques de
pigeonneaux…
BEAUMARCHAIS
Vois avec maître Coq. L’amitié des gens de lettres tient souvent à un repas excellent ! Le mien
doit être digne de Lucullus .
Vous me confusionnez.
Écrivez gros et très visible, sur du papier à lettres grand et beau.
GUDIN
Parfait.
BEAUMARCHAIS, à Champagne
Que ce soit fin t abondant. En cette matière, il vaut mieux pécher par excès que par modestie !
Ah ! Monsieur, j’ennuie d’y être !
CHAMPAGNE
RIDEAU
FIN DU PREMIER ACTE
CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS, à Gudin
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ACTE II
Scène 1
LA HARPE -SAURIN – RICHELIEU L’avant-scène est censée représenter un jardin
LA HARPE A quoi tient-il donc que cette affaire finisse ?
SAURIN
A Monsieur de Beaumarchais. Il embrasse tant de choses qu’il ne peut suffire à toutes. On le dit actuellement à Bordeaux ou en Espagne. Il est occupé d’affaires plus intéressantes et plus
essentielles pour lui.
RICHELIEU
Les comédiens s’impatientent, et moi avec eux. Je tiens à retrouver ma tranquillité. Je prendrai
une décision bientôt.
LA HARPE
A dire vrai, j’ai été étonné de voir les auteurs dramatiques se ranger sous le drapeau de ce
chef. Il n’a aucun titre, ni par la naissance, ni par le talent.
RICHELIEU
Vous n’êtes pas membre du Bureau de législation dramatique ?
LA HARPE
A Dieu ne plaise ! Il m’est impossible de me trouver avec des hommes que Monsieur de Beaumarchais compte parmi « les plus honnêtes gens de la littérature. » L’un m’a insulté personnellement dans une lettre calomnieuse, l’autre est un fou insociable, toujours prêt à se battre pour ses vers. Je suis encore à savoirs comment , pour avoir fait six à sept mille vers tragiques, je me verrais, malgré moi, soumis aux impulsions étrangères d’un corps
hétérogène.
Il n’y a que vous d’étranger à ce corps.
SAURIN
LA HARPE
Les productions de l’esprit sont la chose du monde la plus libre. Je ne suis pas chez moi, sous
le joug de Beaumarchais.
RICHELIEU, à Saurin
Il vous reçoit dans un hôtel superbe, rue Vieille du Temple, avec une nuée de secrétaires et de
copistes à votre service.
SAURIN
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Le premier jour qu’il nous eût convoqués, quand il s’agit de nous ranger autour du tapis vert et d’ouvrir les délibérations : « Messieurs, dit-il, je crois, sans nous flatter, que nous pouvons bien nous assimiler à l’Académie-Française ; ainsi, égalité parfaite : on se placera comme on voudra ; pour moi, qui dois vous rendre compte en détail de l’objet de notre réunion, je vais me mettre ici, afin d’être plus à portée de vous tous. » Et alors, il s’est installé au haut bout, comme directeur ou président.
LA HARPE
Et personne n’a réclamé ?
SAURIN
Personne. Il n’y avait rien à dire, qu’à se retirer ou ne pas venir. Quant à moi, je suis resté…
pour empêcher le mal.
RICHELIEU, à Saurin, avec un sourire
C’est qu’il y a un cuisiner… Hum ! Je sais que toutes les séances se tiennent le matin et
finissent par un dîner. Point de ralliement auquel on ne manque jamais.
LA HARPE, sarcastique Le véritable Amphitryon
Est l’Amphitryon où l’on dîne. Il sort
Scène 2
Le cabinet de Beaumarchais, Beaumarchais est étendu sur le divan. Autour de lui des bagages à
BEAUMARCHAIS, se levant en sursaut
Par tous le diables ! J’ai dormi et rêvé qu’on m’assassinait ! Je me réveille dans une crise mortelle. La vie est pénible, la mort affreuse et si terrible que je hais presque la vie car elle m’y conduit. S’il n’y avait pas les femmes, j’en laisserais la jouissance à d’autres, sans
désespoir…
Scène 3 BEAUMARCHAIS – LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS
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moitié défaits.
Vous ici ?
Moi.
Vous êtes folle !
De t’aimer ?
LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS GODEVILLE
BEAUMARCHAIS
Mais enfin… venir chez moi… Thérèse à tout instant… et puis comment me savez-vous de
retour ?
LA GODEVILLE
Mon suisse fait le guet prés de ton porche par tous les temps. A peine prévenue, me voici. Je
suis rentrée, c’est à peine si l’on a fait attention à moi.
Sort une clef qu’elle essaie sur toutes les serrures
Je ne suis pas la seule femme à te rendre visité, il me semble…
BEAUMARCHAIS
Pas de bêtise ! Que faites-vous avec cette clef ? Mais c’est ma clef !
LA GODEVILLE Sais-tu où je l’ai trouvée ? Dans mes draps ! C’st tout dire.
BEAUMARCHAIS Vous vouliez que ce fût dans ceux d’une autre ?
LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
Cesse de me vouvoyer, veux-tu !
Madame, on ne tutoie point ses amis.
Cette fois j‘en suis sûre, tu mes trompes ! Cette clef n’ouvre aucune serrure de ton cabinet.
BEAUMARCHAIS
Cette chère clef ! Tu as fort bien deviné… elle et trop longue, trop grosse pour être celle
d’aucun secrétaire ou cabinet… c’est le passepartout d’une ancienne ou nouvelle maîtresse.
LA GODEVILLE Moi qui voulais que tu me fîs un enfant !
BEAUMARCHAIS Un enfant ? J’aime trop la mère pur faire l’enfant !
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C’est !
… celle de mon billard…
Roué ! Tu dis vrai ?
LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
BEAUMPARCHAIS restée quand vous n’y songiez guère, ni moi non plus. LA GODEVILLE
Tiens, reprends-la.
BEAUMARCHAIS Échange de bons procédés, voici votre fichu livre.
LA GODEVILLE
LA GODEVILLE
Tu ne respectes rien !
BEAUMARCHAIS
La maternité est un état austère ; il n’en faut point faire un badinage et se jouer du sort d’une
petite créature qui ne nous prie point de la faire naître pour la rendre ensuite malheureuse.
LA GODEVILLE
Tu ne te jouerais pas ‘un enfant, mais tu te joues volontiers de l’honneur d’une honnête
femme…
brandissant la clef
BEAUMARCHAIS
J’étais, en effet, fort inquiet de ma clef ; elle et celle d’un objet chéri…
LA GODEVILLE
Tu y tiens !
BEAUMARCHAIS
A qui j’ai donné dans ma vie de bons coups de queue avec plaisir !
LA GODEVILLE
Goujat !
BEAUMARCHAIS
Pour mettre le comble à votre jalousie, je suis forcé de vous avouer que c’est…
J’en était très inquiet, non pour moi, mais pour votre lit où je me suis bien douté qu’elle était
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Alors ?
Il est insolent…
Ah…
Mais il est bête…
Comment ?
Il m’en faut un mieux tourné pour rappeler au plaisir
Lequel ? Toi !
Moi ?
BEAUMARCHAIS, la prend dans ses bras
LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS Je veux le feuilleter… d’un bout à l’autre…
Vous êtes fou !
En examiner les phrases… Lâchez-moi !
Y mettre les points…
Pas ici !
… et les virgules…
LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS, la jetant sur le divan LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS
BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE, contente
BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE, inquiète
BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
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LA GODEVILLE On peut entrer… Thérèse, vos auteurs …
… l’apprendre par cœur…
Hou !
Alors, pour quoi es-tu venue ? Je voulais vous parler.
BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE, se dégageant
BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
Me parler ? C’est si important ?
Une bagatelle.
Nous en parlerons plus tard.
Une bagatelle pour vous, mais une affaire capitale pour moi.
BEAUMARCHAIS
Eh bien, je t’écoute. Chaque rouerie que tu avoueras, nous la purifierons par un acte d’amour
pur et sans tache. Le parfait amour ne tache point.
LA GODEVILLE
Un peu de pudeur ! Voilà… il me faut cent louis…
BEAUMARCHAIS
Cent louis ! Fichtre ! Parlez-moi de ma pudeur ! Vous n’y allez pas de main morte.
LA GODEVILLE
Étant dans l’embarras j’ai pensé que vous seriez trop heureux de me rendre ce petit service.
Je n’ai cessé de vous être agréable…
BEAUMARCHAIS
Si, maintenant. Quel dommage ne plus pouvoir cultiver une aussi belle plante que vous, l’arroser, la goûter, m’enivrer de son odeur, oublier avec elle huissier, notaires, comédiens,
auteurs… Vous êtes trop chère pour moi !
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miracle.
Il marchande !
Cette fois on vient pour de bon.
LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS
Scène 4
LA GODEVILLE
Tenez-vous à me décevoir ?
BEAUMARCHAIS
Il y a deux ans que j’étais très malaisé dans mes moyens…
LA GODEVILLE, incrédule
Toi ?
BEAUMARCHAIS
Je ne suis pas devenu riche d’un seul coup. Je suis avant tout un grand administrateur d’une
compagnie qui m’honore de la plus parfaire confiance.
LA GODEVILLE
Pressons ! Ta lenteur m’humilie. Je ne te demande pas un don ; à peine un prêt.
BEAUMARCHAIS
Je ne me permets pas de substituer aux fonds de ma caisse, des effets de mes amis dans le
besoin ? Je me suis imposé d’être pur comme une vierge. LA GODEVILLE
Assez ! ta pureté, je la connais !
BEAUMARCHAIS
J’oblige bien messieurs le auteurs, mes amis, de dix, douze ou vingt louis, mais tooujours en les puisant dans ma bourse personnelle, laquelle ne s’est pas enflée subitement comme par
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BEAUMARCHAIS – LA GODEVILLE – CHAMPAGNE
La Godeville se dissimule derrière une tapisserie
CHAMPAGNE
Il ne va pas tarder… Oh !pardon ! Je pensais que vous étiez chez Mademoiselle Thérèse…
Monsieur Désessarts, Du Théâtre Français, tenait absolument à vous parler.
Scène 5 DESESSARTS – BEAUMARCHAIS
DESESSARTS Je suis bien aise de vous trouver chez vous.
malicieux
Monsieur Ronac.
BEAUMARCHAIS, à part
Par le diable ! Je rentre de voyage sous un faux nom, Ronac, et tout le monde le sait !
Je viens accomplir une bonne action… Vous ?
DESESSARTS BEAUMARCHAIS, incrédule
DESESSARTS
Vos droits d’auteur vous attendent depuis des mois à la Comédie. J’ai pensé à vous les
apporter.
BEAUMARCHAIS Je suis bien fâché de la peine que je vous donne.
DESESSARTS
Pour trente-deux représentations du Barbier de Séville, il vous revient exactement…
Très exactement…
Quatre mille cinq cent six livres.
BEAUMARCHAIS DESESSARTS
BEAUMARCHAIS
Vous êtes précis. Financier sur les planches, le seriez-vous pour de bon dans la vie ?C’st tant
mieux ! Vous êtes de ces personnes que j’aime à rencontrer. DESESSART, ouvrant sa bourse
Mille livres, deux mille livres…
BEAUMARCHAIS
Par ma foi, il est doux de se faire conter fleurette sur l’article de la balance. Composez-moi un
joli bouquet.
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Très exactement ?
Qu’attendez-vous de plus, Monsieur ?
Pas de bouquet sans billet révélant l’identité du généreux donateur.
DESESSARTS
Pardon ?
BEAUMARCHAIS
Dans l’origine, le mot fleur signifiait une jolie petite monnaie.
DESESSARTS
Curieux…
BEAUMARCHAIS
Conter fleurette aux femmes était leur donner de l’or ; ce qui a tant plu à ce sexe insatiable
qu’il a voulu que ce mot restât au figuré dans le dictionnaire.
DESESSARTS
Trois mille livres… si le premier sens s’est perdu, la chose se fait encore.
BEAUMARCHAIS, tapotant la tapisserie
A qui le dites-vous ! Les fleurs jaunes sont les mus demandées… ces belles fleurs jaunes à face royale, que l’on aime à faire miroiter. Plus la femme est légère, plus la bourse doit être lourde.
La tapisserie s’agite.
DESESSARTS
Cent six livres… voici un joli bouquet composé ! Quatre mille cinq cent six livres exactement.
BEAUMARCHAIS DESESSARTS BEAUMARCHAIS
DESESSARTS
Je n’ai point de billet. Ma présence vous est la meilleure caution.
BEAUMARCHAIS
Votre présence m’honore, mais vous ne sauriez prendre place dans mes livres de compte sans bouleverser quelques peu les volumes. Non, c’est un bordereau qu’il me faut, un misérable bordereau donnant décompte de mes droits, revêtu de ce que vous avez de plus précieux, vos
camarades et vous, votre signature…
DESESSARTS
Un bordereau ne changerait rien à l’affaire. Prenez, je vous prie, c’est là votre dû.
BEAUMARCHAIS
Pourquoi ne pas mettre par écrit ce qui me revient ? C’est enfantin !
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DESESSARTS, gêné
Il y a beaucoup d’objets sur lesquels nous ne pouvons offrir aux auteurs qu’une cote mal
taillée…
BEAUMARCHAIS
Je demande à la Comédie, plus que de l’argent que je destine aux pauvres Nouvelle tape sur la tapisserie
Et aux pauvresses…
La tapisserie a bougé.
DESESSARTS
BEAUMARCHAIS
C’est sans doute ma chatte… à la différence de son maître, elle n’aime pas beaucoup la
comédie… Oui, il me faut une cote bien taillée, un compte exact qui puisse servir de type ou de modèle à tous les décomptes futurs, et ramener la paix entre les auteurs et les comédiens.
DESESSART, hochant la tête Je vois bien que vous voulez ouvrir une querelle avec la Comédie.
BEAUMARCHAIS
Point ! Je veux mon bordereau.
DESESSARTS, reprenant l’argent Adieu, Monsieur, rira bien qui rira le dernier !
BEAUMARCHAIS
Tenez-vous gaillard et buvez frais, pendant que je jure au coin de mon feu de bois.
Scène 6 BEAUMARCHAIS – LA GODEVILLE
LA GODEVILLE
Pousse l’effronterie jusqu’à dédaigner plus de quatre mille livres après m’avoir refusé
quelques louis !
BEAUMARCHAIS
Cent louis ! Apprenez, Madame, que dédaigner de l’argent, comme vous dites, c’t parfois le
moyens d’en gagner davantage.
LA GODEVILLE
Me traiter de pauvresse, sans qu’il me soit permis de répondre !
BEAUMARCHAIS
Pour une pauvre petite phrase, vous vous mettez à cheval sur votre cœur.
63
Et vous, vous ne pourriez pas. Pourquoi donc ?
Vous avez le cœur pointu ! Tenez, prenez ces trente louis. Je ne sais si je puis…
Je vais vous faire un reçu. Laissez cela.
Si ! si : j’y tiens.
Comme il vous plaira.
LA GOVEVILLE
BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE Prenant l’argent
BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
Et après tout, si ça vous contrarie… Adieu
Elle part avec l’argent
Hep ! ne partez pas ainsi ! Et comment partirais-je ?
BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS
Sauvez les convenances auxquelles vous tenez tant. Vous risquez d’être reconnue et moi de
peiner Thérèse.
LA GODEVILLE Je ne puis tout de même pas me déguiser ?
BEAUMARCHAIS
Si fait ! Dans cette malle, j’ai me amis d’Espagne… Jetez ce manteau sur vos épaules, un bon
grand chapeau détroussé sur votre chef.
64
LA GODEVILLE
Doucement !
BEAUMARCHAIS
Vous voici «en capa y sombrero». Cachez-vous une partie de votre visage, ainsi,
« embossado » !
Quel accoutrement !
LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS
Parfait ! Aime sans douleur, celui qui ne peut penser à toi sans plaisir. Attends-moi demain.
J’irai prendre médecine. Feins un mal à la tête. Jette-toi sur ton lit pour l’heure où l’amour couchera sa victime. Hein ?
Ah ! comme tu y vas !
Oui, j’irai, et des deux fesses !
LA GODEVILLE Elle sort !
BEAUMARCHAIS
Scène 7 BEAUMARCHAIS – CHAMPAGNE
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CHAMPAGNE
La nouvelle s’est répandue de votre retour, Monsieur. Il y a là prés de dix personnes qui vous
attendent et il en vient à chaque instant. BEAUMARCHAIS
Quand pourrai-je vivre en paix !
CHAMPAGNE
Monsieur Sedaine tient à être reçu à la seconde. Il y va, à ce qu’il dit, de votre honneur.
BEAUMARCHAIS
Mon honneur est bien la chose du monde la plus maltraitée. Qu’il entre !
Scène 8 BEAUMARCHAIS – SEDAINE
SEDAINE, un registre sous le bras
Quel remue-ménage perpétuel chez vous, mon cher collègue. Je viens de voir passer un
mystérieux personnage, dont le regard de feu m’a frappé. BEAUMARCHAIS, après une hésitation
Ah ! c’est un hidalgo.
Un envoyé secret du roi d’Espagne.
Toujours vos fameuses affaires…
BEAUMARCHAIS, montrant le registre Sans mentir, c’est là votre dernier livre ?
SEDAINE BEAUMARCHAIS SEDAINE BEAUMARCHAIS SEDAINE
Je vous en parlerai.
Quelles nouvelles ?
Rien qui doive vous porter à rire.
Allez ! Je suis prêt à tout !
Saurin a démissionné de son poste de commissaire.
Et pourquoi donc ?
BEAUMARCHAIS
SEDAINE
Il invoque son âge, sa santé. Comme le rat de la fable, il s’est retiré dans son fromage… de Hollande.
BEAUMARCHAIS
Grand bien lui fasse !
SEDAINE
Nos résolutions sont violées. Les pièces nouvelles reprennent le chemin de la Comédie.
Certains même offrent d’abandonner leurs droits.
66
à l’oreille
SEDAINE
Parlez, une bonne fois !
Les comédiens ont juré votre perte.
Vous m’étonnez !
Il s répandent partout que vous êtes… je cite… foutu.
BEAUMARCHAIS
Parfait !
SEDAINE
On vous reproche d’être président à vie. Vous fermez à d’autres « les portes de la faveur ».
BEAUMARCHAIS
Optime !
SEDAINE
En tous lieux, il se trouve des gens pour dire : « Monsieur de Beaumarchais ne se berce pas des chimères dont il vous endort. Il a pris le rôle de chef pour s’amuser, pour faire parler de lui. Bientôt il se raccommodera avec les histrions et vous laissera dans le lac, exposés à la
dérision du public… »
BEAUMARCHAIS C’en est trop ! Qu’un autre asse mieux, je l’en applaudirai.
SEDAINE
Ne vous fâchez pas.
BEAUMARCHAIS
Il y a une récompense de vingt-cinq louis pour l’homme ingénieux qui avance ra notre affaire !
SEDAINE
Ne soyez pas si chatouilleux ! C’est à vous d’avoir de la sagesse. Je n’ai pas tout dit.
BEAUMARCHAIS SEDAINE BEAUMARCHAIS SEDAINE
BEAUMARCHAIS Ah ! ça, pour me calmer, vous vous y entendez !
SEDAINE
Le maréchal veut en finir avec cette affaire. Les comédiens l’ont pressé d’agir en vote absence. Ils ne feront qu’une bouchée de nous. Leur avocat est le terrible Gerbier. Les auteurs n’ont
que moi et Chamfort pour les représenter.
67
Pour vus donner le change. Ils m’entendront !
Voici qui vous y aidera. Qu’est-ce ?
Je vous le donne en mille !
SEDAINE BEAUMARCHAIS
SEDAINE, montrant le registre BEAUMARCHAIS
SEDAINE
BEAUMARCHAIS
Quand vous rencontrerez-vous ?
SEDAINE Demain, à trois heures, au foyer de la Comédie.
BAUMARCHAIS
J’y sera ! Je comprends maintenant pourquoi Désessarts est venu m’offrir de l’argent.
BEAUMARCHAIS, prenant le registre
Non ! e n’est pas possible ! Les comptes secrets de la Comédie ! Comment avez-vous fait ?
SEDAINE
La lutte entre Madame Vestris et Madame Sainval aînée a pris des proportions effrayantes. Le feu est à tous les esprits. Sur le point d’être vaincue, Mademoiselle Sainval a décidé de se venger. A la sauvette, elle m’a apporté le précieux registre. J’ai juré de le lui rendre demain,
de bon matin !
H ! ah ! je le tiens ! Une prière.
Oui ?
BEAUMARCHAIS SEDAINE BEAUMARCHAIS SEDAINE
Il n’est pas moyen de se défendre de votre logique et de votre raison. BEAUMARCHAIS
Le mal à cela ?
68
SEDAINE
Le maréchal de Richelieu, comme tous les grands, est moins accoutumé à raisonner qu’à
vouloir soumettre toutes les opinions. Je ne le sais que trop.
BEAUMARCHAIS
SEDAINE
Personne ne vous pardonnera de l’emporter sur tous els points. Pour progresser, il faut savoir
réfléchir un peu. Ne pourriez-vous avoir un pauvre petit tort ? BEAUMARCHAIS, distraitement
Nous verrons…
Je vous dis à demain, de grand matin.
SEDAINE, après un soupir Il sort
Scène 9
BEAUMARCHAIS – GUDIN DE LA BRENELLERIE
BEAUMARCHAIS
69
Gudin !
Un temps
Mon ami, vous irez chez qui vous savez annoncer qu’on ne m’attende pas demain. On vient
de me couper le sifflet sur l’énoncé e mes espérances. Je vous expliquerai.
GUDIN
Bien. Vous avez d’autres ennuis. Le Congrès des États-Unis conteste le paiement de ce que vous lui avez envoyé avec tant de générosité. Il est question de matériel hors d’usage, d’armes
périmées… De plus, vos associés se plaignent de vous.
BEAUMARCHAIS
Je réchaufferai leur âme ! J’ai décidé de braver tous les dégoûts ! femmes ! Américains !
Auteurs !
Gudin sort
Scène 10
BEAUMARCHAIS, dans une fauteuil
Chut !
Chut !
Que souvent il me prend envie D’aller au bout de l’univers, Eloigné des hommes pervers, Passer le reste de ma vie.
il soupire, ouvre le registre
il parcourt les pages du regard, s’arrête sur un point et s’exclame, diabolique
RIDEAU
Scène 11 SEDAINE SAINVAL
A l’avant-scène. Avec des airs mystérieux. SEDAINE
Il rend le registre SAINVAL
Encore une nuit blanche ! Eh ! eh !
Scène 12
PREVILLE – MONVEL – VESTRIS -DUGAZON -D’OLIGNY – DESESSARTS – MOLÉ
Le foyer de la Comédie, enrichi d’un buste de Molière
PREVILLE, assis à la place du semainier, tenant des billets à
70
la main
Mademoiselle Luzy a un accès de fièvre… Augé se purge pour la troisième fois… Lekain est toujours fort incommodé de la poitrine ; il doit voir Monsieur Tronchin… Mademoiselle Raucourt…
VESTRIS
Encore enceinte ?
PREVILLE
Pas aujourd’hui; elle est dans la nécessité de se faire saigner, ce qu’elle craint prodigieusement. Bouret est incommodé d’un rhume qui lui colle au dos les deux poumons…
D’OLIGNY
Le Théâtre des Tuileries nous accable de maux sans nombre. Le froid y et excessif, l’humidité
continuelle…
Notre sort sera meilleur à la nouvelle salle, faubourg Saint-Germain.
VESTRIS
En êtes-vous si sûr ? Mademoiselle Sainval sera toujours malade… de jalousie.
PREVILLE
Allons ! la Comédie souffre davantage de nos querelles que de la fragilité de notre santé. Étouffons nos ressentiments, si nous en avons, et tournons notre esprit vers le règlement du
problème de l’heure, notre conflit avec Messieurs les auteurs. DESESSARTS
Ils nous font un mauvais procès.
DUGAZON
Notre caisse est légitimement à nous. Ils n’y ont aucun droit qu’on a bien voulu leur donner
depuis notre établissement.
DESESSARTS
Nous embellissons leur œuvres, nous en cachons les défauts, nous les mettons dans le commerce. Ils nous laissent les frais mais veulent tout nous prendre des recettes. C’est, en
vérité, trop avare, ce qui ni proposable, ni recevable.
DUGAZON
C’est notre complaisance qui a mis Beaumarchais dans la classe des auteurs. Sans notre travail,
notre confiance, notre amitié, il aurait eu trois chutes au lieu de trois succès. D’OLIGNY
N’exagérons rien.
DESESSARTS
Voltaire, lui, le plus grand, ne nous demande rien. Il nous estime.
MOLÉ, sortant une lettre
A ce propos : permettez-moi de vous lire ce qu’il vient de m’écrire : « N’est-il pas honteux que
le premier théâtre del4urope, et le seul qui fasse honneur à la France, soit au-dessous du spectacle bizarre et étranger de l’Opéra ? »
VESTRIS
Voltaire a osé écrire ça ?
Oui. Mais cela ne l’empêche pas de nous apporter, en personne, sa nouvelle tragédie.
MOLÉ
71
Voltaire à Paris !
Faisons-lui un triomphe !
Je vois de l’or ! de l’or ! de l’or !
Une foule immense, des vivats !
Il veut présider aux répétitions d’Irène ?
Un nouveau rôle pour moi !
Un nouveau rôle ?
Il se trame des choses en mon absence…
SAINVAL
brusque silence dans l’assemblée
D’OLIGNY MONVEL DESESSARTS DUGAZON MOLÉ
Scène 13
LES MEMES – SAINVAL
Sainval entre à temps pour entendre Madame Vestris dire : VESTRIS
VESTRIS Mademoiselle Sainval, nous vous croyons malade ?
SAINVAL
Je ne veux point troubler vos assemblées par ma présence. Mais celle qui vous occupe aujourd’hui est de trop grande conséquence pour que je n’oublie pas un moment mes
souffrances.
Vous voyez, quand vous voulez…
DESESSARTS
SAINVAL
On ne peut jouer la tragédie avec une voix éteinte, une poitrine sans forces, un accablement
extrême que des chagrins de toute espèce m’ont occasionné. Mes médecins me rendront cette justice sur ce point.
DESESSARTS
72
Vos médecins ! Que ne vous laissez-vous visiter par les nôtres !
SAINVAL
Je ne supporterai jamais de souffrir d’être visitée par eux !
DUGAZON
C’est trop facile !
SAINVAL
Si je ne m’étais pas tant endettée, je quitterais le théâtre dans l’instant.
VESTRIS
Ce serait une perte irréparable !
SAINVAL
Non, Madame, il resterait votre grand talent ! Votre intelligence supérieure va jusqu’à prendre toujours le côté faux d’un rôle, à jouer Hermione, reine détrônée, comme une coquette de
second ordre.
Oh !
Et quelle Roxane vous faites ! Mademoiselle Dumesnil disait :
Sortez ! que le sérail soit désormais fermé, Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.
Les spectateurs, encore sur scène, reculaient de crainte… VESTRIS
Elle devient folle !
SAINVAL
Vous, vous entendez plaisamment ces vers. Le point gauche sur la hanche, l’autre dirigé vers
la terre, il faut vous entendre traîner, arrondissant le bras : Et que tout r… r…r… rentre ici…
Comme si c’était sous les planches ! Ma patience est à bout…
PREVILLE
Va pour prendre la porte
VESTRIS
SAINVAL
Scène 24
LES MEMES – RICHELIEU
73
Monsieur le maréchal !
Eh bien ? Que veut dire ceci ? Je me retire.
PREVILLE RICHELIEU PREVILLE RICHELIEU
Vous vous retirez ? Et pour quelle raison ? PREVILLE
Pour assurer ma tranquillité.
Richelieu, interloqué, regarde d’Oligny D’OLIGNY
On se hit beaucoup dans notre société.
Préville, restez !
Nos guerres intestines ne nous rapportent que beaucoup d’in jures et peu d’argent…
SAINVAL
Ah ! Monseigneur, on abuse de votre protection pour m’insulter, et je n’ai d’autre tort que
d’être haï de vous.
RICHELIEU
Vous me connaissez mal si vous me soupçonnez d’avoir de l’éloignement pour vous.
SAINVAL
J’ai eu l’honneur de vous demander Didon, Ariane, Zénobie, Hermione, Roxane, Idamé,
Viriate, comme reines et mères. Je les réclamerai toujours.
RICHELIEU
Je suis l’admirateur de vos talents, mais…
SAINVAL
Vous n’admirez point mes talents et vous haïssez ma personne !
RICHELIEU
Vous oubliez que je suis chargé de l’administration de la Comédie. L’ordre en était banni depuis longtemps, je tâche de l’y remettre… Il faut bien que Madame Vestris joue, puisque
vous n’avez point de santé.
RICHELIEU MOLÉ
74
SAINVAL
Croyez-vous que ce soit agréable de n’avoir que sept, huit rôles à jouer, à recommencer sans
cesse ? Madame Vestris en a cent et ne me laisse que le vieux trottoir. VESTRIS
Je ne fais que défendre mon emploi.
SAINVAL
J’ai pour moi l’ordre du tableau ! Personé ici n’a perdu son droit à l’ancienneté ; ce n’est qu’à moi qu’on le refuse ! En supposant que ma laideur équivaut à l’âge de Mademoiselle
Dumesnil ; on me veut restreindre aux rôles qu’elle avait conservés.
RICHELIEU Je suis fâché d’avoir à vous rappeler à l’ordre.
SAINVAL
Que puis-je dire ! Que puis-je espérer ! Madame Vestris tient tout : rôles, crédit, protections…
RICHELIEU, s’adressant à tous
Il ne doit être question ici que du bien et du soutien du théâtre du roi. Sa Majesté n’ignore pas
que, malgré les grâces considérables qu’elle vous a accordées, vous n’^te occupés que de vos querelles particulières. Et maintenant, placez-vous sur deux lignes, par sexe, selon votre ordre d’ancienneté.
VESTRIS
Mais, monseigneur…
Inquiète, elle hésite un instant avant de se placer derrière Mademoiselle Sainval, Mademoiselle d’Oligny étant en tête.
Côté hommes, Préville est premier, suivi de Molé, Monvel, Dugazon et Désessarts. RICHELIEU
Semainier !
PREVILLE, sortant du rang
Monsieur le maréchal, j’ai l’honneur de vous présenter la troupe des comédiens ordinaires du roi… ou du moins ce qu’il en reste…
Richelieu, martial, passe la troupe en revue MONVEL, à part
Quelle humiliation !
RICHELIEU
Je veux que cette présentation soit toujours observée, chaque fois que je paraîtrai devant
vous.
Nous vous sommes soumis.
PREVILLE
75
RICHELIEU
J’entends aussi que le recueil des règlements soit , à chaque assemblée, sur la table du semainier. S’il s’élève une contestation sur un objet quelconque, on se soumettra à l’article
du règlement, qui fera loi.
Préville pose le recueil sur la table, comme une Bible
En toute occasion, prenez exemple sur le plus illustre de vos prédécesseurs. montre le buste de Molière
Il y va du rayonnement de la Comédie.
Scène 15
LES MEMES – GERBIER
PREVILLE
GERBIER
Excusez mon retard. Je croule sous les causes et il y en a davantage de mauvaises que de
bonnes.
Monsieur, Mesdemoiselles.
Saluant
intrigué par l’alignement des comédiens
RICHELIEU, ayant aperçu le regard de Gerbier
Vous pouvez vous asseoir, mais conservez votre rang. Maître Gerbier vos observations.
GERBIER, Gêné
J’ai examiné tous les règlements. Je les ai comparés avec les livres de compte de la
Comédie ???
Eh bien ?
RICHELIEU
GERBIER
Comment dire ? Évidemment, c’est une question d’interprétation, n’est-ce pas. Dans un sens
la Comédie s’est conformée à la règle et aux usages. Dans un autre sens, les auteurs sont fondés à faire remarquer qu’ils ont enrichi un théâtre qui les laisse vivre dans la frugalité.
DESESSARTS
Puis-je faire remarquer respectueusement à Maître Gerbier qu’il faut nécessairement que l’une des deux parties ait tort et l’autre raison. Les comédiens étant dans leur droit, ce sont
les auteurs qui ont tort.
76
Voici Me Gerbier, notre conseil.
GERBIER
Dans l’absolu, ils n’ont peut-être pas raison. Mais si on se réfère aux livres de compte, alors
là… dans cette affaire, ce qui me gêne, ce sont les chiffres. DESESSARTS
Vous êtes seul à les connaître.
DUGAZON, à part Piètre bavard ! Nous le payons, il nous condamne !
RICHELIEU Tenez-vous en aux apparences. Cédez… sur la forme.
J’y ai pensé. Voici mon mémoire. J’ai grossi les frais…
GERBIER En confidence
DUGAZON – DESESSARTS – MOLÉ – VESTRIS Ingénieux… excellente idée…
GERBIER
Un raisonnement ne tient que par la crédulité de celui auquel il s’adresse. Jusqu’alors, j’ai disputé avec Beaumarchais. Autant dire avec le diable. Il a raison de tout. Donnez-moi
Gobemouche, je triomphe dans l’instant.
MOLÉ Nous vous donnons Sedaine, Chamfort.
Scène 16
LES MEMES – SEDAINE – CHAMFORT – BEAUMARCHAIS
77
Peut-on entrer ?
Chut !
Ah ! messieurs les auteurs…
SEDAINE
DESESSARTS, à ses camarades
PREVILLE, ton avenant RICHELIEU
Prenez place, nous vous attendions.
Beaumarchais !
Je croyais Monsieur de Beaumarchais à cent lieues d’ici et désintéressé de nos discussions.
SEDAINE, narquois Je ne sais qui a pu vous donner cette fausse nouvelle.
CHAMFORT
Il n’était ni décent, ni possible qu’aucun de nous n’acceptât une assemblée où notre président
ne fut pas appelé.
BEAUMARCHAIS
Je viens, Mesdemoiselles, Messieurs, pour faire cesser le mauvais bruit d’un procès idéal entre
nous.
RICHELIEU
L’intention du roi est de ne pas différer de prendre parti sur l’objet dont il s’agit.
BEAUMARCHAIS
Nous ne pouvions rien apprendre de plus heureux. Le différend qui oppose les auteurs au
comédiens dure depuis près de cent ans.
RICHELIEU
J’espère être témoin de votre réconciliation. Maître Gerbier, voulez-vous commencer ?
VESTRIS
La Comédie estime qu’elle n’a jamais manqué à ses devoirs. Nous ne pouvons répondre à de
fausses imputations.
RICHELIEU
Eh bien procédons comme au Parlement. La parole est à Monsieur de Beaumarchais,
procureur des auteurs. Si vous voulez vous mettre ici, nous vous entendrons mieux.
SEDAINE, bas à Beaumarchais Rappelez-vous, mon cher collègue, acceptez d’avoir un tort, un pauvre petit tort…
BEAUMARCHAIS Vous verrez qu’ils me donneront tort d’avoir raison.
DESESSARTS, bas à Gerbier Souvenez-vous : céder sur la part d’auteur, mais grossir les frais…
BEAUMARCHAIS, haut
TOUS RICHELIEU
78
A la vérité, Mesdemoiselles, Messieurs, mes confrères n’ont pas en moi l’avantage d’un défenseur aussi éloquent que Maître Gerbier. Mais la cause des auteurs est si juste qu’elle n’a pas besoin de prestige.
GERBIER
Je suis ici pour faire apparaître la vérité, non pour la travestir.
BEAUMARCHAIS, conciliant
Je me suis confirmé dans l’idée que vous êtes d’honnêtes gens, très disposés à faire rendre
justice aux auteurs ; mais qu’il en est de vous comme de tous les hommes plus versés dans ls arts agréables qu’exercés dans les sciences exactes, et qui se font des fantômes et des embarras d’objets de calculs que le moindre méthodiste résout sans difficulté.
GERBIER
Qu’insinuez-vous, Monsieur ? La Comédie et très capable de tenir ses comptes. Elle le fait de
façon irréprochable.
BEAUMARCHAIS
Si je me tiens à ceux qu’elle me rend, permettez-moi d’en douter. Voici près de trois ans que
je sois dans l’attente d’un bordereau. D’un quoi ?
Un bordereau.
Je n’en ai jamais vu de ma vie.
RICHELIEU BEAUMARCHAIS RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
Une simple feuille de papier, avec une colonne pour les dépenses, une pour les recettes, deux additions, une soustraction, la balance marquant la somme me revenant pour les
représentations du Barbier de Séville.
Messieurs les auteurs, avez-vous dérange Sa Grandeur, le maréchal de Richelieu, pour lui
DESESSARTS, voyant Gerbier gêné
parler d’un bordereau ? Laissons-là ces comptes d’apothicaire, indignes des gens de lettres.
BEAUMARCHAIS
Rien de plus important qu’un bordereau, Monsieur le maréchal. Il remplace de longs discours. C’est qu’un bordereau tout simple, tout bête, est aussi éloquent dans ce qu’il dit que dans ce
qu’il ne dit pas… il parle d’or.
Et qu’aimeriez-vous que votre bordereau vous dise ?
RICHELIEU
79
BEAUMARCHAIS
Le détail des recettes et es frais, le produit des petites loges, par exemple… est-ce parce qu’on
les nomme « petites » que le comédiens oublient de le faire entrer dans la recette pesant ses mots
Quoiqu’il mont à 200.000 livres par an ? Comment le sait-il ?
DUGAZON, à part
GERBIER, volubile
Quant au produit des petites loges, on ne peut vous en donner qu’un aperçu… cette recette
étant susceptible de variation à tout moment.
BEAUMARCHAIS
Il suffit de bien connaître ce produit et le nombre de séances annuelles de la Comédie, pour extraire facilement la recette journalière de ces loges… ce n’est là qu’une opération très
simple d’arithmétique.
GERBIER
Je ne suis pas comptable, mais j’imagine que les choses ne sont pas si aisées. signes d’approbation des comédiens
BEAUMARCHAIS
Si cette opération, toute simple qu’elle est, embarrasse votre comptable, j’ai sous la main,
messieurs, une des meilleur liquidateurs de Paris…
la mine des comédiens s’allonge
Je l’enverrai nettoyer ce compte : en huit traits de plume, il extraira le produit net par jour. Vous n’avez qu’à parler.
DESESSARTS
La Comédie tient ses comptes à sa manière qui est très claire pour elle, mais impénétrable
pour le autres.
GERBIER
Monsieur, vous avez surtout parlé du produit, et, par une erreur commune aux personnes intéressées à une affaire, vous êtes davantage porté à prendre en compte les recettes que les
dépenses. Or, ces dernières forment un chapitre écrasant.
Remet un mémoire à Beaumarchais
BEAUMARCHAIS Je suis tout prêt à le peser sur l’article de la balance.
GERBIER, faussement
Je prends au hasard… les feux…
Les feux ?Hem ! Il faut courir là-dessus comme un chat sur de la braise…
BEAUMARCHAIS
80
GERBIER
Et pourquoi donc ?
BEAUMARCHAIS
Si un auteur ne voit qu’une infime partie des droits qui lui reviennent, c’est que l’essentiel a
précisément été jeté… aux feux. Il n’est pas saison de rire ! Expliquez-vous là-dessus.
GERBIER RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
Que faut-il entendre par feux ? S’agit-il d’une rétribution de l’acteur qui joue ? Alors, c’est un article de recette de la Comédie, non une dépense. Il y a faux emploi. S’agit-il de charretées de bois achetées pour le chauffage ? A 9.000 livres, cela fait environ 400 charretées, sans compter les feux généraux des foyers, des poêles, etc. qui se montent, suivant l’état de la
Comédie,
mine intriguée des comédiens
à 3.000 livres ou 130 charretées de bois : cela ferait 530 charretées de bois pour chaque hiver
à la Comédie : de quoi chauffer tout un quartier de Paris ! chose aussi improbable que les 600.000 livres que vous prétendez avoir contractées en quinze ans. Que d’erreurs ! messieurs, que d’erreurs !
DUGAZON, à part
Il nus déculotte !
RICHELIEU Maître Gerbier, qu’avez-vous à répondre à cela ?
GERBIER, air important
L’amour de la justice, le respect des lois,
s’inclinant vers Richelieu
La juste vénération pour ceux qui en sont les ministres, voilà les devoirs qui, dans mon
enfance, m’ont été mis sous les yeux, que je n’ai jamais perdus de vue dans aucun instant de ma vie, et que je chérirai jusqu’au dernier de mes jours. Si je n’étais convaincu de la bonne foi des comédiens, sur mon habit, je n’aurais jamais accepté d’accepter la défense de leurs intérêts.
BEAUMARCHAIS
Ainsi, si je vous entends bien, les comédiens doivent être honnêtes parce que vous êtes
respectable.
GERBIER
Je parle moins à monsieur de Beaumarchais, qu’au plus respectable des juges, qui n’a pas de
peine de supposer des sentiments honnêtes
se tournant vers les Comédiens
81
à d’honnêtes citoyens .
LES COMEDIENS, applaudissent Bravo ! Il a raison ! Notre patience a des limites !
CHAMFORT Eh ! Messieurs, ne parlez plus que quatre à la fois !
BEAUMARCHAIS
On voit bien qu’il vous est plus facile de trouver un grand défenseur que de bonnes défenses
ou de me remettre mon bordereau.
GERBIER
Messieurs, cette affaire n’existerait pas si vous n’étiez un homme, un homme…
Un homme sans bordereau ! Un homme d’intérêt.
BEAUMARCHAIS GERBIER
BEAUMARCHAIS
Digne d’intérêt. L’usage que je fais de mes honoraires, en faveur des pauvres, montre assez
que tout ceci n’st pas une question d’écus. GERBIER
Vous ne parlez que d’argent. Je parle principes, équité.
BEAUMARCHAIS
GERBIER
Apprenez, Monsieur, que ce théâtre n’a été élevé qu’à cause de la sublimité de ses acteurs, et
non des auteurs français.
BEAUMARCHAIS Quésaquo ? Et Corneille, Racine, Le sage, Crébillon !
GERBIER Ils ne montraient pas tant d’avidité que vous !
BEAUMARCHAIS Parce qu’ils étaient livrés sans défense aux comédiens.
GERBIER, lisant ses notes
Lesage était content avec 600 livres pour Turcaret ; Crébillon avec 1500 pour Électre ;
Voltaire…
82
BEAUMARCHAIS
Telle pièce de Voltaire, qui lui a rendu mille écus, une fois payée, a rapporté plus de 300.000
livres depuis. La plus réflexion fait sentir toute l’iniquité de ce partage.
GERBIER
Vous avez refusé plus de 4.000 livres, pour le Barbier de Séville.
BEAUMARCHAIS
Manquait le bordereau ! En outre, je puis me passer du produit continué de mes ouvrages.
Mais combien d’homme de génie, sans fortune, n’ont-ils pas été éloignés du théâtre !
DESESSARTS L’auteur ne devrait travailler que pour la gloire.
BEAUMARCHAIS
Vous avez raison, la gloire est attrayante ; mais vous oubliez que, pour en jouir seulement une
année, la nature nous condamne à dîner 365 fois.
GERBIER La gloire à la fortune du pot, en somme !
BEAUMARCHAIS, s’inclinant vers Richelieu
Si le guerrier, l’homme d’État, ne rougit pas de recueillir la noble pension due à ses services, en sollicitant le grade qui peut lui permettre d’en avoir une plus forte, pourquoi…
GERBIER
Vous vous oubliez devant le maréchal !
BEAUMARCHAIS
Pourquoi le fils d’Apollon, l’amant des Muses, incessamment forcé de compte avec son
boulanger, négligerait-il de compter avec les comédiens ?
GERBIER
Il bat la campagne ! Que viennent faire ici les boulangers ? Je vous le demande ?
BEAUMARCHAIS
Taisez-vous ! Vous n’avez rien à me dire et beaucoup à apprendre de moi.
GERBIER
Nous sommes en pleine confusion.
BEAUMARCHAIS Silence ! sophiste dangereux qui déguisez tout.
GERBIER
83
Monsieur le maréchal, cet écrivain téméraire croit qu’il peut faire une révolution, fixer des bornes à l’autorité de Sa Majesté.
BEAUMARCHAIS
GERBIER
Ce violent, ce licencieux auteur,
ce citoyen a voulu avilir la Comédie aux yeux de la Nation.
BEAUMARCHAIS
La Nation n’est pas juge dans cette affaire ; mais elle s’y rend en partie par ma personne ; et
Fi donc !
ma cause est celle de tous les citoyens.
Il viole toutes les règles !
Je me bat pour un bordereau !
Dans son délire, il foule aux pieds les lois, s’érige en législateur !
et préoccupé de la tête.
Il vous a malmené.
RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
ironique
GERBIER BEAUMARCHAIS GERBIER RICHELIEU
Cessez, Messieurs, je vous prie. J’en ai assez entendu.
SEDAINE, bas à Beaumarchais
Un tort, un tout petit tort…
BEAUMARCHAIS, n’entendant pas
Un instant, Monsieur le maréchal, mon plaidoyer a été coupé par un avocat fort de poitrine
Les puces de la nuit me réveillent davantage ! Ce qui importe, c’est l’objet proposé à votre
décision. Chaque homme a droit de veiller sur sa propriété, et moi, de recevoir mon bordereau !
Je m’estime suffisamment instruit…
RICHELIEU BEAUMARCHAIS
84
Nous savons qu’il y a un mémoire fait par maître Gerbier pour les comédiens. Avant de décider, exigez-en la copie. Tout ceci n’est pas clair. Il y a des dessous…
GERBIER
Monsieur le maréchal, Laissez faire les comédiens ; ils vous en rendront bon compte.
GERBIER
BEAUMARCHAIS
Malheur à l’imprudent sottement libéral ou dédaigneux du produit de ses talents ! Il est souvent réduit à prostituer sa plume, ou à ramper, pour subsister, parmi les dégoûts dont la
faveur des grands est toujours abreuvée. RICHELIEU
Vous offensez ma noblesse !
BEAUMARCHAIS
J’ose vous demander compte de cette vertu qui doit être en vous l’enseigne de cette noblesse.
C’est une idée…
Je proteste !
Vous vous êtes disqualifié. Vous parlez droit d’auteur, nous parlons art.
RICHELIEU BEAUMARCHAIS, véhément
RICHELIEU SEDAINE BEAUMARCHAIS
Oser me manquer de respect !
Aïe ! aïe ! tout est perdu !
Le respect dû aux grands n’emporte pas le sacrifice du droit. Mon bordereau !
J’aurai mon bordereau !
Il prend la porte
RIDEAU
FIN DU DEUXIEME ACTE
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ACTE III
Scène 1
QVESTRIS – ROCHELIEU – DESESSARTS
à l’avant-scène : un couloir de la Comédie
VESTRIS La voiture pour Versailles part dans un instant.
C’est bon. Vous avez l’arrêt ?
Prenez.
Parfait. Je vais y joindre ce mot écrit à l’intention du ministre de la maison du roi.
Oh ! par exemple !
Qu’y-a-t-il monseigneur ?
Ce n’est pas là ma signature… Est-ce possible ?
Elle a été imitée.
Cet acte est un faux. Il y manque des paraphes.
RICHELIEU allant pour plier l’arrêt
VESTRIS
RICHELIEU
DESESSARTS
RICHELIEU
examinant le document
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RICHELIEU
VESTRIS, Désessarts le lui ayant remis
DESESSARTS, troublé
Pourtant, c’est bien là le document que Monsieur de Beaumarchais vient de nous faire porter.
RICHELIEU
Se serait-il permis ? Je veux en avoir le cœur net. Suivez-moi.
ils sortent
Scène 2
BEAUMARCHAIS – SEDAINE
Changement d’éclairage. Des applaudissements crépitent, mêlés
de : Bravos ! Vive le bienfaiteur es lettres ! Élevons-lui une statue ! Brouhaha. Le rideau se lève sur le cabinet de Beaumarchais, qui est vide.
BEAUMARCHAIS, entrant brusquement
Quelle folle journée !
SEDAINE
Vous êtes entré dans la gloire. Ceux qui hier vous battaient froid, aujourd’hui vous acclament. Quelle députation ! Le nouveau règlement a été adopté hier au soir à l’unanimité absolue de la Comédie et de se Conseils. Ce matin, tous les auteurs se sont retrouvés chez moi afin que
je prenne la tête de leur cortège pur venir vous féliciter.
BEAUMARCHAIS
Je n’espère plus du maréchal qu’un parchemin avec un sceau royal. Alors, après troi années
de luttes, nous vivrons dans une ère nouvelle ; l’ère du bon droit !
SEDAINE Ce n’est plus qu’une question d’heures.
BEAUMARCHAIS Bientôt j’aurai un bordereau nouvelle manière.
SEDAINE
Voici enfin les auteurs et les comédiens réconciliés autour d’un bon contrat. Quelle date ! elle
passera les siècles.
BEAUMARCHAIS
Elle passera… Tant qu’il y aura des comédiens, des directeurs, des libraires, le produit de nos
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œuvres nous sera contesté.
SEDAINE
Tant que nous resterons unis, nos droits seront respectés. Allez, Je vous laisse vous reposer à l’ombre de vos jeunes lauriers. Vous avez réussi l’impossible, faire s’entendre les auteurs entre eux… J’abandonne les droits de ma nouvelle pièce pour l’édification de votre statue.
BEAUMARCHAIS
Gardez vos droits, maintenant que telle est la règle. Mais je vous remercie pur votre sollicitude
passée. Elle a été pour moi un puissant secours.
Scène 3
Seul, Beaumarchais tire furtivement une lettre de sa poche, après avoir
vérifié que les ports sont bien fermées. Il lit le billet très vite, baise la feuille, la dissimule sous son gilet et se met à écrire à sa table de travail.
BEAUMARCHAIS
A Monsieur, Monsieur l’Attirant… place Vendôme… Je ne puis venir ce soir… je suis malade… La meilleure preuve c’est que je suis dans mon bain. Profites-en pur te reposer. Sois bonne,
tendre et indulgente, ma chère Godeville.
Il plie la lettre, la met dans sa poche et se remet à écrire
A Mademoiselle, Mademoiselle Ménard du Théâtre Italien. Votre lettre, mon cœur, est assez… polissonne, révérence parler. J’ai senti sous mon bureau quelque chose remuer. Qu’est-ce que c’st que ça, ai-je dit ? Un peu de papier serait-il ma maîtresse ? Le duc de Chaulnes, votre ancien… bienfaiteur, est fou de colère, me dits-vous. Ah ! comme je le comprends.
En te faisant cette épitre, L’amour dresse mon pupitre.
Scène 4 BEAUMARCHAIS – THERESE
THERESE, entrant sans crier gare, enceinte jusqu’au cou Pierre…
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Thérèse ! ramasser la lettre
BEAUMARCHAIS, laisse tomber sa lettre, de surprise
Se lève d’un coup, pique un fard, puis se baisse pour
THERESE
Tu es bien rouge ?
BEAUMARCHAIS
C’est que je me suis baisé pour ramasser une feuille qui était tombée. Il a eu le temps de glisser la feuille dans un registre
THERESE, pas dupe
Ton bordereau, sans doute…
BEAUMARCHAIS, piqué Depuis quand entre-t-on dans mon cabinet sans frapper ?
THERESE Pierre Caron, tu me manques quelque chose.
Toi, tu ne peux plus rien cacher. Ne fais pas l’enfant.
BEAUMARCHAIS, approche d’elle et lui tapote le ventre THERESE
BEAUMARCHAIS
Et moi je t’invite à le faire ! si c’est une fille, nous l’appellerons Eugénie, du nom de ma
première pièce. N’es-tu pas ma première inspiratrice ?
THERESE
Mon bon Pierre, m’aimes-tu comme avant ? Suis-je vraiment tout pour toi ? Tu ne me le dis
plus.
Mon aimée…
BEAUMARCHAIS, gêné, il la prend dans ses bras
THERESE
Ah ! mon ami, tu ne veux pas mentir, et puisque tu ne réponds pas, tu es sûrement coupable.
Il y a tant de femmes dans Paris, qui sont plus belles que moi. Je tremble ??? Sortant une lettre
Tiens, je venais t’apporter cette lettre. Elle et urgente, paraît-il, et devait t’être remise en main propre.
Bien, merci.
Tu ne la lis pas ? Je te trouve soucieux.
BEAUMARCHAIS, prend la lettre, croit reconnaître l’écriture de Mlle Ménard
THERESE BEAUMARCHAIS
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Le démon des affaires s’Est réveillé contre moi ! Je dois exister d’une façon si étrangère et si turbulente que je suis prêt à m’enfuir !
THERESE
N’en fais rien !
BEAUMARCHAIS
Je suis dans une presse épouvantable ! Apprends que je dois payer 400.000 livres avant demain sir. Je n’en ai pas le quart. Vendre mon bois aujourd’hui serait de la folie. Déjà on en manque ; il va doubler dans un mois… Les Américains me doivent 3.000.000 ? Leur agent écrit
beaucoup, ne se montre jamais.
Scène 5 BEAUMARCHAIS -THERESE -CHAMPAGNE
CHAMPAGNE
Monsieur, un bel officier incontinent demande à être reçu. Il dit qu’il vient des Amériques.
BEAUMARCHAIS
Des Amériques ? Ce ne peut être que lui ! Qu’attends-tu ? Il me le faut, incontinent ou pas !
Scene 6
BEAUMARCHAIS – THERESE – LA GODEVILLE
90
Thérèse
Monsieur de Beaumarchais ?
C’est moi ! Le ciel vous envoie !
LA GODEVILLE, déguisée en officier, a un mauvais regard pour
BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE
Le Congrès… Je suis heureux de saluer l’homme le plus libre de France.
Il a une voix d’enfant. Officier, si jeune ?
THERESE, à part à la Godeville
BEAUMARCHAIS
Eh ! Aux Amériques, même les enfants se battent.
LA GODEVILLE Les femmes aussi… J’ai à vous parler, seul à seul.
THERESE
Bon. Je t’abandonne à tes chères affaires qui ne me laissent rien de toi.
Si, tout mon cœur. Ce qu’il en reste.
BEAUMARCHAIS THERESE, disparaissant
Scène 7 BEAUMARCHAIS – LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS
91
Instruisez-moi. Êtes-vous en fonds ? Je suis en fard.
Le chevalier d’Éon ?
Vous révèle le mystère de son sexe.
Godeville !
BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE ôte sa moustache BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE
Enlève son chapeau, libère un flot de cheveux blonds, qui roule sur le côté.
LA GODEVILLE
Pas de temps à perdre avec moi, mais un garçon, un Américain, tu le reçois sans tarder…
BEAUMARCHAIS O femme ! Usurpateur ou démon ! Que me veux-tu ?
LA GODEVILLE
Cette fois c’st très sérieux. Je me suis enfuie de chez moi. Mes créanciers sont à mes trousses.
Ma voiture attend dans la rue voisine, rideaux fermés. Si tu m’aimes vraiment…
BEAUMARCHAIS
Je ne veux point me passionner ; je ne le puis ni ne le dois.
Quelle est cette lettre ?
Laisse ça, diablesse !
Eh ! que me caches-tu ? C’est quelques femme !
Je te défends ! Seigneur !
LA GODEVILLE, lisant Richelieu… tiens, je te la rends… mais tu t’es trahi.
BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS
Richelieu…
Homme sans principes ! sans vertu !
Rends-moi mon repos, je n’aurai perdu que mes plaisirs.
Tu me laisserais arrêter ?
Hein !
Quelle infamie !
LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS lisant la lettre
LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS
LA GODEVILLE, lui échappant BEAUMARCHAIS
Scène 7
BEAUMARCHAIS – LA GODEVILLE – GUDIN DE LA BRENELLERIE
GUDIN, essoufflé, voit la Godeville de dos Monsieur… Heu… Madame… Madame de Godeville, ici ?
92
Gudin, les comédiens nous ont joués !
BEAUMARCHAIS
GUDIN, parlant en même temps Le duc de Chaulnes vous veut assassiner !
Comment ? Vous dites ?
BEAUMARCHAIS GUDIN
BEAUMARCHAIS
Le maréchal veut m’entendre sur l’heure. Il me soupçonne d’avoir imité sa signature et
commis un faux en écriture publiques !
GUDIN
Un faux en écriture publique ? Mais c’est la peine de mort !
BEAUMARCHAIS
Je n’aurais dû me dessaisir de l’arrêt qu’entre les mains du maréchal. Imprudent, je l’ai fait
porter aux comédiens. Dieu sait ce qu’ils ont manigancé avec leur maître Gerbier ! Je pars ! GUDIN
N’en faites rien ! Pourquoi ? Cachez-vous.
Il n’en est pas question !
BEAUMARCHAIS
GUDIN
Il tire le verrou de la porte côté cour
BEAUMARCHAIS
GUDIN
Le duc de Cheaulnes vous cherche dans tout Paris. Il veut vous passer son épée au travers du corps, cous arracher le cœur avec les dents, pour lui avoir soufflé sa maîtresse, Mademoiselle
Ménard.
Misérable !
Il ne me manquait plus que ça ! Tu n’es qu’un sot !
LA GODEVILLE BEAUMARCHAIS LA GODEVILLE
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BEAUMARCHAIS
Que faire ! Où aller ? Si je este, je suis perdu ! Si je pars, je suis mort !
GUDIN
Je ne sais que vous dire.
BEAUMARCHAIS Avec tes créanciers après nous, une vraie meute hurlante !
LA GODEVILLE
Tu me fais pitié.
GUDIN
L’enclos du Temple, voilà ce qu’il vous faut ! C’est une terre d’asile. Une fois là, vous êtes
sauvé. Nul ne peut y être inquiété.
BEAUMARCHAIS
Non ! C’en est trop ! J’aurai raison de la fourberie des comédiens !
Le duc de Cheaulnes… y pensez-vous ?
GUDIN
on entend tambouriner contre la porte
BEAUMARCHAIS
Prévenez Lenoir, le lieutenant de police. Dite-lui qu’on veut attenter à ma vie,
Sort des pistolets d’un tiroir
Que je me suis armé de pistolets. Je n’en userai que contre la trahison, la surprise…
Scène 8
LES MEMES – THERESE – JULIE – CHAMPAGNE
La porte était fermée avec le verrouil.
Mon épée parera le reste !
Pierre, que fais-tu ?
Gudin, expliquez-moi ce qui arrive.
Eh bien ! parle ! Et cette personne habillée en homme ?
CHAMPAGNE, la porte ayant cédé BEAUMARCHAIS, épée au poing
THERESE JULIE THERESE
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C’est une amie de Gudin.
Gudin ? Une amie ? Sorti de ses livres… Qu’est-ce que je deviens, moi, là au milieu ?
Conduisez-là à l’enclos du Temple.
Une affaire d’honneur, un compte à régler ; je reviens bientôt.
LA GODEVILLE, sortant avec Gudin
De ce jour, vous n’êtes plus mon amant !
Elle prend le bras de Gudin
BEAUMARCHAIS J’espère, une bonne fois, vous avoir dégoûté de moi !
Ah !
Voilà un joli coup !
THERESE, s’évanouit Julie la soutient
JULIE
BEAUMARCHAIS THERESE
LA GODEVILLE
BEAUMARCHAIS, bas à Gudin
à Thérèse
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BEAUMARCHAIS
Je m’en serais passé ! Champagne, vois Grou, mon commis de Chinon, dis-lui de vendre mon
bois.
J’y vais aller, Monsieur. Adieu !
Sois prudent ! Pense à nous ! C’est indéfinible.
CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS JULIE CHAMPAGNE
RIDEAU
Scène 9
BEAUMARCHAIS, d’un pas vif, sur l’avant-scène
Tut est fondu ! De mille et une démarches faites en trois ans pour les auteurs, de cent bateaux frétés pour les Américains, il ne me reste que les jambes enflées et la bourse aplatie. Un autre s’en pendrait ! Mais cette ressource ne me manquera pas. Je la garderai pour la fin. Avant que je dise un dernier mot, je m’occupe de savoir lequel, du diable ou de moi, mettra plus d’obstination, lui à me faire choir, moi à me ramasser : c’est à quoi j’occupe ma tête carrée.
Il disparaît dans les coulisses
Scène 11 BEAUMARCHAIS – SAINVAL
SAINVAL Monsieur de Beaumarchais, à la Comédie ?
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Mademoiselle Sainval…
Vous parlez aux morts ?
Ne suis-je pas aux enfers ?
Quel crime vous y a conduit ?
Le crime de lèse-Comédie… mon bordereau fut un passeport pour l’au-delà.
BEAUMARCHAIS SAINVAL BEAUMARCHAIS SAINVAL BEAUMARCHAIS
SAINVAL Vous parlez au passé. Votre jugement est-il prononcé ?
BEAUMARCHAIS
Il va l’être. Le maréchal l’a déjà dans l’esprit., bientôt sur les lèvres. Il prend son temps.
Ainsi, vous êtes perdu…
SAINVAL
Scène 10
Le rideau s’ouvre sur le foyer de la Comédie, à peine éclairé d’une chandelle. Le buste de
Voltaire fait face à celui de Molière
BEAUMARCHAIS, contemplant le buste
Voltaire ! tu n’es déjà plus… je vois mourir ceux que j’aime… A mesure que le jeu de la vie s’avance, le tapis reste… mais les joueurs changent… Pourquoi faut-il en vieillissant être obligé de toujours achever la partie avec d’autres qui la commencèrent avec moi ! C’en est fait de moi. Me voici outragé, calomnié, privé de ma liberté, peut-être de la vie, ma famille désolée, ma fortune au pillage. O comédiens ! comment n’avez-vous su qu’aliéner les auteurs, seuls homme capables de vous rendre par leurs écrits, ce que le préjugé vous refuse, la
considération publique.
SAINVAL
Ils ne vous pardonnent pas votre postérité. Vous autres, auteurs, laissez une œuvre ; et nous,, qu’est-ce que nous laissons ? Un souvenir qui s’éteint avec la mémoire où il s’était fixé. Victime des yeux sn goût, en proie aux journalistes, voilà mon sort de comédienne pendant ma vie.
Après ma mort ne m’attend que l’oubli… BEAUMARCHAIS
Je suis logé à la même enseigne.
SAINVAL
Non ! Vous avez un au-delà. Le peintre, le sculpteur, le poète laissent après eux des monuments de leurs travaux moins achevés qu’un Lekain dans le sien. Lekain, de tous les tragédiens peut-être le plus grand, ne laisse rien après sa mort. Le cercueil a tout englouti en
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un instant.
Vous avez des joies publiques.
BEAUMARCHAIS
SAINVAL
Empoisonnées ! Je souffre de peu jouer… pourtant je me dis, ce parterre, quand il semble
t’adorer, te cire à chaque seconde, même au milieu des transports ; amuse-moi et crève !
BEAUMARCHAIS
La Comédie est un autre parterre. Elle consomme sa perte.
Je ne vous sauve pas, je la perds. On vient !
Nul ne doit me voir avec vous…
BEAUMARCHAIS
SAINVAL elle se sauve
SAINVAL
Elle croit…
BEAUMARCHAIS
Elle sait ! L’unique preuve de mon innocence se trouve entre les mains de mes ennemis.
La voici.
Vous vous moquez !
D’autres que de vous.
J’en tremble…
SAINVAL, sortant le règlement BEAUMARCHAIS
SAINVAL
BEAUMARCHAIS
examinant le document à la lueur de la chandelle
Il n’en faut pas douter, paraphes, signatures, tout y est. C’est bien l’original du nouveau
règlement. Ah ! je vous rends grâce de me sauver ! SAINVAL
Scène 12
BEAUMARCHAIS – DESESSARTS – RICHELIEU
DESESSARTS
Attendez que je vous éclaire… c’est une homme capable de tout… même de venir… pour
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donner le change…
Le voici
Ma présence n’est peut-être pas nécessaire.
voit Beaumarchais, bas à Richelieu posant son flambeau
à part
Qui assiste à l’orage peut être frappé de la foudre.
épie la scène derrière la porte centrale
Scène 13 BEAUMARCHAIS – RICHELIEU
RICHELIEU, désinvolte Eh bien, Beaumarchais, comment vous portez-vous ?
BEAUMARCHAIS, sourdement
Je me porte comme un supplicié.
RICHELIEU
Le roi décide demain des nouveaux rapports entre les auteurs et le comédiens. Je l’ai instruit
de vos faits et gestes. Craignez qu’il ne tranche deux problèmes à la fois.
BEAUMARCHAIS
Eh ! le roi et le maître en tout temps de la liberté de ses sujets, ne l’est pas de leur honneur.
RICHELIEU
L’honneur ? C’est une bien grand mot pour votre bouche ; et si vous êtes sans honneur, vous
ne manquez pas de toupet. Voyez ceci. BEAUMARCHAIS
J’enrage !
RICHELIEU
Moi aussi, mais pour d’autres raisons. Ah ! Monsieur prononce des serments, Monsieur parle
la main sur le cœur, mais sitôt que j’ai le dos tourné, il contrefait ma signature. BEAUMARCHAIS
Ce n’est pas moi !
RICHELIEU
Est-ce moi ? Et me croyez-vous assez inconséquent pour me plaire à me tromper moi-même.
BEAUMARCHAIS
Ce n’est pas moi, vous dis-je !
Un faux en écriture publique, vous savez ce que cela coûte ?
lui tend le faux arrêt
RICHELIEU
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BEAUMARCHAIS Ce que je sais c’est que ce n’est pas moi !
RICHELIEU Vous vous payez de mots. Je veux des faits.
BEAUMARCHAIS, sortant l’arrêt original
En voici.
RICHELIEU Mesurez les conséquences de votre geste.
BEAUMARCHAIS
Prenez.
RICHELIEU
Après le faux, serait-ce le faux-fuyant ? Si oui, vous perdrez tout droit à mon indulgence.
BEAUMARCHAIS Avant d’être généreux, Monseigneur, il faut être juste !
RICHELIEU
Examinant le document
Cette signature est bien la mienne. Les paraphes sont complets. Il y a, je ne sais de quelle part, une infernale méchanceté dans tout ceci…
Désessarts quitte sa faction derrière la porte centrale et disparaît BEAUMARCHAIS
A qui profite le crime ?
Comment ?
En comparant les deux documents, il est aidé de voir qui avait un avantage à faire un faux.
RICHELIEU, un temps, observe les deux documents Là le droit d’auteur et au simple, ici, il est au double.
BEAUMARCHAIS
Est-ce clair ? Ce faux, dont vous me menacez, réduit de moitié les droits des auteurs. La plus légère réflexion montre qu’il est le fait des comédiens. Tandis que cet autre correspond à
notre entente et j’en demande l’exécution. RICHELIEU
J’en aurai le cœur net… Beaumarchais
décidé, écrit quelques lignes, prend l’air grave, toise
RICHELIEU BEAUMARCHAIS
100
Vous me feriez grand plaisir de signer la déclaration suivante : Le présent arrêt dont Monsieur de Beaumarchais demande l’exécution est la minute que j’ai signée et paraphée sans qu’on y ait ajouté un seul mot. Monsieur de Beaumarchais consent à essuyer le déshonneur public, s’il y a un mot dans cet exposé dont il ne fournisse la preuve.
BEAUMARCHAIS
La chose ne pouvait être mieux écrite.
RICHELIEU, regard de lynx
Le plus difficile n’était pas de l’écrire ; c’est de vous le coir signer que je suis bien curieux.
Je signe des deux mains !
BEAUMARCHAIS, prenant rageusement la plume
RICHELIEU, prend la déclaration que lui rend Beaumarchais,
la lit du regard puis, à voix haute
Je soussigné, certifie tout l’exposé ci-dessus, et je me dévoue à l’exécration publique si je ne prouve pas tout le contenu. Ce 8 décembre 1780. Caron de Beaumarchais… Par ma foi il est impossible de ne vous pas croire et, dès ce moment, je ne doute plus de rien de ce que vous me direz.
BEAUMARCHAIS
Il m’a été dur de vous voir douter de ma bonne foi… Le sang me bout… pendant que les auteurs fêtaient chez moi l’arrêt qui leur rendait justice, les comédiens minutaient chez maître Gerbier
un arrêt contraire…
RICHELIEU
Je commence à concevoir où vous avez puisé toute la chaleur de votre plaidoyer dans notre
dernière assemblée.
BEAUMARCHAIS J’ai peur de devenir misanthrope. Je vois trop de mal.
Quel traquenard !
Le diable si je m’y refourre !
RICHELIEU BEAUMARCHAIS
RICHELIEU
Je suis désormais l’ennemi juré des injustices que les comédiens font aux gens de lettres. Qu’ils
portant leurs remarques au Conseil, s’ils veulent ! Ils sont indociles, arrogants, durs, malhonnêtes et je ne veux plus les écouter.
Il n’y a que des grâces à vous rendre.
BEAUMARCHAIS
101
Je le dirai à l’Académie-Française.
Oh ! alors…
Je ferai plus…
RICHELIEU BEAUMARCHAIS RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
Monsieur le Maréchal, je ne veux point la perte des comédiens, tout au plus éviter qu’ils ne
consomment la mienne.
RICHELIEU
Ils ont imité ma signature ! Ils ont fait de moi l’instrument de leur crime !
Il n’y a que moi d’insulté.
Un mensonge aussi outrageant…
BEAUMARCHAIS RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
Ils en veulent à nos propriétés. Ce n’est pas assez de jouer nos pièces, ils veulent les avoir
écrites !
RICHELIEU
Je saurai leur faire rentrer leurs paroles dans la poitrine…
BEAUMARCHAIS
La chose qui me perce le plus le cœur, en ce funeste événement, est la fâcheuse impression
qu’on a donné au roi de moi.
RICHELIEU
Vous apparaissez, je ne vous le cache pas, comme un émissaire des mécontents, chargé de
ridiculiser le système actuel.
Je vous assure ne pas prétendre à une célébrité séditieuse.
Scène 14
BEAUMARCHAIS
102
BEAUMARCHAIS – RICHELIEU – CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS
Champagne, ici, que se passe-t-il ? Attendez, Monsieur, je me dessue. Mon pauvre ami…
Il y a plus pauvre que moi… Qu’est-ce que tu me chantes ?
Ah ! Monsieur… votre commis…
Eh bien !
Oui, oui, tu peux parler.
Grou a bien vendu votre bois.
J’en ai fait mon prête-nom
Tiens, tiens… encore une affaire
Seulement, il est parti avec l’argent, et m’est avis qu’on ne le reverra plus.
Le coquin ! je suis dépossédé !
Ah ! Monsieur, je vous regrette.
Puis-je vous aider ? Je vous ouvre ma bourse. Il vous faut combien ?
CHAMPAGNE
BEAUMARCHAIS
CHAMPAGNE
BEAUMARCHAIS
CHAMPAGNE
BEAUMARCHAIS regard à Richelieu
CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS
RICHELIEU, ironique CHAMPAGNE
BEAUMARCHAIS CHAMPAGNE
RICHELIEU, grand seigneur
103
J’ai compris.
J’en ai pas fini…
Quoi encore ?
Ne me rebrouez pas… une madame Denis…
La nièce de Voltaire ?
RICHELIEU
signe affirmatif de Beaumarchais
BEAUMARCHAIS
400.000 livres !
RICHELIEU
400.000 livres ! J’en dépense le double dans l’année, mais cela ne signifie pas toujours que je
les aie. Et puis, je suis de 100.000 livres dans votre compagnie. BEAUMARCHAIS
Cette fois je fais banqueroute !
CHAMPAGNE
Oh ! ça m’fait deuil de vous le dire, Monsieur, mais les huissiers sont déjà là, et les commis de
votre financier. Si vous ne le payez pas demain avant cinq heures… BEAUMARCHAIS
CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS CHAMPAGNE
CHAMPAGNE
Elle est venue vous dire que Monsieur Gudin avait été décrété de pris e de corps.
BEAUMARCHAIS
Quel et son crime ?
CHAMPAGNE
D’être votre ami, de s’être moqué des juges qui vous avaient mal jugé dans une affaire
d’héritage, d’avoir écrit des vers pervers… BEAUMARCHAIS
Où est-il ?
CHAMPAGNE
De fil à l’aiguille, j’ai su qu’il était resté caché à l’enclos du Temple avec le… la… enfin vous
savez…
104
RICHELIEU Qu’allez-vous faire au milieu de toutes ces embrouilles ?
BEAUMARCHAIS, brève hésitation J’espère m’en tirer ! Je me prépare pour demain une rude journée.
RICHELIEU
Vos plans ?
BEAUMARCHAIS
Le roi et mon seul salut. Juste entre les justes, il me sauvera du déshonneur et de la ruine.
Champagne, comment te sens-tu ?
J’évanouis, Monsieur, il brouine…
Que rien ne ‘arrête ! Pluie, vent, poussière, crotte.
C’est là mon ordinaire, Monsieur.
Un instant !
CHAMPAGNE
BEAUMARCHAIS
CHAMPAGNE
BEAUMARCHAIS
écrivant
Sire, la guerre est un jeu de rois qui écrase les particuliers. J’ai fait des avances énormes, et les
rentrées de fonds ne suivent pas. Que je ne périsse point, sire, et je suis content. J’implore votre Majesté le versement immédiat de 400.000 livres…
Vous ne mettez point de louanges ?
RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
Notre roi et un citoyen. Il n’aime point les louanges.
à Champagne
Porte cette lettre au comte de Vergennes, qu’il la mette sous les yeux du roi. Réponse au plus tôt.
Quand mettrez-vous du sens ?
File sur cette corde ! Te voilà instruit.
CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS
105
Scène 15 BEAUMARCHAIS – RICHELIEU
RICHELIEU Mais, vous mettez la charrue avant les bœufs.
BEAUMARCHAIS Je m’attelle aux problèmes comme ils se présentent.
RICHELIEU
Vous demandez au roi qu’il vous verse de l’or, quand il vous croit coupable d’un crime de faux
en écriture publique.
Eh ! vous avez raison. Je perds la tête.
BEAUMARCHAIS
RICHELIEU
Je vous vous laver de toute accusation.
Il griffonne quelques lignes Je lance Zéphyr, mon valet, sur le traces du vôtre.
Prenant l’arrêt original
Ce billet, joint à la minute de l’arrêt sera au ministre de la Maison du roi, avant le conseil de
demain matin.
BEAUMARCHAIS
Monsieur le Maréchal, je vous ai une reconnaissance sans bornes. Puisque votre valet se
charge de mon sort, je me charge du sort de mon ami. Je vole à son secours ! Il le salue et sort
RICHELIEU
Que Dieu ou conserve et battez le fer pendant qu’il étincelle !
lui sourit.
Mademoiselle Sainval apparaît. Richelieu la regarde, intrigué, puis
RIDEAU
Scène 16
BEAUMARCHAIS – GUDIN l’avant-scène représente une rue
106
GUDIN
Mais votre honneur ? votre argent ?
BEAUMARCHAIS
A l’heure qu’il est, je n’ai rien de tout cela, et puis l’amitié n’attend point.
GUDIN, gêné L’amitié… l’amitié… je vous avais prévenu
BEAUMARCHAI, air entendu L’enclos du Temple est un havre où l’on peut jouir en paix…
GUDIN
A vrai dire, je ne trouvais pas le temps long… Pourquoi avoir attendu le petit matin ?
BEAUMARCHAIS
Le moyen de faire autrement ? Une armé de sbires faisait votre siège. J’ai dû attendre
l’extinction des feux…
Pendant que moi j’enlevai la place…
Presque sous les yeux de son ancien capitaine !
GUDIN
Que voulez-vous ? Nous avons fui, pressés par un détachement d’huissiers, auquel se sont joints des soldats. Sitôt en terre d’asile, nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre,
pour nous remettre de notre frayeur.
BEAUMARCHAIS
Tu as connu le meilleur. Pour ta punition, décharge-moi du pire. La Godeville aime les grands
sentiments… je me contente de ses bontés furtives…
GUDIN
Vous aurez vos heures… Oh ! Pierre ! soyons unis jusqu’à la mort !
BEAUMARCHAIS
Tope-là !
GUDIN, bas
Chut ! Il y a beaucoup de monde devant votre porte, avec d’étranges mines…
BEAUMARCHAIS
Coquins d’huissiers, rapaces de finance ! Ils guettent déjà mon bien. Ah ! si le mauvais sort
pouvait avoir les yeux bandés !
GUDIN BEAUMARCHAIS
107
GUDIN, bas
Entrons par le petite porte de derrière, rue des Guillemites. Ils reviennent sur leurs pas
BEAUMARCHAIS, poursuivant Gudin
Je t’arrête ! conspirateur ! J’ai beau pleure, il faut toujours que le rie s’échappe par quelques
coin…
Sur le divan, Julie, Thérèse
Ce sont eux !
JULIE
Il rit doucement et disparaît avec Gudin
Scène 17
JULIE – THERESE – BEAUMARCHAIS – GUDIN DE LA BRENELLERIE
Le cabinet de Beaumarchais, dans le désordre où il a été laissé.
THERESE Enfin ! nous mourions d’impatience… et de sommeil.
Qu’avez-vous tant fait ?
JULIE
THERESE, Beaumarchais éternue
Est-il imprudent ! Sortir par ce froid, sans manteau
JULIE
Donne-moi ces pistolets.
THERESE
Que faisais-tu avec cette femme sous notre toit ! Quelle humiliation !
JULIE
Il y a des huissiers partout… nous n’osions pas sortir, crainte qu’ils n’entrent… Champagne t’a
prévenu ? Grou, ton commis… Est-il revenu ?
Hélas, non !
BEAUMARCHAIS JULIE
108
BEAUMARCHAIS Le scélérat ! Je le traitais comme un fils.
THERESE
Mon pauvre ami ! Qu’as-tu à te jeter à la tête du premier garçon ou de la première fille venue ?
JULIE
Je suis heureuse de vous voir… comment avez-vous échappé ?
GUDIN
Pierre m’a sauvé…
BEAUMARCHAIS
Nous ne le sommes pas encore. Cruelle situation que la nôtre.
GUDIN Quand Champagne sera-t-il de retour ?
BEAUMARCHAIS, regardant la pendule Est-ce que je sais ! Si rien ne l’arrête, d’un instant à l’autre.
Qu’allons-nous devenir ?
Ce que j’ai est à vous…
Venez leur préparer une collation
THERESE GUDIN
BEAUMARCHAIS, à Julie
Scène 18
BEAUMARCHAIS – GUDIN DE LA BRENELLERIE
GUDIN Dispose de moi, sinon de mon bien. Que puis-je pour toi ?
BEAUMARCHAIS
Rien et tout… tiens-moi compagnie… distrais mon esprit d’une angoisse mortelle…
109
Scène 19 BAUMARCHAIS – Tyrans ! Usurpateurs !
110
Qu’est-ce ?
Pendards ! Bourreaux !
Retire-toi ! Que personne ne te voie ! Sicaires !
Va ! ! !
GUDIN LA VOIX
BEAUMARCHAIS, bas à Gudin LA VOIX
BEAUMARCHAIS, insistant
Gudin prend un pistolet et sort
Scène 20 BEAUMARCHAIS – LA HARPE
Massacreurs ! Cyclopes !
Monsieur de La Harpe !
Détruisons ces ennemis de l’espèce humaine !
Attention !
LA HARPE, ne le voyant pas Au diable leur morgue de charlatans ! Leur emphase pédantesque !
BEAUMARCHAIS
LA HARPE, tout à sa colère BEAUMARCHAIS
LA HARPE, prenant le deuxième pistolet BEAUMARCHAIS
A qui en avez-vous ?
Misérables ! Insulter à la postérité !
De grâce !
Vous voici, enfin ! Unissons-nous, Monsieur, rassemblons nos forces.
Et pourquoi donc ?
On a assassiné mes Barmécides…
LA HARPE, solennel, posant le pistolet
LA HARPE BEAUMARCHAIS LA HARPE BEAUMARCHAIS
Scène 21
BEAUMARCHAIS – LA HARPE – GUDIN DE LA BRENELLERIE
GUDIN, entrant, pistolet en main Qui as-t-on assassiné ?
BEAUMARCHAIS, gardant avec peine son sérieux Ses Barmécides…
GUDIN
Le nom de l’assassin ?
LA HARPE
Les comédiens et les critiques, ces deux fléaux de l’art tragique.
BAUMARCHAIS Vous êtes critiques vous-même, et le premier de tous…
LA HARPE
Le premier, mais plus le seul ! Autrefois, il n’y avait que Le Mercure en possession de parler des pièces de théâtre, et ne paraissant qu’à des époques plus ou moins éloignées, un ouvrage avait tout le temps de produire son effet avant qu’on n’en fit l’analyse. Aujourd’hui, Le Journal de Paris, Les Petites Affiches qui paraissent tous les jours se sont arrogé le droit de juger une pièce le lendemain de la première représentation. Comme les journalistes sont généralement
ignorants et partiaux, j’ai été livré à leur discrétion.
111
BEAUMARCHAIS Auparavant nous étions livrés à la vôtre.
LA HARPE
Qu’importe ! personne n’avait l’impudence de maltraiter mes pièces…
Vous en parliez vous-même… Avec la sévérité de Brutus…
GUDIN LA HARPE
Scène 22
Dans un angle, Thérèse et Julie apparaissent, portant une soupière fumante et un plat
112
bien garni. Elles hésitent à entrer.
Cela ne peut-il attendre ?
Rien de plus pressé !
Nous pourrions nous revoir demain…
La rage m’aura tué !
retirent, l’air furieux
Finissons-en… je reste sur ma faim
BEAUMARCHAIS, qui le a aperçues LA HARPE
BEAUMARCHAIS LA HARPE
BEAUMARCHAIS, signe d’impuissance à Thérèse et Julie qui se
Scène 23
BEAUMARCHAIS – LA HARPE – GUDIN DE LA BRENELLERIE
LA HARPE J’ai parlé des critiques… mais les comédiens !
Soyez bref, je vous prie.
BEAUMARCHAIS GUDIN, à part
Tat qu’il ne nous parle pas de sa pièce…
LA HARPE
Comme je m’étonnai de la médiocrité de mes droits d’auteur, au regard du nombre de spectateurs, voici la réponse que Désessarts me fit : « C’est que, Monsieur, le parterre n’était
garni que de vos nombreux amis. Nous les appelions Les Père du désert !!! GUDIN, s’esclaffant
Les Pères du désert !!!
Vous avez fait retraite..
Chez vous !
Ca devient une manie… Voici Champagne !
BEAUMARCHAIS, finement LA HARPE
BEAUMARCHAIS, coup d’œil à Gudin la porte s’ouvre
Scène 24
LES MEMES – JULIE -SEDAINE – CHAMFORT
113
JULIE Messieurs Sedaine et Chamfort demandent…
SEDAINE, entrant en trombe, suivi de Chamfort CHAMFORT
LA HARPE
Vous entrez à propos. Unissons-nous, Messieurs, tous autant que nous sommes… auteurs de
tragédies… de comédies… grands et petits… agissons ! bataillons ! vengez-moi !
Vous nous devez une bonne explication ! Monsieur de La Harpe !
De qui ?
De la Comédie !
SEDAINE LA HARPE
CHAMFORT
Mais hier encore vous chantiez ses louanges. L’esprit de la Comédie, disiez-vous, est bien
différent de celui que vous cherchez à lui prêter dans le monde : le désintéressement le plus noble, la reconnaissance la plus vive…
LA HARPE C’est qu’elle avait promis de jouer ma pièce…
Ne l’a-t-elle pas fait ? Que trop !!!
Elle a joué l’auteur avec… Quoi d’étonnant !
C’est la règle !
SEDAINE
LA HARPE BEAUMARCHAIS SEDAINE CHAMFORT
LA HARPE
Il faut en changer ! Mettons notre esprit en berne ! Plus un mot ! plus une vers pour ces
histrions ! ôtons-leur la parole !
GUDIN
Il n’y a que vous pour le faire parler, Monsieur. La Société des Auteurs existe depuis bientôt
trois ans…
Vous avez refusé d’y entrer ! Eh bien ! j’en suis !
Moi, j’en sors
BEAUMARCHAIS LA HARPE CHAMFORT
114
Que dites-vous !… Champagne !
Où est mon maître ?
BEAUMARCHAIS Champagne ! par ici ! T’es-tu bien acquitté ? Que sais-tu ?
CHAMPAGNE
Je sais qu’il ne faisait pas bon, cette nuit, être votre valet !
Qu’as-tu appris ?
Que vous êtes un vaurien…
Hein !
Un aventurier…
Mais…
BAUMARCHAIS CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS
CHAMPAGNE
BEAUMARCHAIS
Scène 26
LES MEMES – CHAMPAGNE
CHAMPAGNE, l’air pitoyable
Un chevalier d’industrie, un faussaire, un coquin… que vous surprenez la foi des honnêtes
gens.
Vas-tu finir ?
BEAUMARCHAIS CHAMPAGNE
Eh ! Monsieur, c’est le quartier de ce que l’on m’a dit quand je me suis présenté.
LA HARPE, à part
115
Je n’en pense pas moins…
As-tu porté ma lettre ?
Ouitche !
Que t’as-t-on donné en retour ?
Des coups ! On m’a accueilli à double carillon.
BEAUMARCHAIS CHAMPAGNE BEAUMARCHAIS CHAMPAGNE
CHAMFORT, finement Jamais la cour n’a été si ennemie des gens d’esprit…
BEAUMARCHAIS
Je n’en tirerai rien !
SEDAINE Monsieur, nous venions pour une franche explication…
CHAMFORT, froid
Je suis fixé.
BEAUMARCHAIS
C’est à perdre la raison ! Tout m’accable et les insultes couvrent de sucre fin un calice que je
dois boire jusqu’à la lie… Ah ! vivement faire sauter ce petit monde au bout de ma plume !
GUDIN Adressez-vous au Maréchal, une dernière fois…
BEAUMARCHAIS
Le Maréchal ?… Champagne, n’as-tu pas croisé son valet Zéphyr ?
CHAMPAGNE
C’est à peine si je l’ai vu. Comme je revenais, il se trouva à ma hauteur, le temps de crier : « A la Comédie ! J’ai un pli pour le Maréchal. » Puis il piqua des deux éperons et partit au quatriple
galop, livrée au vent.
BEAUMARCHAIS
A la Comédie ? Que ne le disais-tu ! Allons-y ! Suivez-moi, Messieurs, venez voir pendre un
homme de cœur ou l’absoudre. Je te suis !
GUDIN
116
BEAUMARCHAIS
N’en fais rien ! Qui parlera pour moi si je suis pris ! Messieurs, Monsieur Gudin n’est pas chez
moi, compris !
Que veut-il dire ?
Sans doute quelques nouvelle supercherie…
Investissons la Comédie !
Il sortent au pas de charge
Scène 27
GUDIN DE LA BRENELLERIE – THERESE – JULIE
SEDAINE CHAMFORT LA HARPE
117
Gudin, cela finira-t-il ?
Pierre est incorrigible !
Il ne goûte le bonheur qu’après les pires ennuis…
JULIE, à Gudin Retirez-vous ! On pourrait vous reconnaître.
RIDEAU
Scène 28
LA HARPE – CHAMFORT – BEAUMARCHAIS – SEDAINE L’avant-scène représente une rue de Paris
THERESE, entrant avec précipitation, suivie de Julie JULIE
GUDIN
tous trois regardent à la fenêtre
LA HARPE, en tête
Ils m’en rendront raison ! Avoir assassiné mes Barmécides !!! … Pressons ! Pressons… Qu’il fait
bon crier sa haine lorsqu’on et à plusieurs !
CHAMFORT Dans ce siècle, tout s’apprécie au poids de l’or…
SEDAINE
Vous avez parlé sans cesse de victoire… vos projets ont pris en défaut.
BEAUMARCHAIS Il convient de se méfier de tout le monde.
CHAMFORT Vous l’ordonnez ? Eh bien ! Je me défie de vous.
BEAUMARCHAIS
Donnez-vous aux autre, vous serez payé d’ingratitude. Me voici cloué au pilori avec mon
bordereau.
CHAMFORT
Lorsque je fais le bien, j’ai assez d’esprit pour le faire pour moi.
LA HARPE Pressons ! pressons ! ma colère refroidit.
BEAUMARCHAIS
Mettez quelqu’un à votre tête ; qu’il ait moins de dégoûts et plus de succès !
SEDAINE
Allons ! celui qui se dégoûte des dégoûts n’est pas digne d’obtenir le plus léger succès.
Ils disparaissent
Scène 29
DUGAZON – DESESSARTS – MOLÉ – MONVEL – PREVILLE – D’OLIGNY – VESTRIS
le rideau se lève sur le foyer de la Comédie
PREVILLE, à Monvel Nous mettons prochainement votre pièce en répétition.
118
MOLÉ
Les amours de Bayard à Brunoy.
Je n’ai pas besoin, mes chers camarades, de vous prier d’observer à la rigueur le costume du
temps.
D’OLIGNY, coup d’œil complice à Vestris Vous savez combien nous sommes tous exacts sur ce point
MONVEL
Je crois, cependant, qu’il est une partie de l’habillement du XVI siècle à laquelle il ne faudra
pas scrupuleusement s’asservir… Je parle de la proéminente braguette… rires
Les chastes yeux de nos belles dames pourraient s’en scandaliser…
mines faussement offensées de Vestris et d’Oligny
PREVILLE
Tel le Maréchal devant sa fausse signature… froid
DESESSARTS
Madame Vestris veillera à ce que le Maréchal ne soit pas trop respectueux des formes…
VESTRIS
Richelieu est introuvable.
DUGAZON
Sainval aussi. Nous l’avons toujours soupçonnée d’être de mèche avec le auteurs.
D’OLIGNY, à Désessarts
Beaumarchais est au plus mal. Vous avez poussé la plaisanterie trop loin. Sa liberté est en jeu.
Il nous a nui … mais sans jamais avoir voulu nous perdre.
DESESSARTS
Trois ans qu’il nous poursuit ! Ruiner ses efforts alors qu’ils ont abouti… dans notre intérêt à tous… mais je ne voulais menacer ni sa liberté, ni sa vie. Que puis-je si ma main m’a trahi ! Je
suis trop loyal pour être bon faussaire. Ma main a tremblé plus fort que celle du Maréchal…
MOLÉ Maintenant nous voici, nous et lui, sur le même gril.
MONVEL
119
Scène 30
LES MEMES – BEAUMARCHAIS – CHAMFORT – LA HARPE – SEDAINE
On entend un brouhaha, la porte s’ouvre, les auteurs font assaut de politesses pour ne pas
être confrontés en premier aux comédiens.
Je vous ouvre les portes de la faveur… Honneur à l’Académie…
BEAUMARCHAIS, ironique, à Chamfort CHAMFORT, à La Harpe
LA HARPE, à part à Sedaine
SEDAINE
LA HARPE, à part à Chamfort, cérémonieux
CHAMFORT, solennel
Alors, place à notre président.
BEAUMARCHAIS, ironique Président ? Mais vous vous défiez de moi ?
CHAMFORT, finement
C’est pourquoi je vous suis…
BEAUMARCHAIS, entrant
Monsieur de Beaumarchais a l’honneur de saluer MM. Les Comédiens assemblés.
MOLÉ, s’efforçant de sourire
La Comédie-Française a l’honneur de saluer Monsieur de Beaumarchais… et vous, Messieurs
les auteurs.
D’OLIGNY, chaleur gênée
Elle vous engage à vous assurer qu’elle a autant gémi de votre éloignement qu’elle goûte à
présent votre retour.
PREVILLE, même ton Elle ne négligera rien pour perpétuer cette douce liaison.
VESTRIS, suave
Ils vont m’entendre ! Passez…
Je n’en ferai rien.
Ah ! je n’y tiens plus ! Sacrebleu ! Après vous…
120
Les témoignages de tendresse les plus prompts seront ceux qui lui plairont le plus !
BEAUMARCHAIS, avec malice
Vous êtes un société tellement enflammée du désir de faire un grand bien, que vous avez cru
pouvoir vous permettre un… petit mal… pour y parvenir… LA HARPE, à part
Petit mal !!! le massacre des Barmécides !
DESESSARTS, faux
Nous avons fait des sacrifices… à quoi bon les rappeler… votre bonheur est tout ce qui nous
importe…
BEAUMARCHAIS, malin sourire
Quelle prudence que la vôtre ! Et combien j’admire voter sagacité ! Notre nouveau
règlement est aussi précieux que le plus précieux des colliers… les articles sont les perles… la signature… le fil. Pour l’avoir mis en sûreté, vous en portez un faux, mais… lz soie une fois rompue… toutes les perles filent…
Scène 31
LES MEMES – Richelieu
Je n’en crois pas mes yeux…
RICHELIEU tous se retournent vers lui
PREVILLE Sa Grandeur le maréchal de Richelieu… à vos rangs !
Ciel ! Secourez-moi !
Quel défi à la nature !
Voici l’instant de vérité !
à Vestris
DESESSARTS, à part
RICHELIEU
va à la porte chercher Sainval
BEAUMARCHAIS, à part, angoissé
121
Scène 32
LES MEMES – SAINVAL
RICHELIEU, revenant, Sainval au bras
VESTRIS, à part
Il donne son bras à Sainval ! L’ai-je trop comblé de mes charmes, qu’il trouve en la laideur de
nouveaux appas !
RICHELIEU
La Comédie et la Société des Auteurs sont deux tourtereaux. Au nom de Sa Majesté, j’en sanctifie les caresses. Je croyais célébrer un mariage de raison, ce sera un mariage du cœur…
Voici le contrat, scellé du grand sceau de cire jaune, votre nouveau règlement… ton d’officiant
Auteurs, soyez soumis à la Comédie. Écrivez-lui des pièces dignes de sa splendeur. Les mines des Comédiens s’épanouissent
DESESSARTS, à part
C’est gagné !
RICHELIEU
Vous ne le regretterez pas. La Comédie… reconnaissante… comptera vos droits… désormais…
du simple… au double … Petits loges et feux, compris
Est-ce que j’entends bien !
murmure de déception des Comédiens autre murmure
BEAUMARCHAIS, à part
DESESSARTS Dieu ! mes créanciers vont me désosser !
VESTRIS Il va falloir se retreindre, même sur les dettes !
Ami, vous l’aurez votre statue ! Vous avez bien ménagé vos effets… Vous en avez mis, le temps !
SEDAINE, à Beaumarchais CHAMFORT, à Beaumarchais
LA HARPE
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Mademoiselle Sainval, venez voir.
SAINVAL, avance vers Beaumarchais, au bras du Maréchal J’ai été vaincue par les bontés du maréchal de Richelieu
Vous m’avez sauvé de la corde…
à Richelieu
Le suis-je de la prison pour dettes ?
Sainval
Tout arrive à qui sait attendre…
Tout !
Elle arbore un magnifique collier… de perles
BEAUMARCHAIS, à Sainval
RICHELIEU, regardant alternativement Beaumarchais et
BEAUMARCHAIS, cœur battant
RICHELIEU
Par ordre de Sa Majesté, monsieur le comte de Vergennes envoyé un courrier à votre
financier…
?…
Il sera payé ! Vous aviez raison… le roi n’aime pas les louanges.
BEAUMARCHAIS, enthousiaste
Il aime les vrais citoyens !
RICHELIEU
Aussi a-t-il suspendu les poursuites contre votre ami Gudin de la Brenellerie.
BEAUMARCHAIS
Il ne règne plus sur des sujets, mais sur des hommes libres ! Je lui suis dévoué, corps et âme !
RICHELIEU, Sainval à son bras, avance vers les Comédiens Vous m’avez promis de jouer avec Madame Vestris…
SAINVAL, soutenant le regard de Vestris Je le regarde comme une femme ordinaire… pour moi… je ne la hais plus…
Je me meurs ! Desessarts…
VESTRIS, à part RICHELIEU, patelin
BEAUMARCHAIS RICHELIEU
123
DESESSARTS, tremblant de tous ses membres
Votre Grandeur…
RICHELIEU, d’une moue, Beaumarchais l’incite à l’indulgence Vous êtes plus sûr de vous que de votre main et je ne vous prendrai jamais pour mon
secrétaire…
Je ne sais que jouer.
DESESSARTS, écarlate
RICHELIEU, entre ses dents
Que ce soit dans le bon sens… Tenez-vous le pour dit…
haut
Sa Majesté veut qu’il ne reste aucune trace des divisions qui ont presque renversé la Comédie.
BEAUMARCHAIS
Les auteurs chercheront avec empressement toutes les occasions de se rapprocher des
Comédiens.
RICHELIEU, à Beaumarchais
Vous avez compté avec la Comédie, Monsieur… votre compte sera désormais la règle de tous
les auteurs.
Ils recevront enfin la monnaie de la pièce…
Messieurs, rejouez La gageure imprévue !
CHAMFORT, aussi vivement
N’oubliez pas Le Marchand de Smyrne ! C’est l’étude d’un moment et l’affaire d’une
répétition.
LA HARPE, défiant ses confrères
Et moi, je me sens en fonds de tenir tête à la foule des Corneille et des Molière que nous
voyons éclore soir et matin. Je vous écrirai un Coriolan !
aux Comédiens
Scène 33
LES MEMES – OLYMPE DE GOUGES
DUGAZON
BEAUMARCHAIS, souriant
SEDAINE, vivement, aux Comédiens
124
Seigneur ! Olympe de Gouges ! Où allons-nous ?
Il ne manquait plus qu’elle !
D’OLIGNY MONVEL
OLYMPE DE GOUGES
J’apprends que les bonnes manières ont à nouveau cours à la Comédie. Aussi vais-je donner une seconde lecture de ma pièce. Par respect pour Molière, je l’ai appelée Ninon chez Molière,
au lieu de Molière chez Ninon. Devant des personnes si recommandables… elle sourit aux auteurs
Je suis prête à baisser pavillon et à me rendre de bonne grâce aux observations solides et raisonnables.
Pas possible !
OLYMPE DE GOUGES, d’une voix forte elle commence sa lecture DESESSARTS, à part
Scène 34
LES MEMES – SAURIN
PREVILLE DUGAZON
Veuillez-vous asseoir…
Une autre fois…
« Puis-je croire ce qui vient de se répandre dans Paris ? on dit que vous allez nous quitter ?
125
SAURIN ,hagard, en chemise
Dès que j’ai su la grande nouvelle, je me suis échappé de mon lit, malgré la fièvre et les médecins, pour venir vous dire : me voilà !
OLYMPE DE GOOUGES, livre en main, persiste à vouloir lire « Quoi ! vous étiez sa mère… »
SAURIN
Comme les réjouissances posthumes ne me tentent guère, reprenez Le mariage de Julie !
Jouez Le mariage de Figaro !
BEAUMARCHAIS, surenchérisseur
lecture.
Figaro ! Figaro ! La pièce est achevée ?
Décidément, nous sommes à la noce !
126 étonnement général, Olympe de Gouges en interrompt sa
LES COMDIENS, au comble de l’intérêt DESESSARTS, à part
Encore elle !
Ce n’est qu’une comédie !
Pourquoi n’écrivez-vous point de tragédie.
BEAUMARCHAIS
Je suis à moitié de ma course. Je n’ai pas assez estimé la vie pour en être économe ; j’ai un
peu culbuté la mienne. Il est possible que la miséricorde divine m’envoie tous les diables plus tôt que je ne crois, laissez-moi assister au mariage de mon Figaro !
LA HARPE, grincheux Qu’a-t-elle donc de particulier, vote pièce ?
BEAUMARCHAIS
C’est une pièce gaie i gaie ! gaie ! comme on n’en a jamais vue i
Peut-on l’entendre ?
Dés demain si le cœur vous en dit ! Y-a-t-il un rôle pour moi ?
Il est pour D’Oligny !
TOUS LE COMEDIENS BEAUMARCHAIS SAINVAL
BEAUMARCHAIS
Il envoie un baiser à d’Oligny
SAINVAL BEAUMARCHAIS SAINVAL
Par facilité…
N’en croyez rien ! une comédie est plus difficile à régler qu’un État à conduire.
RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
RICHELIEU
Peut-être… et selon vous, est-ce qu’une bonne comédie suffirait à dérégler un État ?
BEAUMARCHAIS
Ma pièce est gaie ! gaie ! gaie ! les gens gais ne sont pas dangereux.
RICHELIEU
Je n’en suis pas si sût… Monsieur de Beaumarchais, demain j’assisterai à la lecture…. Je vous
prendrai au mot.
Moi, je prendrai … mon bordereau.
Vous aimez à ce que tout soit bien…
BEAUMARCHAIS, moqueur sursaut des Comédiens
RICHELIEU
BEAUMARCHAIS
Chaque jour apporte sa peine et son plaisir. Si tout n’est pas bien, tout n’est pas mal. C’st
comme je l’ai toujours pensée…
FIN
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